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Pour sa première carte blanche, notre invitée de la semaine, Emmanuelle Walter, responsable arts visuels à La Filature, Scène nationale de Mulhouse, a choisi de nous parler de l’exposition qui vient d’ouvrir ses portes à la galerie. Elle est consacrée à la photographe d’origine espagnole, Anna Malagrida. Cette monographie réunit cinq séries que l’artiste a réalisées ces quinze dernières années autour de l’image fixe et l’image animée. Pour découvrir son travail, vous avez jusqu’au 5 mars prochain.

Nous portons en nous un imaginaire de Paris traversé d’images et de récits, la conscience d’une ville qui serait un ensemble extraordinaire d’éléments pour produire de la société. Paris serait, comme toute ville dans son acception la plus classique et sans doute la plus utopique, le lieu de rencontre et d’interactivité, une forme évoluée d’organisation sociale. La chose qui nous frappe au regard de la représentation que nous en livre Anna Malagrida, telle que Paris se vit et se déploie dans son œuvre et sous nos yeux, c’est qu’elle n’est pas ainsi. La ville mondialisée apparaît comme une peau qui porte les traces des crises qu’elle traverse.

Celle financière et bancaire des subprimes d’abord, qui touche les États-Unis lorsque la banque d’affaires new-yorkaise Lehman Brothers fait faillite en 2007, et qui, dans un contexte de contagion, entraîne le monde dans une immense crise économique. Dès 2008, Anna Malagrida en observe les conséquences à Paris, où elle découvre chaque jour en plus grand nombre des vitrines de commerces contraints à la fermeture, recouvertes de blanc de Meudon qui les opacifient. L’impact de la crise lui semble s’afficher dans la ville par la prolifération des commerces à l’arrêt recouverts de peinture blanche. Hommage discret à Eugène Atget, elle entreprend de photographier les vitrines avec un appareil grand format pour restituer avec précision les gestes rapides des peintres, les inscriptions laissées par les passants ou les détails de la ville qui s’y reflètent abstraitement. Le regard se déplace des reflets de l’architecture parisienne à la vitre recouverte de griffes, de mots, de traces frénétiques de peinture, laissant à leur surface comme l’expression des tensions de la crise. Ses images de vitrines suffisent pour que le vernis de la sociabilité craquèle.

Rue Riboutté, 2008 © Anna Malagrida

Les tirages, qui s’approchent de l’échelle 1, deviennent délibérément des peintures monumentales, renvoyant à l’art informel espagnol, l’expressionnisme abstrait américain ou les avant-gardes à mi-chemin de l’art figuratif et de l’art abstrait : on pense aux fonds de toiles blancs et irréguliers d’Antoni Tàpies ou de Miquel Barceló, aux gestes, gribouillis et dégoulinures de Cy Twombly, aux photographies surpeintes de Gerhard Richter… Anna Malagrida s’intéresse depuis toujours aux relations qu’entretient le langage photographique avec ceux de la peinture et de la vidéo. En 2010, observant le laveur de vitres de la galerie RX à Paris, elle pense à Clouzot filmant le geste de Picasso en transparence. Elle conçoit alors une œuvre qu’elle présente in situ, sous forme d’installation vidéo. Dans le film de deux minutes qui tourne en boucle, le protagoniste réalise un cycle entier de nettoyage improvisé en performance. À l’arrière-plan, la vie du quartier se découvre à mesure que le laveur racle l’eau savonneuse et redonne à la vitre sa clarté. Dans cette œuvre, très voisine de la série des Vitrines, il est, comme toujours chez l’artiste, question de documenter le réel et de s’en éloigner simultanément.

