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Dans son dernier ouvrage, publié en octobre dernier, l’avocate, photographe et autrice Joëlle Verbrugge s’attaque à un sujet particulièrement tentaculaire et qui est au cœur des préoccupations de beaucoup de photographes : l’Intelligence artificielle. Il lui aura fallu plus d’un an et plus de 630 pages pour établir un état des lieux complet autour de l’IA et de l’image. Un guide imposant, mais avec sa lecture fluide, l’ouvrage vous permettra de vous informer sur des sujets spécifiques liés à votre activité mais aussi d’en apprendre davantage sur les dérives de l’IA qui pour certaines, sont déjà-là.

Portrait Joëlle Verbrugge – © Alix Le Brozec copie

Moins d’un an après après la sortie de la 3ème édition de l’ouvrage « Droit à l’image et droit de faire des images », vous publiez ce nouveau livre sur l’IA. Comment avez-vous abordé ce nouveau projet éditorial ?



Joëlle Verbrugge : Je l’ai débuté en même temps que celui sur le droit à l’image. En voyant les commentaires et les questionnements qu’avaient les photographes sur le sujet de l’IA, et en m’apercevant également de la méconnaissance de juristes sur certaines réalités du monde de la photographie, j’ai décidé de commencer à archiver des documents liés à ce sujet. Un jour, dans une revue juridique, je suis tombée sur la question des avatars post-mortem, qui permettent d’utiliser l’IA pour faire revivre par exemple des victimes de meurtre ou de tueur en série… Ça m’a vraiment choquée, et je me suis demandée jusqu’où tout cela pouvait aller. J’ai eu à ce moment là le déclic de me lancer dans la rédaction de ce livre.
On était en avril 2023, j’ai commencé à organiser mes idées, en réalisant une grande mind map avec tous les sujets que je voulais aborder, j’ai ensuite structuré mes idées, puis je me suis lancée. Je me suis laissée surprendre moi-même par l’ampleur que cela prenait…

Sur l’IA, on remarque une certaine polarisation des photographes avec d’un côté de l’enthousiasme et de l’autre une réelle inquiétude. Vous sous-titrez l’ouvrage : « (R)évolution ou destruction ? Opportunité ou danger ? ». Avez-vous réussi à esquisser une réponse pour les photographes ?

J. V. : Je n’ai pas de réponse parce qu’il n’y en a pas vraiment, c’est un phénomène de société en plus d’être un phénomène technique, et on ne peut pas prétendre avoir une réponse définitive. Je crois par contre que c’est plus un danger qu’une opportunité, du côté du droit d’auteur et du droit à l’image. Il y a quand même beaucoup de dérives dans lesquelles il est très facile de tomber. 
Les gens sont en effet très polarisés, je crois que ceux qui s’enthousiasment  vont peut-être à un moment déchanter, soit lorsqu’ils vont s’apercevoir que leurs propres images (non réalisées avec l’IA) se retrouvent dans d’autres créations de manière tellement visible et « régurgitée » ou alors le jour où ils vont recevoir une mise en demeure d’un avocat qui va leur dire que leur création avec l’IA est la copie exacte d’une création originale. Ce n’est pas sûr que cela arrive, mais cela pourrait tout à faire se produire.
Je me suis beaucoup intéressée à ce qu’on appelle la régurgitation, c’est à dire les résultats générés par l’IA qui sont très proches des données d’entraînement. Je prends notamment l’exemple étonnant d’un prompt demandant le portrait d’une jeune afghane, Midjourney a restitué quasi à l’identique le célèbre portrait de Steve McCurry. 
Comment va faire un photographe lorsque pour la première fois en France, il sera poursuivi pour avoir refait avec l’IA, une photo déjà existante ? Il va avoir du mal à se défendre. 
Il est possible que les photographes commencent à avoir peur face à l’arrivée de difficultés juridiques, mais je ne l’ai pas écrit pour effrayer, mais pour qu’ils soient conscients que ce n’est pas un outil avec lequel on peut faire ce que l’on veut.

Portrait généré par l’IA d’une personne qui n' »existe pas », sauf cas de régurgitation.

Se pose également le problèmes du droit à l’image avec l’IA où l’image d’une personne peut être reproduite.

