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Pour sa troisième édition consécutive, le ministère de la Culture et le festival Visa pour l’Image s’associent pour décerner deux bourses de production à des femmes photographes en reconnaissance de leur contribution au photojournalisme. Cette année, le Prix a été baptisé du nom de la première femme photoreporter à avoir remporté le World Press Photo en 1977, Françoise Demulder. Les noms des lauréates 2022 viennent d’être dévoilés, il s’agit de la photographe canadienne vivant en France et membre de l’agence MYOP Adrienne Surprenant et la photographe germano-russe Nanna Heitmann membre de l’agence Magnum Photos.

Éclectisme et nuance, la marque de fabrique d’Adrienne Surprenant

Disparition des glaciers du mont Kenya. Un chien dort devant ce qui était autrefois un champ cultivé appartenant à Musal Kirobi (71 ans), dans le village d’Emurua Oloiraga, Kenya, 15 août 2022. Au cours des deux dernières années, l’aîné Maasai n’a pas eu de récoltes à cause de la sécheresse © Adrienne Surprenant / MYOP

« Je m’intéresse un peu à tout – à l’environnement, la psychologie, la géopolitique, l’histoire, la poésie, le féminisme, j’ai travaillé sur la santé mentale, les droits humains et l’environnement –, mais toujours dans une approche où la nuance a valeur de révélateur » Adrienne Surprenant.

Traumatisme et santé mentale dans le contexte du conflit en République centrafricaine, documentation du projet de canal interocéanique entre l’océan Atlantique et l’océan Pacifique au Nicaragua présentée au festival Visa pour l’image en 2015, série sur la dengue dans les différents endroits du monde où la maladie sévit… L’éclectisme de celle qui, enfant de journalistes, a tôt eu « la passion de la lecture », « la curiosité » et l’envie de « découvrir », est chez elle comme une seconde nature.

Son éclectisme, donc, mais aussi, cette nuance à laquelle elle tient par-dessus tout. Il y a quelques mois en Ukraine, pour le journal Le Monde, elle saisit dans la même image la silhouette et les yeux d’un agriculteur qui vient de perdre sa récolte et, un peu en retrait, ceux de sa fille. Et si le visage de la fille est triste aussi, ses yeux, levés et tournés vers lui, disent aussi l’espoir en même temps que l’affection et l’empathie. « Une image ne parlera jamais à tous de la même façon, admet Adrienne Surprenant, mais tant qu’elle fait réfléchir, ou donne envie de lire la légende pour connaître l’histoire des gens qui y sont représentés, elle réussit un petit quelque chose ». La photojournaliste, qui a documenté le pire en Ukraine – les crimes de guerre commis par l’armée russe et le calvaire du Donbass privé d’eau notamment – souhaite aujourd’hui y repartir. « Lorsque je commence à travailler dans une région, ou un pays, j’en démords difficilement par la suite », poursuit-elle.

Cette dernière année, la jeune photojournaliste habituée jusque-là à travailler seule, a presque toujours fait équipe. « Cela a été une expérience stimulante, confie-t-elle, j’apprends de nouvelles choses de chacun, et cela permet de se concentrer sur sa part du travail : au journaliste le texte, à moi la photographie. Et l’échange en duo, et même parfois en trio avec le fixeur-producteur, nous permet de nous remettre en question, d’explorer des angles auxquels on n’aurait pas pensé ».

Avec le prix Françoise Demulder – elle est en train de mener un travail sur le changement climatique et la pollution en Tunisie, dans le cadre d’un projet au long cours sur le changement climatique sur le continent africain, où elle a vécu et travaillé pendant cinq ans – Adrienne Surprenant va de nouveau « mener l’enquête seule ». « J’ai déjà réalisé quelques reportages sur cette thématique avec le soutien du Washington Post et la journaliste Rachel Chason. J’ai aussi documenté les conséquences du changement climatique dans la ville où je vivais, Bangui, en République centrafricaine. J’ai hâte de travailler avec le financement qui me permettra à la fois de faire l’enquête, les entrevues, et les photographies, autrement dit, de me plonger entièrement, d’une manière à la fois visuelle et intellectuelle, dans ce sujet qui me semble indispensable aujourd’hui ».

Nanna Heitmann, le chagrin et la pitié du conflit ukrainien

Un Russe enrôlé fait ses adieux à sa compagne dans un bureau de recrutement à Moscou, Russie, 11 octobre 2022 © Nanna Heitmann / Magnum Photos

« Ces derniers jours, j’ai pris des photos des Moscovites qui, après le bombardement russe de Dnipro en Ukraine, sont venus spontanément déposer des fleurs en hommage aux victimes au pied de la statue de l’écrivaine ukrainienne Lesya Ukrainka », raconte Nanna Heitmann depuis Moscou. Un acte que ceux qui ne sont pas dupes de la propagande du gouvernement russe payent souvent au prix fort, comme cette « femme [qui] a été embarquée par la police alors qu’elle promenait son chien ». La jeune photojournaliste n’hésite pas à comparer les méthodes utilisées aujourd’hui par les autorités russes et une certaine atmosphère générale se prêtant à la délation, à celles de l’époque stalinienne.

Nanna Heitmann est d’autant plus atterrée de cette situation que la Russie est son second pays, celui en particulier de sa grand-mère maternelle, et Moscou la ville où elle vit la plus grande partie de l’année. Un pays où tout – ses habitants, ses transformations, ses contradictions – l’intéresse. Les images publiées notamment pour la presse internationale, comme le New Yorker et le New York Times, ou sur son site internet, en attestent : c’est la Russie pendant l’épidémie liée au Covid 19, documentée dans une série réalisée pour le National Geographic, ou le Kremlin sous la neige.

Quand il lui arrive de quitter ses bases moscovites, elle peut mettre le cap « n’importe où ». De cet ailleurs, comme sa consœur Adrienne Surprenant, elle rapporte des pépites, où la dimension humaine et la générosité du regard porté sur l’autre impressionnent. Mais pour l’heure, pas question de quitter la Russie. L’image d’un char russe qui ouvre son site avec, en guise de légende, cette simple mention : « 24 février 2022 », soit la date du début de la guerre en Ukraine, a valeur à la fois de témoignage et de symbole. Le magazine Time ne s’y est pas trompé qui en fait sa Une. « Je veux continuer à couvrir la guerre, le prix Françoise Demulder va m’y aider », conclut la jeune photojournaliste.

https://www.visapourlimage.com/festival/prix-et-bourses/prix-francoise-demulder

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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