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Quentin Lefranc conçoit l’architecture comme un lieu d’étude et un terrain de jeu pour ses pièces. Ces dernières années, il est l’un des artistes émergents les plus actifs à Paris. Son travail est présenté régulièrement dans des expositions individuelles et collectives remarquables. Ses œuvres ont suscité l’intérêt non seulement d’importants commissaires d’exposition et d’auteurs, mais aussi de collectionneurs internationaux. Il y a deux ans, l’artiste est entré dans la collection Yvon Lambert et sa première monographie est publiée aux Editions Lord Byron : Walk on the wild side (auteurs/trices : Clara Daquin, Donatien Grau, Stéphane Ibars, Thierry Rapsail, Jessica Watson).

Exposition Timeless (2024), Courtesy Rabouan Moussion

Exposition Timeless (2024), Courtesy Rabouan Moussion

Dans sa nouvelle exposition personnelle intitulée Timeless à la Galerie Rabouan Moussion, Quentin Lefranc présente quinze œuvres réalisées au cours des deux dernières années (2022-2024). Le projet est construit avec la complicité du commissaire et historien de l’art Thierry Raspail. Au premier regard, le travail de Quentin Lefranc s’articule autour de quatre axes de recherche principaux qui se répètent au fil des œuvres qu’il réalise : penser l’espace, le temps, le corps et les vides. Lors de la création d’une installation, Quentin Lefranc part du plus petit format qui est la maquette puis, en fonction des moyens qui sont mis à sa disposition, en augmente l’échelle et va jusqu’à la monstration de ses pièces dans l’espace public. Le potentiel de chaque matière intrigue l’artiste dans son processus créatif et cognitif. Parmi ses matériaux nous retrouvons ceux qui sont empruntés au domaine de l’architecture et de la construction.

Quentin Lefranc ne travaille jamais des séries. Chacune de ses œuvres fonctionne à la fois de manière autonome, avec sa propre histoire et identité, et en dialogue avec les autres, à l’instar de notes suspendues dans l’espace. D’une œuvre à l’autre, l’accrochage élabore un discours et suggère des associations plastiques stimulantes. Le parcours commence et finit par des séquences. Chacun de ses projets constitue une occasion de s’interroger sur la manière de voir et le rôle de l’art dans cette appréhension. L’art, l’objet, l’architecture et l’espace sont avant tout une expérience individuelle qui, dans les installations et sculptures de Quentin Lefranc, place le visiteur comme un élément clé du fonctionnement de l’exposition. Chaque œuvre agit comme un motif constant dans l’espace. Pour procéder à une vision approfondie du monde de Quentin Lefranc, il suffit de comprendre que l’espace qu’il gère dans son travail inclut sa perception personnelle et l’acte de définir cet espace dans le champ des arts plastiques. L’espace a toujours été une question importante dans l’art et le fait qu’il puisse être décrit de différentes manières le rend encore plus complexe. Topologiquement, l’espace peut être défini comme la projection infinie du champ tridimensionnel dans lequel existe toute matière. Mais il s’identifie aussi à une condition importante d’organisation et de classification. Chaque salle d’exposition est un nouveau défi pour Quentin Lefranc, une nouvelle opportunité de proposer des parcours. C’est l’expérience d’une opération, si l’on veut rester fidèle au terme que l’artiste lui-même utilise pour parler des visiteurs. Pour Quentin Lefranc, chaque visiteur ne se limite pas au rôle de spectateur, mais est un « opérateur » invité à experimenter les œuvres, tantôt avec son corps, par la manière dont il se déplacera dans l’espace, tantôt mentalement. « Le corps s’engage dans une mutuelle lecture et écriture du territoire, donne un sens à chacune des spécificités de l’environnement, ses frontières, ses porosités, pour mieux l’occuper » remarque l’artiste. Les œuvres de Quentin Lefranc ne se prêtent pas à une visite artistique divertissante de l’espace d’exposition. Elles nécessitent pensée et patience. Ses œuvres nous invitent à un changement de rythme, sollicitent notre attention et nous demandent de prendre le temps de la réflexion. Parfois, ce sont des « virelangues » pour l’esprit. Mais c’est là tout leur charme. Complexes et polysémiques, ses œuvres s’emparent de phénomènes et de sujets philosophiques. L’interprétation précise et le sens des œuvres semblent secondaires par rapport à la relation expérientielle que nous développons avec elles. Autrement dit par l’artiste lui-même « prendre connaissance des caractéristiques moins par la raison que par les sens ». Par sa pratique artistique et son approche théorique Quentin Lefranc redonne une virginité aux choses en les présentant de manière à faire naître une réflexion nouvelle.