J. V. : Tout à fait ! Alors bien sûr il y a le cas où il est souhaité d’intégrer des personnalités publiques. J’ai par exemple fait des tests avec Barack Obama, d’ailleurs c’est intéressant parce que cela révèle un tout autre problème très sérieux qui est celui de l’éthique que j’évoque dans le livre (chapitre 5).
Durant la campagne électorale, il était impossible de faire des prompts avec son nom alors qu’il n’était même pas candidat ! Même chose pour Joe Biden. Pourquoi les générateurs d’image IA tels que Midjourney nous interdisent certaines choses ? Pourquoi décident-ils de ce qu’on a le droit de créer ou pas ? Il y a énormément de termes qui ne sont pas acceptés.
Je parle de l’exemple d’un ami qui fait du nu artistique et qui a voulu traiter son image avec Firefly, l’IA de Photoshop. Le logiciel a buggé, impossible de faire les retouches qu’il souhaitait. Finalement, on s’est aperçu que Firefly ne traite pas les images en local, quand il y a un bout de peau, un bout de sein ou un bout de fesse. Il n’y a pourtant rien d’illégal à cela, le nu artistique existe depuis toujours, pourquoi le censurer ?
Cela pose deux questions, notamment sur la liberté d’expression artistique, mais aussi et surtout, sur le fait que pour censurer cette photo c’est que le fichier est envoyé sur un serveur qui bloque le contenu, renvoyant un message d’erreur. Pourquoi les images sont-elles envoyées sur un serveur ? Et à quoi servent-elles ensuite ? Vont-elles ré-enrichir l’IA ? Ou bien vont elles dans des banques d’images alors que ni le photographe ni le modèle n’ont donné leur accord ?
L’IA et le nu ne font vraiment pas bon ménage, mais je suis désolée, ce n’est pas à l’IA de décider. Outre les questions de droits d’auteur et de droits à l’image, le vrai danger c’est le contrôle que prend la machine sur ce que fait chacun individuellement. Cela rejoint d’ailleurs ce que j’explique dans le chapitre 8 sur les dérives totalitaires à l’aide de l’IA et qui sont très préoccupantes. Les gens ne s’en rendent pas compte parce que, en tout cas en ce qui concerne les photographes, ils voient essentiellement le côté créatif et que l’IA leur permet de faire des choses extraordinaires mais en attendant, ça reste un outil. C’est comme un couteau de cuisine, tu peux préparer la dinde pour ta famille mais tu peux aussi tuer quelqu’un avec.

Où en sommes-nous d’un point de vue juridique pour les photographes sur l’utilisation de l’IA ? Notamment pour la protection des images ?

J. V. : La technique va trop vite et les solutions légales et jurisprudentielles seront toujours plus lentes. Pour les images existantes, le mal est déjà fait. Ce que l’on peut dire sur le droit aujourd’hui c’est qu’il y a beaucoup de procédures en cours lancées essentiellement aux États-Unis par des groupes d’auteurs contre des IA qui ont aspiré tout un tas de photos et d’œuvres d’art. En Europe, l’Allemagne vient de rendre son premier jugement et il ne va pas dans le sens des photographes. Elle oppose Robert Knesheke à Laion, plateforme qui crée et diffuse des modèles d’IA en open source, pour entrainer des modèles d’apprentissage. Le tribunal a débouté le photographe de ses demandes, estimant que Laion était un organisme de recherche, lui conférant d’invoquer l’exception de fouille de textes et de données, ce qui signifie en plus que l’opt-out (ndlr : permet de signifier que vous refusez que vos photographies soient utilisées par les plateformes d’IA) n’est pas permis.
Cette procédure est très importante parce que c’est la première qui est lancée en Europe, si cela se confirme dans d’autres décisions, quel que soit le système juridique, le seul fait qu’une œuvre soit intégrée dans une base de données ne serait pas en soi une contrefaçon. Ce n’est pas du tout favorable pour les photographes.

En Europe on a l’IA Act qui est sensé protéger les œuvres, mais j’explique dans le livre pourquoi il est impossible que cette législation européenne ait une utilité quelconque pour des raisons techniques, ils imposent aux IA de fournir des données sur toutes les oeuvres qui ont été aspirées d’une façon lisible, mais il est impossible de faire un rapport lisible d’introduction de milliards d’images dans une base de données ! Soit les législateurs et experts n’ont rien compris, soit ils n’ont pas bien pensé, soit ils ont fait l’impasse dessus parce que les lobbies qui ont matraqué les députés européens depuis cinq ans sont extrêmement puissants.

Aujourd’hui en France, est-ce que l’on peut rassurer les photographes sur le fait qu’ils sont créateurs de leurs propres œuvres réalisées grâce à l’IA ?

