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Aurélie Voltz, directrice du MAMC +, lors d’un entretien en mars dernier, nous dévoilait ce projet exceptionnel conçu autour du photographe allemand Thomas Ruff acquis très tôt par le musée. Si l’artiste n’avait pas bénéficié de rétrospective d’envergure en France depuis longtemps, il nous est de plus, donné à voir sous un angle totalement nouveau par Alexandre Quoi, responsable du département scientifique du MAMC+ et commissaire. Son idée : dérouler une histoire abrégée du médium est aussitôt adoptée par le célèbre représentant de l’Ecole de Düsseldorf qui lui laisse alors carte blanche dans une confiance totale.

Troisième et dernier volet de ses réponses sous forme de Masterclass : poursuite et fin du parcours de l’exposition.

Vue de l’exposition Méta-photographie de Thomas Ruff au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole du 14 mai au 22 août 2022. Crédit photo : Aurélien Mole / MAMC+

Portrait (1981 1991)

La série Portrait, est l’une des œuvres les plus emblématiques des décennies 1960-1990 à l’origine de sa notoriété dans les années 1980. Ces images que vous connaissez certainement renvoient aux débuts de carrière. Il est alors directeur artistique pour un groupe musical dont il dresse le portrait. Cela lui suscite l’envie de retravailler sur ce thème très classique du portait photographique qu’il jugeait relativement déconsidéré au début des années 1980. Il va d’abord réaliser ces images en plus petit format en demandant à des proches, principalement ses amis artistes étudiants à l’Académie d’art de Düsseldorf de venir se placer devant lui dans une pause dite objective avec leurs vêtements de tous les jours et affectant l’expression du visage la plus neutre possible, le tout visant à supprimer leur personnalité et psychologie. Ce principe nous renvoie directement à la photo d’identité. Des images qui appliquent à la lettre les préceptes de Bert et Hilla Becher décrits précédemment.  Au-delà des Becher cela renvoie à une autre tradition, celle de la Nouvelle Objectivité Allemande avec notamment le photographe August Sander qui a cherché à l’époque à travers les portraits, des typologies des classes sociales de l’Allemagne de Weimar. C’est la galerie Philippe Nelson, marchand de la région implanté à Villeurbanne qui lui offre en 1986 les moyens financiers pour réaliser des tirages d’aussi grand format, le plus grand disponible sur le marché. C’est alors une révélation pour l’artiste et un déclic dans sa carrière à venir. L’effet monumental donne une interprétation toute autre de ses portraits puisque l’on y perçoit l’infini détail de la personnalité de ses sujets malgré leur grande neutralité. Encore faut-il que la notion même de neutralité soit possible, n’existant pour moi ni chez l’opérateur ni chez le regardeur. 

En pendant la fameuse série des Sterne/Stars (1989 – 1992) importante car elle marque non pas l’idée d’appropriation mais d’empreint d’images préexistantes.  Thomas Ruff est depuis l’enfance et l’adolescence fasciné par l’astronomie et avant même d’acheter un appareil photo. Il collectionne des télescopes. Dans son atelier l’on trouve des dizaines d’outils d’observation scientifique et il reste comme un enfant fasciné par cette capacité de voir l’infiniment petit et l’infiniment grand. Cette question de la capacité de la photographie à nous transporter dans des zones inaccessibles, de donner à voir des choses jamais vues est aussi un phénomène qui agit dès les tous premiers temps de la photographie. A la fin du XIXème siècle, on missionne des scientifiques pour dresser une cartographie du ciel, ce qui fascine littéralement le public. Alors que l’on n’avait qu’une projection imaginaire de la voute céleste, des constellations, ici nous en avons un enregistrement précis et réel. Thomas Ruff emprunte une base de données colossale réalisée à l’aide d’instruments photographiques et de télescopes. Il repart sur des matériaux existants qui sont encore une fois des négatifs de format carré de format 29×29, qu’il passe en positif pour n’en choisir qu’une toute petite portion. Malgré cela on voit le degré de précision, l’infini de ce type d’images scientifiques. Des voutes célestes qui deviennent en quelque sorte des abstractions. 