Souvent l’artiste nous invite à une errance « interdite » dans laquelle le spectateur est contraint de dépasser les limites fixées par l’œuvre et de marcher à l’intérieur de celle-ci pour la découvrir et en faire partie. Ainsi, l’œuvre opère comme une occasion pour le quidam de créer son propre rapport à l’espace. Les œuvres de Quentin Lefranc mettent le public au défi de déambuler dans l’espace d’exposition, de choisir et de créer des parcours. Prenons comme exemple une œuvre plus ancienne Opus (2019). Quentin Lefranc choisit de « cacher » l’œuvre, provoquant encore plus le spectateur à revenir autour des sculptures. Bien qu’à première vue il semble enfermer dans des formes cubiques un élément de l’œuvre, l’intention de l’artiste est plutôt de laisser des ouvertures vers le spectateur et d’utiliser des matériaux qui permettent de créer une transparence floue au service de l’expérience esthétique.

Opus (2019), vue d’atelier, collection privée (Paris).

La récente pièce Glashaus (2022) traite de la possibilité qu’une œuvre crée, avec la structure matérielle qui la caractérise et son placement dans l’espace qui l’accueille, de multiples parcours. L’œuvre est en configuration constante sans perdre son autonomie. À travers chaque parcours choisi, le spectateur est invité à découvrir l’œuvre sous la forme d’une installation – conçue comme un lieu d’étude – et à s’interroger sur les limites que l’espace lui-même lui impose dans cette démarche. Dans les œuvres de Quentin Lefranc, l’utilisation de l’espace vide et la gestion des forces qui maintiennent la surface des sculptures qu’il construit jouent un rôle important. Avant tout, le spectateur est invité à constater qu’il se trouve entre deux termes : dehors et dedans. Entre le concret du dedans et l’abstraction du dehors, l’opposition n’est pas franche. Dans ce cas, l’architecture sert d’environnement et donne lieu à l’expérimentation de l’artiste qui se retrouve dans un jeu entre les éléments de la composition de l’œuvre et leur fonctionnement dans l’espace par rapport au spectateur. Ainsi, le dedans et le dehors pensent l’être et le non-être. L’artiste souligne que « les vides font partie de l’œuvre. Il est nécessaire de borner le vide, de le dessiner, de marquer là où il commence et là où il se termine. Pour mettre en avant cet invisible, je n’ai aujourd’hui pas trouvé d’autre solution que d’y apporter par contraste des éléments matériels ». Cette œuvre nous amène à faire référence à une œuvre antérieure de l’artiste, Parcours sans erreur (2014), dans laquelle Quentin Lefranc place des barres au sol, formant également des directions et des obstacles sur le parcours du spectateur. Alors qu’au départ, la première impression donnée par les parchemins est qu’il s’agit de bâtons suggérant au spectateur un parcours dans l’espace de la galerie, lui montrant comment et où se déplacer, on se rend finalement compte à quel point leur présence empêche une direction fixe. Usés et fissurés, les profilés en bois des poteaux d’équitation portent encore la marque du passage et des erreurs des chevaux et de leurs cavaliers. Quentin Lefranc invite symboliquement le spectateur à répéter ses « erreurs » sur ce chemin paradoxal. En faisant entrer ces objets peints dans l’espace d’exposition de la galerie il cherche à désorienter le spectateur et à limiter en partie son trajet. Les œuvres de Quentin Lefranc produisent ainsi les conditions qui définiront l’espace. Ces conditions particulières sont créées lors de chaque exposition et les œuvres sont choisies en fonction du récit qu’elles souhaitent partager. Chaque sculpture, chaque œuvre de l’exposition, chaque « corps rigide », unité d’un tout ouvert, prend conscience de sa nature fragile, est appelé à fonctionner comme un organisme intégré tout en n’étant qu’un instrument qui exécute un processus spécifique : entrer en relation avec le spectateur, l’initier à un processus d’observation, définir sa position devant lui, enfin rechercher et recevoir des lectures continues.

