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Pour sa première carte blanche, notre invité de la semaine, Jean-Christophe Godet, le directeur artistique du festival GLAZ à Rennes, partage avec nous la préface d’un projet de livre avorté. Le fruit d’un travail qui a commencé il y a plus de dix ans à la prison de Guernesey qui tombe aux oubliettes après un changement d’administration. Jean-Christophe témoigne ici d’un immense gâchis, ce travail qu’il a mené auprès des prisonniers, d’un travail minutieux pour éditer plus de 10.000 images. Tout était prêt, jusqu’au choix de la couverture du livre ! C’est aujourd’hui, un hommage rendu à tous les projets photographiques inachevés qui attendent secrètement leurs nouveaux réveils…

Préface pour un livre qui n’aura pas pu naître.

Et pourtant tout était prêt. La sélection des photos, le design, le choix de la couverture, et même un contrat avec un éditeur : Les éditions de Juillet, dont je suis particulièrement reconnaissant.

Il aura fallu un changement d’administration pour évaporer d’un seul trait des années de travail, pour passer de l’anticipation fervente à la déconvenue la plus désarmante.

C’est un projet qui s’est construit avec patience et résiliation dans lequel les protagonistes s’étaient engagé(e)s avec ferveur et discipline. Il y avait de la fierté dans leurs yeux, le sentiment d’avoir enfin pu réussir quelque chose. Comme si cette reconnaissance aussi modeste fut-elle représentée à leurs yeux une ultime récompense.

Je garde encore espoir. Ce livre verra peut-être enfin le jour quand on arrivera à éliminer la paranoïa qui tourne autour de l’image photographique et de lui reconnaître son intelligence visuelle et sa vocation sociale.

Une façon de rendre hommage à tous les projets photographiques inachevés qui attendent secrètement leurs nouveaux réveils.

GRAND HOTEL GUERNSEY*

Ce qui frappe en entrant dans une prison, c’est cette odeur chimique de produits nettoyants industriels qui vous monte à la tête.
– “On s’y habitue.” me lance l’officier de sécurité qui m’accompagne.
Nous sommes en 2013. Je le suis pas à pas. Il ouvre de manière mécanique, une à une, les nombreuses portes blindées en barreaux d’acier pour me guider vers une salle d’étude où je dois rencontrer un premier groupe de prisonniers.
Je remarque au passage, l’incroyable propreté des lieux, les sols reluisants qui reflètent la lumière des néons. Sur chaque porte, un écriteau: “LOCK IT & PROVE IT” (VERROUILLER ET VÉRIFIER). Je m’étonne du silence environnant et de ma complète désorientation après quelques minutes de marche.

Ce moment est l’aboutissement de plus de deux ans de négociation avec l’administration pénitentiaire. Mes nombreuses tentatives de présentation de mon projet sont restées lettre morte. Il aura fallu le hasard d’une rencontre pour m’ouvrir une première porte. Wendy Meade, 70 ans, visiteuse de prison, engagée, volontaire, m’obtient un premier rendez-vous avec la directrice adjointe.

Ma proposition d’offrir des cours de photographie aux prisonniers est reçue avec un mélange de courtoisie très Britannique et de perplexité. Lorsque j’ajoute que j’aimerais aussi pouvoir circuler librement dans la prison avec les participants pour prendre des photos, la courtoisie s’efface pour laisser place à une remarque un peu plus directe:
– “Are you crazy? (Est-ce que vous êtes fou?)”
La prison de Guernesey est unique en son genre. Petite île de 60,000 habitants nichée entre la France et le Royaume Uni, Guernesey est une dépendance de la Couronne d’Angleterre mais farouchement attachée à son statut d’indépendance économique et politique. Le Bailliage de Guernesey inclut les îles satellites: Serq, Aurigny, Lihou, Jethou, Brechou, Burrhou et Herm. Ce territoire anglo-normand a son propre gouvernement, sa propre monnaie et son propre système judiciaire.
C’est une prison polyvalente, qui accueille aussi bien des hommes que des femmes. Il y a en moyenne une centaine de détenus. L’âge des prisonniers, de 14 à 65 ans est très variable, à l’image des crimes commis qui vont de la petite délinquance, à l’homicide en passant par les délits liés aux stupéfiants, fraudes financières, crimes sexuels et violences domestiques.
Dans ce contexte, la gestion des déplacements des prisonniers, en fonction de leur catégorie, est un casse-tête chinois pour le personnel puisque certains groupes ne peuvent se trouver dans le même lieu au même moment.

J’explique mon projet à mes étudiants.
J’aimerais que vous photographiez la vie à l’intérieur de cette prison.
“What d’ya mean? There’s nothing to photograph here. It is fucking boring !
(Qu’est-ce tu veux dire? Il n’y a rien à photographier. On s’emmerde ici !)
Ma réponse les étonne :
Mon boulot est de vous apprendre à regarder les choses de façon différente”.