Vue de l’exposition Méta-photographie de Thomas Ruff au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole du 14 mai au 22 août 2022. Crédit photo : Aurélien Mole / MAMC+

Autre série autour de l’idée de voir l’invisible avec Nächte (1992 1996) à partir d’un choc qui nous a tous impacté lors de la diffusion en direct à la télévision au début de la Guerre du Golfe et des frappes américaines au Koweït à l’aide d’amplificateurs lumineux associés à la caméra ou l’appareil photographique. Une technique qui permet d’augmenter la luminosité et donne une caractéristique particulière à ses images baignées d’une couleur verte. Cela intéresse tout de suite Thomas qui se rend non pas sur le théâtre des guerres comme le ferait un photo-reporter mais dans son environnement direct, la rue à Düsseldorf de nuit pour enregistrer des endroits soit banals ou plus mystérieux. 

Vue de l’exposition Méta-photographie de Thomas Ruff au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole du 14 mai au 22 août 2022. Crédit photo : Aurélien Mole / MAMC+

La série Andere Porträts (Autres portraits) 1994-1995 montre la récurrence de ce sujet et la manière de Thomas Ruff de se réinventer sans cesse. Ces portraits agrandis auraient pu devenir pour lui une recette, comme le font certains artistes qui continuent à prospérer la bonne idée initiale. Thomas Ruff comme on le voit au fil de son œuvre se remet sans cesse en cause et malgré des éléments très identifiés de son travail, cherche à les déplacer, à les faire avancer. Dans cette série il va utiliser un matériau préexistant mais cette fois de lui-même, les photographies de la salle précédente, faisant intervenir un appareil utilisé par les servies de la police criminelle allemande permettant de fabriquer des portraits robot. Le principe est simple : placer entre 2 et 4 photographies dans cette machine qui par un système de miroirs, donne une compression des visages pour créer de nouvelles identités et identifier des criminels potentiels. Il demande l’autorisation à la police et à partir de ses tirages en noir et blanc placés dans la machine, il voit apparaitre de nouveaux portraits qui génèrent de nouveaux regards, de nouvelles identités jusqu’à confondre les genres. Il a choisi de photographier directement au-dessus de la machine l’apparition de ce nouveau visage. Une capture momentanée qui fabrique cette nouvelle identité. Il en a réalisé un très grand nombre et il a choisi, ce qui est unique dans sa production, non pas d’en faire des tirages photographiques mais des sérigraphies sur papier, ce que l’on remarque en s’approchant le support n’étant pas totalement plat et lisse mais présentant au contraire des imperfections, ce qui vient accroitre le flou, l’irrésolu et le caractère un peu mystérieux de ces portraits. 

Vue de l’exposition Méta-photographie de Thomas Ruff au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole du 14 mai au 22 août 2022. Crédit photo : Aurélien Mole / MAMC+

Photographies de presse (1990 1991) place encore une fois Thomas Ruff dans la démarche d’un collectionneur, d’un historien, d’un archiviste et pendant une décennie il va réunir une masse totale d’environ 2500 photographies au rythme de ses lectures quotidiennes de la presse et magazines illustrés allemands. Chaque fois qu’une image l’interpelle soit parce qu’elle fait référence à une histoire spécifique ou au contraire qui a une dimension énigmatique, il la découpe. Il collecte ainsi une forme d’archive visuelle avec comme référence importante et revendiquée l’Atlas de Gerhard Richter, peintre et photographe allemand qui au début de sa carrière a dressé un inventaire photographique lui servant ensuite de modèle pour certains de ses tableaux. Thomas Ruff additionne tous les types de photographie possibles (commerciale, de presse, artistique, scientifique) et entremêle les typologies et donne à voir tout ce que la photographie permet de documenter. Ensuite il choisit d’isoler ces sources originales de ce qui les connote si fortement leur légende ou texte au sein des journaux. Cela rejoint aussi l’un des grands débats de la photographie : est-elle au service de l’information ou au contraire à quel degré l’information vient-elle changer totalement notre perception des images ? On ne sait donc pas d’où viennent ces images même ma sélection permet de de retrouve des référents artistiques comme la Croix Noire de Malevitch, le portrait de Max Ernst réalisé par Man Ray à l’aide de la solarisation ou historiques comme ce célèbre portrait de Lénine arrogant des foules, illustrant le pouvoir de manipulation de l’image puisque ces différents compagnons communistes ont été effacés de l’image au gré de différentes purges. En ce qui concerne la culture contemporaine avec un portrait de Mr Trump et sa première épouse. Thomas Ruff double le format de l’image originale pour rendre encore plus visible et perfectible l’imperfection photographique et la trame d’impression lorsque l’on s’en approche. Ce qui intéresse toujours Thomas Ruff est la manière dont on fabrique l’image mais aussi son sens, sa diffusion mais aussi son support de diffusion. C’est pourquoi cette série de la presse est si importante, moyen essentiel de reproduction de l’image avant que l’on bascule dans la civilisation de l’écran. 