Un pas chasse l’autre (2022), Exposition Timeless (2024), Courtesy Rabouan Moussion

Exposition Timeless (2024), Courtesy Rabouan Moussion

Tentative d’occupation (2024), Exposition Timeless (2024), Courtesy Rabouan Moussion

Parcours (sans erreur), vue de l’exposition  Multipath, Galerie Marine Veilleux, Paris, 2014

Dans l’œuvre Mapping (2022), la sensation de la forme sculpturale contraste avec la découpe brute de la matière qui la recouvre et la diffuse dans l’espace. Avec des formes courbes comme un « one line drawing » dynamique, Quentin Lefranc réussit à « peindre », à « cartographier » le vide. La volonté de cartographier l’espace se retrouve également dans l’œuvre Tentative d’occupation (2024). La répétition de « Là » dans différentes parties du papier crée la sensation d’un chemin, comme si l’artiste laissait des traces – une invitation au spectateur à suivre ce chemin. On pourrait aussi les voir sous forme de notes sur du papier quadrillé qui ressemble à une partition de musicien. La musicalité du « là » multiplié fonctionne comme un appel vers un autre monde créé par l’abstraction. C’est un défi pour « sortir » de notre « ici ». C’est un défi pour aller au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. Comme le mentionne le commissaire de l’exposition, Thierry Raspail, l’objectif principal est de percevoir, et non de reconnaître, rien n’est familier, mais tout doit être une redécouverte. C’est l’objectivation d’une rêverie : une métonymie de la chute libre des « là » et de leur sauvetage rapide.

Autoportrait impossible (2023), Exposition Timeless (2024), Courtesy Rabouan Moussion

Autoportrait impossible (2023), Exposition Timeless (2024), Courtesy Rabouan Moussion

Enfin, Quentin Lefranc « flirte » dans sa pratique artistique avec la photographie. Dans son exposition actuelle nous en retrouvons plusieurs pièces parmi lesquelles certaines se distinguent par leur originalité : Les rendez-vous (Photographie sur papier baryté, 24 x 18cm, 2022-2024), Wilderness (polycarbonate alvéolaire, aluminium et impression sur bâche, 230x230cm, 2024) et l’Autoportrait impossible (2024). Concentrons-nous sur ce dernier. Il s’agit d’une installation dans laquelle un grand nombre d’autoportraits de l’artiste sont présentés fragmentés au sol. La matérialité du papier photographique est la seule chose qui reste pour relier les milliers de fragments en noir et blanc à leur nature originale. Placés au hasard, presque dispersés, ils agissent comme des traces, comme tombés du mur où sont habituellement accrochés les portraits. Quentin Lefranc explique : « Je cherchais à tout saisir en multipliant à l’infini les points de vue jusqu’à ce que chaque détail devienne l’impossibilité de son accomplissement ». Par le processus de décomposition, l’artiste déconstruit ses traits, le visage se décompose et l’image perd son contenu. Selon Aristote, un portrait bien exécuté doit révéler l’essence intérieure du sujet et non simplement démontrer une ressemblance rationnelle. Mais surtout, il rappelle que le but de l’Art n’est pas de présenter l’apparence extérieure des choses, mais leur interprétation intérieure, ce qui constitue leur vérité profonde. Le visage est un thème essentiel de l’histoire de la photographie, des premiers jours de son existence à aujourd’hui. Nous vivons le passé et le présent à travers des visages. À la vue de ces autoportraits fragmentés, le moi disparaît. Malgré le fait que l’artiste soumette la photographie à un processus de déconstruction, la disparition de l’objet n’est pas une catastrophe. Le processus de déconstruction participe à une redéfinition et à une négociation où rien n’est acquis, pas même la manière dont l’œuvre sera exposée. Mais que cherche l’artiste en écrivant une histoire subjective du portrait, ignorant les faits de temps, d’espace et de lieu ? De toutes les représentations visuelles, la photographie est ce qui a le plus trait au temps, au point de l’incorporer. La photographie immobilise le temps. La photographie déchirée n’est plus vectrice de ses valeurs fondamentales. Pourtant, le démontage des formes n’est pas nouveau dans le travail de Quentin Lefranc. L’artiste a souvent recomposé des chefs d’œuvres de peinture, de design ou de l’architecture (Studio view, 2018, Faraway 2018, Replique, 2017). Dans ces pièces, les anciennes définitions de la peinture sont remises en question.