Les participants qui vont se succéder pendant les huit années suivantes ont tous un point commun: l’attention qu’ils m’accordent. Je m’étais préparé à des esprits virulents, provocateurs difficiles à contrôler. Il n’en est rien. Ils s’impliquent avec ferveur, sérieux, et dévouement. Je leur offre, il est vrai, une activité plutôt attirante, en comparaison avec leur quotidien. Leur motivation s’accentue encore lorsqu’ils réalisent que les photos seront aussi présentées à l’extérieur de la prison.
-“ We can send a message to the outside world how it likes to be inside.
– (On peut envoyer un message à l’extérieur et montrer comment c’est de vivre à l’intérieur.)”
Ici comme ailleurs, les débats autour des droits des prisonniers sont récurrents. La décision récente d’installer un téléphone dans chaque cellule a provoqué des discussions agitées autour du thème: “La prison de Guernesey est un hôtel cinq étoiles”.
Il n’y a vraiment rien de luxueux, ni rien de vraiment surprenant, derrière ces murs. C’est une vie contrôlée, surveillée, réglementée. Les journées s’organisent autour du travail, de l’exercice physique, l’éducation, les visites et les heures d’enfermement en cellule (lockup). Le temps s’écoule au ralenti.
J’entends, j’écoute, et je découvre des parcours de vie tumultueux, des troubles psychologiques, des rejets, des échecs, des crimes idiots et parfois odieux, des blessures, des insomnies prolongées, des angoisses, des remords, de la honte et de la haine aussi.
C’est un lieu de grande solitude.
Un téléphone, une télévision, une console de jeux peuvent paraître, vu de l’extérieur, des objets de luxe. Ce sont surtout des outils, parmi d’autres, qui maintiennent du lien social, réduisent l’anxiété et les tentatives de suicide.

Après quelques séances consacrées à l’apprentissage du maniement d’un appareil photo, nous sortons très vite de la classe et commençons nos déambulations. Un officier nous suit en permanence assurant la sécurité et l’ouverture des portes. Nous nous arrêtons sur des effets de lumière, des inscriptions sur les murs, des photos de famille, une ombre passagère, des silhouettes furtives. Nous engageons des conversations autour de la photographie. Comment rendre une image intéressante ? Comment traduire en photographie une émotion, une idée, une histoire ?
Je me souviens d’une séance particulière.
“Aujourd’hui, j’aimerais que vous réalisiez un auto-portrait”.
Les hommes du groupe se jettent sur l’occasion pour exhiber leurs tatouages plus ou moins symboliques, des gestuelles obscènes et des abdomens sculptés par la fréquentation régulière et intensive de la salle de gym.
Nous passons en revue les photos. Les commentaires vont bon train.
Je leur propose rapidement de réaliser une deuxième photo.
-“Cette fois, j’aimerais un auto-portrait pour vos enfants, vos parents ou votre copine.”
La dynamique de la séance se transforme en un instant. Les visages se figent. Les gorges se nouent. Le silence s’installe. Respect mutuel.

La prison devient soudain un terrain d’exploration, d’expérimentation, une source d’inspiration et de questionnements. Nous exploitons les moindres recoins, les lieux de travail, le quartier des mineurs, le quartier des femmes, l’intérieur des cellules, les espaces de vie commune. Nous rencontrons et discutons avec les prisonniers et prisonnières. Nous créons des mises en scène, les prisonniers jouent leurs rôles de prisonniers. Je perçois la complexité de leurs rapports sociaux. Je découvre le poids des contraintes et des règles ou l’expression de soi est réduite au minimum.
Ce projet est une manière de retrouver une parole, une humanité.
Je souhaitais me détacher du rapport convenu et traditionnel du photographe et du photographié. En prenant la décision de mettre l’appareil photo entre les mains des prisonniers, ils deviennent à la fois les créateurs et les acteurs de leur histoire. Je deviens celui qui co-ordonne, articule le propos et lui donne une ligne directrice, à l’image d’un metteur en scène, ou d’un réalisateur dans le milieu cinématographique.

Je me souciais beaucoup, dans les premiers temps, d’être accepté par les détenus, mais je devais aussi rapidement tenir compte de l’importance de deux autres groupes.

Le premier est l’ensemble du personnel et en particulier les surveillants. Je profite de cette préface pour les remercier. J’ai pris le temps de les rencontrer, de comprendre leurs différences et l’importance de leur fonction. Ils, elles sont le contact quotidien des personnes incarcérées qui, dans bien des cas, sont dans des états critiques de vulnérabilité. Ils, elles assurent leur sécurité, leur bien-être mental et physique dans un espace confiné où l’intimidation, la violence, les crises d’angoisse et de dépression sont fréquentes. C’est un travail exigeant qui requiert une grande résistance morale, de l’autorité, mais aussi de la patience, de l’écoute. Il faut savoir faire face à l’imprévisible, savoir, en un éclair, évaluer les risques et ajuster ses comportements en conséquence. Une prison est un microcosme où détenus et surveillants sont toujours à la recherche d’un compromis pour le bien être de chacun dans le respect des règles établies pour tous. Les rapports peuvent être tendus ou joviaux. C’est un lieu de constante négociation.