J. V. : Alors, rassurer je ne sais pas, on peut leur dire qu’en cas de litige, ils devront redoubler d’efforts en termes de démonstration de l’originalité devant un juge. Car ils doivent démontrer en quoi l’image porte l’empreinte de leur personnalité si une IA est intervenue. C’est pour cela que je conseille toujours aux photographes de sauvegarder toutes les étapes de création, alors oui c’est long, mais une procédure perdue l’est encore plus et coûte très cher.
Mais on ne peut absolument pas prédire comment les juges français vont trancher. C’est impossible. Déjà que les procès pour prouver l’originalité de l’œuvre en photographie hors IA, sont compliqués, alors avec, ce sera encore plus difficile. Il faut se rendre compte que quand l’IA va rentrer en ligne de compte, cette question d’originalité pour les juges sera du pain béni pour diminuer le nombre d’affaires qu’on leur soumet. De par leurs structures surchargées et le peu de moyens, ils sont obligés de trier en amont. Et pour cela la meilleure chose à faire, c’est petit à petit rejeter tout ce qui concerne l’IA, et ainsi décourager les gens à agir

Quels seraient les conseils donneriez-vous aux photographes ?

J. V. : Pour les utilisateurs d’IA, d’une part il faut être parfaitement transparent, d’abord parce que toutes les lois prises un peu partout dans le monde imposent cette transparence, et ce quel que soit le secteur d’activité, ce qui inclut les artistes auteurs. Il faut être très prudent contractuellement quand on veut vendre une œuvre créée avec l’IA, parce qu’une question persiste : est-ce que l’administration fiscale autorise qu’une œuvre créée avec l’IA numérotée ait une TVA à taux réduit ? Parce que jusqu’à présent la TVA à taux réduit concerne les photographies créées par l’auteur, tirées par l’auteur, numérotées par l’auteur et dans une limite de 30 exemplaires, tous supports et formats confondus.
Et en termes de droit des contrats, quand un photographe vend à un collectionneur une photo, rien ne l’empêche d’acheter des créations faites par l’IA, mais il doit être informé. On ne peut pas mentir à un collectionneur, pour moi, cela constitue une violation du droit des contrats. Il y a des exemples ou des photos générées par l’IA sont vendues sans que cela soit précisé et c’est un problème ! Et il est fort à parier qu’il y ait un jour une procédure à ce sujet.

Pour protéger en amont ses œuvres photographiques, il faut faire une déclaration d’opt-out, mais si l’affaire de Robert Knesheke créé d’autres jugements de ce type, cela ne servira pas à rien. Aujourd’hui avec cette jurisprudence, on est obligé de considérer dans l’immédiat que c’est la vérité judiciaire. Donc ça va devenir compliqué.

Certaines IA souhaitent mettre en place des certifications pour prouver que les auteurs ont accepté que leurs œuvres soient intégrées dans leur base de données et base d’apprentissage de l’IA et qu’ils ont été rémunérés.
On pourrait très bien envisager d’autres certifications qui démontrent qu’une photographie est bien une photographie réelle, sans intervention de l’IA.
Pour moi, seules les initiatives équitables de ce type pourront fonctionner.

Est-ce qu’il y a des secteurs où le métier de photographe risque de disparaître ?

J. V. : Je ne crois pas. Cela risque peut-être de diminuer, en tout cas de perdre un peu de vitesse pendant quelques années, mais je crois qu’on est pour l’instant dans la phase de lune de miel. Certains, notamment annonceurs, graphistes, ou agences de communication qui faisaient appel à des photographes, ont tendance à privilégier l’utilisation de l’IA, mais ce n’est pas une solution magique, et le rôle des photographes reste précieux. Evidemment il y a des secteurs qui sont plus en danger, comme la photographie de mode ou de produits. Ces photographes vont devoir se renouveler pour proposer des choses différentes.
Par contre, il y a des photographes qui eux ne risquent rien, je pense aux photographes de mariage, de famille, etc. Ils vont utiliser l’IA comme un outil mais ils ne disparaîtront pas, les familles ne pourront pas être inventées.

Avez-vous un conseil aux lecteurs pour aborder cet imposant ouvrage ?

J. V. : Pour les photographes, ce que je conseille c’est de commencer par le chapitre 2, puis de lire dans l’ordre qu’ils souhaitent. S’ils sont plus sensibles au droit à l’image, qu’ils commencent tout de suite par le chapitre 3. Mais en gardant le chapitre 1 pour la fin, parce que ce sont les grandes normes qui existent un peu partout sur l’IA, et on peut s’y référer à tout moment dans le livre.

INFORMATIONS PRATIQUES
I.A & Image. Guide Juridique – Edition 2024.
(R)évolution ou destruction ? Opportunité ou danger ?
Par Joëlle Verbrugge
ISBN : 9791035986667
48€
www.droit-et-photographie.com


Entretien publié dans le numéro #376 de Réponses Photo.

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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