INFOS PRATIQUES
Timeless
Quentin Lefranc
Commissaire d’exposition : Thierry Raspail
Jusqu’au 9 mars 2024
Galerie Rabouan Moussion – Paris
11 Rue Pastourelle
75003 Paris

Pour avoir plus d’informations sur Quentin Lefranc : http://www.quentinlefranc.com/


1 « Essayer voir, ce n’est pas seulement essayer de voir. C’est accorder son regard à la durée d’un essai, cette forme de pensée à la limite du théorique et du poétique », Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Paris : Les Editions de Minuit, 2014.
2 Extrait de l’entretien réalisé avec Thierry Raspail, 2024.
3 Sur cette question nous citons également : « N’importe qui peut comprendre une œuvre – même la plus conceptuelle et la plus référencée – mais cela exige de s’y engager. Plusieurs fois, on m’a dit que mon travail était bon, mais qu’il fallait avoir les clefs pour le comprendre. C’est vrai, mais c’est vrai de n’importe quelle peinture d’histoire. Aujourd’hui, face à certaines œuvres, on a le sentiment trompeur d’une plus grande immédiateté parce qu’elles sont figuratives, parce que ce sont des images. Certes, mais si on n’avait pas acquis les clefs nécessaires, on ne pourrait rien comprendre de ces images. Quand on regarde toute la peinture classique, des propos y sont développés qui exigent des connaissances pour être déchiffrés. Aucune œuvre n’est autonome. Elle est liée à ce qui s’est passé avant, au contexte politique, économique, culturel, social, parfois même architectural. Et cela est aussi vrai pour une peinture d’histoire que pour une sculpture minimale. Moi-même, quand je choisis de travailler à partir d’une image, ce n’est pas uniquement pour ses propriétés formelles. C’est aussi en fonction du contexte dans lequel elle s’est inscrite et auquel elle a répondu, souvent plus encore que pour l’image elle-même ». Quentin Lefranc, Faire des ordres. Entretien réalisé par Nina Leger, Specimen, Numéro 9, novembre 2016, p.110.
4 « Briser quelque chose. À tout le moins faire une incision, déchirer. De quoi s’agit-il exactement ? De se débattre dans les rets que toute connaissance impose, et de chercher à rendre au geste même de ce débat, une espèce de valeur intempensive », Georges-Didi Huberman, Devant l’image, Paris : Editions de Minuit, 1990.
5 Extrait de l’entretien réalisé avec Thierry Raspail, 2024.
6 Voir aussi « L’imagination matérielle et la temporalité » dans Maryvonne Perrot, Bachelard et la Poétique du Temps, Lausanne : Peter Lang, 2000.
7 Extrait de l’entretien réalisé avec Thierry Raspail, 2024.
8 Charles-Henri Favrod, Le temps de la photographie, Mazères : Le temps qu’il fait, 2005.
9 Voir aussi « Le temps incorporé » dans Charles-Henri Favrod, Le temps de la photographie, Mazères : Le temps qu’il fait, 2005 et « Le temps comme forme immuable » dans Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris : Les Editions de Minuit, 1985.

Maria Xypolopoulou
Maria Xypolopoulou est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante. Actuellement, elle est doctorante en histoire à l’Université Paris 1 (Panthéon – Sorbonne). Elle travaille sa thèse sur le regard des photographes, les usages de la photographie et les représentations culturelles et du genre pendant la Première Guerre mondiale dans les Balkans. Son projet doctoral a bénéficié du soutien de l’Ecole Française d’Athènes (2017-2020) et de l’Historial de la Grande Guerre en France(2019). Elle a présenté ses projets artistiques en Grèce et en France en collaboration avec des galeries, institutions et autres commissaires d’art. Ses intérêts de recherche incluent l’histoire de l’art contemporain, l’histoire du genre, l’histoire de la photographie et particulièrement l’histoire des femmes photographes.

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