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Pour sa deuxième carte blanche, notre invitée de la semaine, la docteure, chercheuse et professeure de lettres Laurence Le Guen a souhaité nous parler d’édition photographique, et plus précisément de livres pour enfants. Laurence vient de publier l’ouvrage « 150 ans de phototolittérature pour les enfants » aux éditions MeMo. L’occasion de revenir sur un siècle et demi de littérature photo-illustrée européenne et nord-américaine dédié aux enfants.

En France, la photographie fut longtemps la mal aimée des livres pour enfants. Passeurs de livres de tous bords, bibliothécaires, libraires, pédagogues, parents ont longtemps été convaincus que la photographie ne convenait pas dans les livres pour la jeunesse : « brideuse d’imaginaire », « trop réelle », « trop plate », « illisible »… il fallait lui préférer le dessin, les contours nets, la couleur. Certains allèrent jusqu’à affirmer que l’album photographique pour enfants était voué à la médiocrité parce qu’il était abandonné à des techniciens sans envergure. En 1975, la critique Marion Durand prétendit même qu’aucun album n’avait été confié à un photographe de talent.

Dans les vingt dernières années du XXè siècle, le regard porté par la critique évolua : En 1996, la Revue des livres pour Enfants publia un dossier intitulé : « La photographie dans les livres pour enfants : une approche sensible ». En 2001, la Bibliothèque des enfants et des jeunes La Joie par les livres à Clamart accueillit l’exposition Flash sur les livres de photographies pour enfants, tandis que son catalogue offrait un coup de projecteur sur une centaine d’albums de photographies, des années 1920 à nos jours. En 2012, le Fonds patrimonial Heure joyeuse de la médiathèque Sagan organisa l’exposition L’enfant et la photographie qui mettait notamment en évidence la place de la photographie d’auteur dans les livres pour la jeunesse.

Depuis lors, études, expositions, colloques internationaux, journée d’étude, mémoires, thèse de doctorat et ouvrages grand public s’évertuent à mettre en valeur et analyser ce pan jusque-là négligé de la littérature jeunesse. On découvre que cette production, désormais baptisée photolittérature, compte des milliers de titres et que bon nombre de grands noms de la photographie ont contribué activement à son histoire : Ansel Adams, Laure Albin-Guillot, Claude Cahun, Edward Curtis, Dominique Darbois, Robert Doisneau, Hannah Höch, Frank Horvat, André Kertész, François Kollar, Ergy Landau, Jacques-Henri Lartigue, Thérèse Le Prat, Duane Michals, Annette Messager, Sarah Moon, Marc Riboud, Alexander Rodtchenko, Cindy Sherman, Emmanuel Sougez, Edward Steichen, William Wegman, pour lesquels ces livres font pleinement partie de leurs œuvres.

Claude Cahun copyright MeMo

Ces ouvrages s’exposent maintenant régulièrement en bibliothèques. En 2021, la médiathèque José Cabanis de Toulouse accueillait l’exposition Clic Clac la photographie dans le livre jeunesse, prolongée par une exposition toujours consultable en ligne. Cet hiver, la médiathèque Françoise Sagan consacre plusieurs vitrines à cette photolittérature pour la jeunesse au sein de l’exposition Lire l’enfance avec les éditions MeMo. Ils trouvent aussi leur place sur les murs ou dans les vitrines des lieux d’ordinaire réservés à la production photographique : en 2024, la maison de la photographie Robert Doisneau accueillera une histoire de ces ouvrages, avant que cette exposition ne tourne dans d’autres musées européens.

Qui plus est, des titres signés des maîtres de la photographie sont réédités et figurent sur les rayonnages des bibliothèques enfantines, grâce à la maison d’édition MeMo notamment. Les photographies des figurines en papier de Varvara Stepanova prises par Alexandre Rodtchenko dans la Russie des années 20 sont réunies dans l’album Animaux à mimer. Les assemblages d’objets hétéroclites photographiés par Claude Cahun pour accompagner les comptines de Lise Deharme en 1934 Cœur de Pic sont de nouveau accessibles. Et très bientôt, les lecteurs pourront découvrir les images d’un des maîtres de la photographie japonaise Eiköh Hosoe, avec la réédition de son ouvrage Taka-Chan and I.

Alexandre Rodtchenko copyright MeMo

Parallèlement, au cours des deux décennies écoulées, les éditeurs multiplient dans un bouillonnement créatif la publication d’albums qui intègrent la photographie et révèlent enfin les potentialités offertes par medium devenu par ailleurs omniprésent dans la vie quotidienne. Signe de cet engouement, un prix du livre de photographies pour enfants vient même d’être créé à pour l’édition 2023 de la Foire du Livre de Bologne et le colloque « 1, 2, 3… regarde ! la photo, le livre, l’enfant » se tiendra à la BNF et à la médiathèque Sagan en mars prochain. https://c.bnf.fr/QWB

Ianna Andreadis copyright Les Grandes Personnes

Qu’offrent-ces ouvrages photographiques ? D’abord un élargissement du regard. Depuis Edward Steichen, puis Tana Hoban, les plus jeunes sont invités à  « voir » et « regarder » autrement le monde qui nous entoure, à en saisir la poésie, comme dans les imagiers de Ianna Andreadis. Ils invitent les enfants à regarder le réel avec les yeux d’un artiste devant les images de la photographe plasticienne Claire Dé qui transforme en objet d’art de la banale vaisselle en plastique. La photographie dépoussière et renouvelle la littérature patrimoniale, lorsque Sarah Moon transpose l’univers des contes dans son univers pour en offrir d’autres lectures, lorsque William Wegman met en scène ses braques de Weimar pour incarner les personnages du Little Red Riding Hood ou encore lorsque Frank Horvat réinvente le monde du Chat botté avec ses photographies photoshopées. Plus inventifs que jamais, les auteurs actuels de livres photographiques pour enfants nous entraînent de l’autre côté du miroir lorsqu’ils mêlent images photographiques et images graphiques, lorsqu’ils usent du photomontage comme Jean Lecointre. Ces livres enfin ouvrent les yeux des enfants sur le travail des maîtres de la photographie, comme lorsqu’ils déplient le leporello géant de Charles Fréger qui fait défiler les éléphants peints de Jaipur.

Charles Fréger copyright Les Grandes Personnes

Si ce corpus ne cesse de s’enrichir, il ne faut pas s’y tromper, la photographie reste marginale en littérature jeunesse et les maisons d’édition jeunesse restent frileuses à l’égard de cette production en raison du destin commercial incertain de ces ouvrages. « Le livre photo reste assez difficile à vendre en France, et totalement impossible à vendre à l’étranger » reconnaissait Brigitte Morel, éditrice des Grandes Personnes dans une interview pour Livre hebdo l’an passé. Il s’agit de rester militant pour défendre ces ouvrages qui ont formé bien des regards. Qui donc a encore peur de la photographie en littérature jeunesse ? Pas les enfants, assurément !

– Laurence Le Guen
Docteure en photolittérature
Autrice de l’ouvrage 150 ans de photolittérature pour les enfants, MeMo, 2022

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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