Le Laveur de carreaux, 2010 © Anna Malagrida

La représentation des différents quartiers de Paris dans le travail d’Anna Malagrida, principalement en termes architecturaux, traduit au fil des crises qui s’ensuivent – le mouvement des gilets jaunes en 2018, la crise sanitaire de la COVID-19 – la profondeur des inégalités socio-économiques. Paris y apparaît comme divisée et traversée de frontières et de nombreux espaces urbains semblent devenir inaccessibles aux précaires et aux exclus. Au moment des mouvements de protestation organisés chaque samedi sur l’ensemble du territoire français – d’abord contre l’augmentation du prix des carburants puis rapidement pour l’amélioration du niveau de vie des classes populaires et moyennes, la justice fiscale et sociale et surtout l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne -, et alors que les médias et les réseaux sociaux diffusent des images d’une France au bord de la guerre civile, des commerçants font construire et installer des protections en bois sur les vitrines de leurs établissements pour prévenir d’éventuelles dégradations. Les panneaux de bois sont montés le vendredi soir et déposés le lundi matin. Anna Malagrida et Mathieu Pernot les photographient les dimanches après les manifestations, dans le quartier du VIII° arrondissement, autour du rond-point de l’Étoile et du boulevard des Champs-Élysées. Dans leurs images de Paris barricadé, la crise se matérialise dans ces sculptures anonymes, installations éphémères qui transfigurent le paysage urbain le temps de la révolte. Si elles ne portent aucun signe de détérioration (ni graffitis, ni slogans, ni affiches) et semblent dérisoirement inefficaces à résister aux assauts, les protections en bois n’en sont pas moins redoutablement efficaces à réduire à néant tout espace de confrontation et de négociation. Leurs images témoignent de la violence du système là où une œuvre connexe, l’installation Les monstres sont à…, composée de panneaux de bois tagués prélevés du réel, incarne la révolte et le militantisme.

Paris barricadé, 2 rue Vernet, 2018-2019 © Anna Malagrida en collaboration avec Mathieu Pernot

Lauréate de l’édition de la Carte blanche PMU, Anna Malagrida explore en 2016 le thème du jeu et imagine Cristal House, une œuvre qui relève à la fois de l’installation et de la mise en scène. Elle choisit deux salles à Paris, dont l’une à l’angle de la rue du Renard, en face de la galerie sud du Centre Pompidou, où se réunissent des parieurs d’origines très variées. Les deux endroits ont de grandes fenêtres vitrées qui donnent sur la rue. La vitre – inépuisable motif d’inspiration de la photographe – tient à nouveau un rôle primordial dans son travail : elle est une frontière entre l’intérieur et l’extérieur que la photographe soumet à une observation intense. Anna Malagrida se concentre sur les jeux de transparence et de reflets, captant à travers les vitres – selon qu’elle se trouve elle-même à l’intérieur ou à l’extérieur de la salle de jeu -, le rythme trépidant voire chaotique de la ville ou, en contraste, l’attente des joueurs.

Cristal House, Les Mains, 2016 © Anna Malagrida

À l’intérieur, elle photographie les mouvements des mains qui triturent les tickets des paris dans l’attente du résultat des courses. Les papiers roulés, froissés ou mis en boules et jetés au sol lui rappellent les sculptures involontaires (billet d’autobus roulé…) photographiées par Brassai. Elle en récupère d’ailleurs certains qu’elle expose en regard des photographies. Elle collecte aussi les récits des joueurs sur leur vécu et leur parcours, qu’elle intègre à l’exposition. Le jeu s’y révèle alors d’une toute autre ampleur. Le temps de l’attente, au ralenti dans le portrait vidéo d’un joueur, évoque celui de l’espoir. Les espaces représentés sont, comme les rues de Paris de la série Les Passants réalisée pendant le confinement, des lieux d’attente d’une vie meilleure et peut-être d’espoir d’une ville-caravansérail.

Les passants, Invalides II, 2020 © Anna Malagrida

INFORMATIONS PRATIQUES

dim15jan(jan 15)11 h 00 mindim05mar(mar 5)18 h 30 minAnna MalagridaPhotographiesGalerie de La Filature, 20 allée Nathan Katz 68100 Mulhouse

ET BIENTÔT

sam04mar(mar 4)13 h 00 mindim11jui(jui 11)17 h 00 minAnna MalagridaCe qui demeureCRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France, Place des Nations 59282 Douchy-les-Mines

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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