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Pour sa première carte blanche, notre invité de la semaine, le photographe Arnaud Baumann, a souhaité nous dresser un état des lieux du métier de photographe qui se paupérise depuis des années, chaque jour davantage. Arnaud a longtemps collaboré avec la presse, il n’imagine pas comment aujourd’hui un ou une jeune photographe puisse vivre uniquement de parutions dans les médias au vu de la raréfaction des commandes et de la tarification des piges. Cette première tribune est aussi l’occasion d’apporter une réflexion sur le médium, lui-même et de son évolution dans notre société contemporaine.

« La photographie est le plus grand malheur du XXe siècle. » – Thomas Bernhard « Extinction Un effondrement », 1986

La dernière parution de l’excellente revue « Like » donne la parole à Franck Courtès, ex-photographe devenu écrivain, au sujet de son livre « À pied d’œuvre » où il raconte une chute vertigineuse de son statut social… Il semble que nous partagions quelques points de vue sur l’appauvrissement de la profession.

Nous avons travaillé pour les même supports dans les années 90. La presse nourrissait encore dignement les journalistes que nous étions, détenteurs d’une Carte de Presse si difficile à obtenir. Avoir 30 ans en 2024 et compter sur sa passion pour nourrir une famille, bon courage ! Dans bien des domaines, la condition d’auto-entrepreneur a faussé les estimations du chômage (l’un des nombreux domaines où le gouvernement se moque de nous). Les photographes indépendants ne pouvaient y prétendre et n’entraient donc pas dans les statistiques. Quel est leur statut désormais ? Je me demande qui peut gagner sa vie aujourd’hui uniquement avec des parutions ? Il ne fait pas de doute que ce métier de rêve s’est changé en calvaire. Les écoles et les formations ont mis sur le marché des milliers d’individus promis à la pauvreté. Comme dans de nombreux domaines culturels, seule une élite s’en sortira.

Publication Libération 1992, Cannes par Arnaud Baumann. Vidéo Capture

L’arrivée des technologies numériques est-elle la seule responsable ?
Contrairement à Franck Courtès, j’ai accueilli ces nouveaux outils comme une cure de jouvence au début des années 2000. J’avais adoré découvrir les premiers Mac et Photoshop en 1992. Mes premières « Vidéocaptures » – 4 arrêts sur images incrustées de leur time code – m’avaient conduit à couvrir le Festival de Cannes pour Libération. L’envoi laborieux de fichiers d’1,2Mo en dix minutes par « Itinéris » – une première en France – était l’équivalent préhistorique des envois « WeTransfer » actuels. Nous sommes bien obligés d’admettre les progrès d’un smartphone qui permet de publier à peu de frais partout dans le monde et même d’exposer en galerie. Je jongle avec mes archives – y compris argentiques numérisées – pour en faire des livres et des expositions.

© Arnaud Baumann

Dans les années 70, je souhaitais la démocratisation de l’acte photographique. Je rêvais aussi d’un appareil, tenu à bout de bras, qui permettrait de faire le point tout en cadrant. La réalité a dépassé l’illusion. Le revers de la médaille avec le numérique, c’est que non seulement la valeur marchande d’une photo a fait une chute vertigineuse, mais la population entière est devenue débile. Il n’y a qu’à regarder les comportements dans les musées – avec les selfies – ou dans les transports en commun, les yeux absents des voyageurs rivés à un écran. La génération actuelle des teen-agers, si elle ne se fait pas décimer par des accidents de la circulation, pourrait bien devenir bossue et bigleuse à cinquante ans.

Une amie me faisait remarquer récemment que notre société donne raison à la pensée prédictive de Thomas Bernhard (dans « Extinction Un effondrement » texte de 1986) :
Ceux qui photographient commettent l’un des crimes les plus ignobles qui puissent être commis, en rendant la nature, sur leurs photographies, perversement grotesque. Sur leurs photographies, les gens sont des poupées ridicules, désaxées au point d’en être méconnaissables, défigurées, oui, qui regardent d’un air effrayé leur ignoble objectif, de façon idiote, repoussante. Voulait-il évoquer la photo de mode et ses mannequins tristes ? La suite est plus troublante encore. Photographier est une passion abjecte qui atteint tous les continents et toutes les couches de la population, une maladie qui a frappé l’humanité entière et dont celle-ci ne pourra jamais être guérie. L’inventeur de l’art photographique est l’inventeur de l’art le plus misanthrope de tous les arts. C’est à lui que nous devons la déformation définitive de la nature et de l’homme qui y vit, en la caricature perverse de l’une et de l’autre (…) Il conclut par une phrase assassine. La photographie est le plus grand malheur du XXe siècle.

© Arnaud Baumann

Inutile de préciser que cette pensée me dérange. Même si cette réflexion prémonitoire décrit une réalité contemporaine, elle ignore les talents qui on fait de la discipline un art. Toutefois, personne n’est à l’abri du danger. Voir la critique par Dominique Baqué*, des images signées Salgado. Elle concluait son analyse remarquable par : L’hyper-esthétisation de la souffrance s’avère une imposture éthique, et la compassion, l’un des plus dangereux ennemis du combat politique. La photographie, partout où se porte notre attention, tente désormais de nous fait croire à un monde qui n’existe que sur les réseaux sociaux. L’IA, nouvel ouragan qui va dévaster le monde réel, quant’à elle, pose la question : jusqu’à quand resterons-nous maîtres de nos vies ? J’ai beau penser qu’il s’agit d’un outil de plus, c’est triste à admettre qu’il va certainement participer à accélérer le rythme de nos existences vouées au stress et à l’abrutissement. En attendant, le grand chambardement vers une société idéale reste à inventer… Quand ? Et à quel prix ? Comment faire passer aux générations montantes l’enthousiasme qui animait ma génération à trente ans ? Il ne m’a pas quitté mais la lucidité prend le dessus.

*Carte blanche à Dominique Baqué : Sebastião Salgado, l’imposture

La Rédaction
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