Nos tentatives variées et répétées de prendre des portraits des surveillants échouent fréquemment. Il y a une certaine méfiance à notre égard. Certains l’expriment par de la timidité et d’autres, par des refus catégoriques. Les choses s’assouplissent après la première exposition qui est présentée dans la salle des visites. Une occasion pour les familles, le personnel et le reste des détenus de découvrir le travail réalisé. Les retours sont très positifs malgré quelques soucis de censure (récurrents dans ce genre d’établissement). La démarche est quand même mieux comprise. Il ne s’agit pas de glorifier les prisonniers. C’est un instantané d’une prison par ceux qui y vivent, ceux qui l’ont quittée, et ceux qui y reviennent régulièrement.

Pour ce livre, j’ai trié, sélectionné et édité plus de dix milles prises de vue. Ces images ont révélé des séquences, des thèmes, des dynamiques que j’ai essayé d’articuler de façon cohérente, en essayant de rester aussi proche que possible de la réalité. On y évoque l’ennui, la survie, la famille, la religion, l’identité, la sexualité, le vieillissement, la détresse, l’espoir, les cauchemars et de bien d’autre chose encore. L’humour est aussi présent. Un humour décapant, dérangeant parfois, qui engendre des éclats de rire.
Nous avons débattu à ce sujet avec l’administration qui s’interrogeait sur une photo où l’on voit un prisonnier s’esclaffer.
Doit-on censurer une image qui donne l’impression de passer du “bon temps » en prison ?
Je peux tout de suite rassurer ceux qui pensent que les prisons doivent être un lieu de punition où la bonne humeur ne devrait pas avoir sa place. Personne ne passe du “bon temps” en prison. Il faut avoir vécu le quotidien d’un établissement pénitencier, pour comprendre la sévérité de l’incarcération. Lorsque la vie est démunie de liens affectifs, d’indépendance de mouvement et de prises de décision sur sa propre existence, l’état d’esprit n’est pas à l’optimisme. L’individu se referme sur soi avec ses peines et ses remords. La douleur invisible, intérieure, s’installe pour longtemps. Les rires à gorge déployée sont eux éphémères.
Je croise dans un couloir un prisonnier, accompagné d’un officier, traînant les pieds, que je reconnais pour avoir participé à un de mes cours :

– “How are you today x?
I am living the dream, JC, living the dream !
Comment ça va aujourd’hui x?
J’ai une vie de rêve, JC, une vie de rêve.
Et de s’en aller, tête baissée retrouver sa cellule.

Il me reste à parler de ceux et celles qui ne sont pas présent(e)s dans ce livre. Les victimes des violences physiques, sexuelles, psychologiques voire économiques qui garderont à jamais les traces indélébiles des actes commis. Pour beaucoup les traumatismes et les séquelles sont à gérer sur du long terme avec des répercussions importantes sur leur qualité de vie.
Si ce livre ne parle pas directement des victimes, ils, elles n’ont jamais été pour autant ignoré(e)s.
Cet ouvrage ne cherche pas à excuser les prisonniers. Les gens n’arrivent pas en prison par hasard. Lorsqu’un individu commet un crime il faut qu’il sache en assumer les responsabilités. C’est d’ailleurs une étape importante dans le processus de réhabilitation. En dehors du fait de se retrouver privé de liberté, il s’agit aussi de savoir re-apprendre à vivre jusqu’à la fin de ses jours avec les conséquences de ses actes.
Comme beaucoup d’activités créatrices, je pense que la photographie peut contribuer à reconstruire les valeurs indispensables à une réinsertion réussie. C’est la raison de ce travail. Aider les détenus à ne pas récidiver après leur remise en liberté parce que la photographie est un acte créatif et social.
Je m’adresse à un nouveau groupe de prisonniers:
-“La meilleure compétence que vous puissiez acquérir pour faire des photos intéressantes, ce n’est pas la technique, c’est votre capacité à interagir avec le monde et les personnes qui vous entourent. Photographier c’est retrouver un sens de la civilité, le respect de soi et celui d’autrui.”

Un dimanche après midi. Je me promène avec ma chienne dans un parc savourant la lumière d’un automne déjà bien engagé.
Un ex-prisonnier me reconnaît et vient me serrer la main. Nous échangeons quelques nouvelles.
“Have you been back to the Grand Hotel?”
“Est-ce que tu es retourné au Grand Hotel?”
J’hésite un moment, surpris par la question.
The Grand Hotel?
Il me sourit, lorsque je réalise enfin ce qu’il veut dire.
Oui, j’y retourne régulièrement et j’espère bien ne jamais t’y revoir.”

Jean-Christophe Godet
Jeudi 2 Avril 2020 – Guernesey

*Note sur la traduction de “Grand Hotel”.Le terme “grand” est utilisé ici non pas dans son sens de mesure mais dans son sens d’hôtel de standing, de luxe aux cadres grandioses.

**Toutes les photos de ce projet ont été réalisées par les détenu(e)s de la prison de Guernesey.

* Pour en savoir plus sur le projet, Peter Brook (USA) a publié un interview que vous pouvez trouver ici https://prisonphotography.org/tag/guernsey/

 

La Rédaction
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