jpegs (2004 2008)

Nous passons clairement à une autre période. L’on retrouve la manière avec laquelle Thomas Ruff observe, collecte, choisit des images dans ce qui est aujourd’hui le flux principal de production de l’univers imager : l’internet et les sources d’information puisque dans cette série intitulée jpegs (2004 2008) il compose une sorte d’encyclopédie visuelle de phénomènes qui vont du plus tragique au plus onirique, une dichotomie entre les horreurs de la guerre, les destructions humaines et la nature ou des formes d’environnement plus idylliques. L’une des images les plus iconiques de cette série et de l’exposition est l’attaque des Tours du World Trade Center en 2001. Image que Clément Chéreau qualifie de « diplopie » terme ophtalmique, dans un livre passionnant où il a étudié la récurrence extrême de ces images au point de créer une sorte de flou, de voile comme si cette répétition finissait par nous rendre aveugles à l’évènement. De plus ce point a été le plus souvent représenté à la Une des médias. Pour cette série il passe à une autre étape pour s’intéresser à ce qu’est devenue la réalité constitutive de la photographie, la compression en format jpeg, c’est –à-dire la transformation de la photographie avant analogique, dans le sens où les données de l’image sont compressées dans ces petits jpegs. Il choisit encore une fois de rendre visible ce que l’on jugerait des imperfections par l’accroissement du format pour mettre encore plus en valeur ce tramage, cette grille dans une forme de géométrie abstraite qui détient toute l’information. Si bien que plus on s’approche de l’œuvre, plus on est projeté dans un univers abstrait et irrésolu. Une réalité aujourd’hui constitutive de l’image photographique, cette addition créée par des algorithmes de pixels. 

La série des Substrats (2011 – aujourd’hui) est en lien avec cette recherche qui s’affirme comme de pures abstractions, purs phénomènes colorés avec ces couleurs et ces arabesques, toujours dans de grands formats tableaux dans un parallèle assez évident avec la peintre. J’ignorais d’ailleurs jusqu’avant la préparation de l’exposition que derrière ces phénomènes il y a des images bien réelles de mangas japonais et des scènes crues et érotiques compressées les unes sur les autres et ensuite retraitées par l’outil numérique. 

La série Nudes (1999 – aujourd’hui) renvoie aux premiers temps d’Internet avec la circulation de la part d’amateurs ou de professionnels d’imageries érotiques pornographiques ou autres. Il fonctionne encore une fois comme un collectionneur et récupère ces images qui sont à l’époque en très basse définition, très imparfaites. Il les choisit pour leur composition pour ensuite supprimer la grille des pixels et donner l’illusion d’un flou, qu’il va magnifier pour gommer certains détails et rejouer sur la luminosité. Il agit un peu comme un peintre qui en fait sa propre interprétation. Sa collection d’images pornographique est construite selon des catégories de pratiques ou préférences sexuelles. Il applique à chaque fois un protocole, une idée directrice qu’il nourrit d’un certain nombre d’images avant de l’entremêler comme on le fait ici dans cet accrochage à la façon du XIXème autour de la nudité et ses différentes interprétations. Un avertissement préalable au regardeur est volontairement placé à l’entrée de la salle.

A LIRE :
> Interview Alexandre Quoi, MAMC+, Thomas Ruff, une « Méta-exposition » 1/3
Interview Alexandre Quoi, MAMC+, Thomas Ruff, une « Méta-exposition » 2/3

INFOS PRATIQUES :
Thomas Ruff Méta-photographie
jusqu’au 28 août 2022
Double Je
jusqu’au 18 septembre 2022
Prochainement :
GLOBALISTO une philosophie en mouvement
(en écho à la 12ème Biennale Internationale Design Saint – Etienne)
MAMC +
Rue Fernand Léger
42270 Saint-Priest-en-Jarez
Tarifs : 6, 50 / 5 €
MAMC, Musée d’art moderne et contemporain, Saint-Étienne Métropole (saint-etienne.fr)

sam14mai(mai 14)10 h 00 mindim28aou(aou 28)18 h 00 minThomas RuffPhotographiesMAMC+ Musée d'Art Moderne et Contemporain - Saint-étienne Métropole, rue Fernand Léger 42270 Saint-Priest-en-Jarez

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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