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Eltono, un minimaliste dans la ville

ValBa Chaumont / El Tono
Temps de lecture estimé : 11mins

Eltono n’est pas très à l’aise avec le terme « street art », anglicisme fourre-tout qui englobe aujourd’hui une multiplicité de pratiques allant du tag aux grandes fresques ultra figuratives et colorées qui fleurissent aux abords des villes. L’un est associé au vandalisme, l’autre à du muralisme d’un goût douteux et le travail de Eltono n’a pas grand-chose à voir avec l’une ou l’autre de ces catégories. Et pourtant, à l’instar de ces confrères éloignés, la rue est bien l’élément dans lequel il évolue : à la fois source d’inspiration, atelier et espace d’exposition. Rencontre avec un artiste exigeant, dont la pratique, loin de la surenchère visuelle, vise à faire réfléchir « l’homo urbanus ».

Du « blaze » à la ligne abstraite

Malgré la consonance espagnole de son nom d’artiste, Eltono est français, francilien même. Il découvre le graffiti au début des années 90 dans les quelques pages dédiées des magazines de skateboard. Comme la plupart des mecs de son époque, il a un blaze: « OTONE » (qui ne tarde pas à devenir Tono, en verlan) qu’il tag et qu’il graffe : geste et finalité ultime du graffiti. Etudiant à Saint Denis, il baigne dans l’ambiance des quartiers nord, membre du groupe GAP il fait ses classes sur les murs, les trains et les voies ferrées. A la fac d’arts plastique, il découvre cependant les travaux de So 6 et OKT, deux graffeurs « post-modernes » avant l’heure qui travaillent à l’acrylique et n’écrivent pas leur nom : un comble ! Et puis il y a Invader aussi, qui déjà officie dans les rues avec une formule redoutablement simple et solide, tout ça l’interpelle.

En 1999, la magie d’Erasmus le mène à Madrid où très prosaïquement : « il défonce les rues ». Mais malgré l’énergie dépensée à marquer son territoire et par extension, à altérer l’espace public, personne au-delà du petit cercle du graffiti local ne semble remarquer sa démarche.

C’est là qu’il range ses sprays et commence à travailler avec scotch, pinceau et peinture blanche. Au départ, ce ne sont que de simples lignes qui suivent à peu près les contours des murs et du mobilier urbain. En une semaine il en fait une dizaine, et là, tout de suite, un changement s’opère : des gens remarquent son travail, l’arrêtent pour discuter quand il est en action dans la rue. Ils sont perplexes, intéressés, attentifs en tout cas. Eltono réalise qu’en s’éloignant du geste-signature du graffiti et en utilisant, au contraire, des formes abstraites qui ne modifient qu’imperceptiblement l’environnement urbain, il créait un sas de dialogue avec les citadins.

Peinture Furtive, Madrid 2002 © Eltono

«  Le graffiti est souvent associé à quelque chose d’invasif, de vandale, d’illégal, beaucoup de riverains détestent voir ça dans leur quartier. Quand j’ai commencé ce que j’appelle les « peintures furtives », j’ai réalisé que les gens acceptaient mieux ce type d’intervention parce qu’elles évoquent un certain ordre et non pas une agression visuelle comme les graffitis ou encore les pubs. Avec ces peintures, je ne cherche pas à vendre quelque chose, ni à faire passer un message politique. », commente Tono.

La rue, la ville, le monde

L’épisode Madrilène de Tono dure jusqu’à 2010, inutile de préciser qu’il parle espagnol sans accent et que la péninsule ibérique n’a pas de secret pour lui. C’est durant cette décade qu’il ajoute un « El » devant Tono (plus pittoresque) et élabore tout un processus de création à partir de la rue et des peintures furtives qui demeurent la base de sa pratique aujourd’hui.

« Au fil des années, j’ai réussi à développer un langage graphique propre qui m’a permis de voyager et de peindre dans plus de 90 villes à travers le monde. »

Tampiquito, Mexique 2008 © Eltono

A Monterrey au Mexique en 2008, Eltono réalise 50 interventions picturales dans le quartier de Tampiquito. Ici, point de mural ou de fresque thématique, mais des lignes nettes épousant parfaitement les supports (portes, fenêtres, voitures) sur lesquelles elles sont appliquées. La même année il réalise une Installation de six sculptures dans l’East River et l’Hudson River avec l’artiste américain Momo. En binôme, ils élaborent des systèmes mécaniques simples, sculptures installées qui s’animent au rythme des mouvements de l’eau (vagues, courants et marées) et du vent. Là, on est dans l’art cinétique et pourtant, on n’a pas quitté l’espace public.

FLAP, East River Eltono avec Momo, New York, USA 2008  © Eltono

Autre exemple de la variété des approches de Eltono : une série d’affiches de couleurs qu’il colle dans les rues de Milan en 2009. Les affiches, superposées trois par trois mais dont les quatre coins sont décollés ne tardent pas à être arrachées par les passants qui interviennent donc à leur insu dans le processus créatif. Les affiches ainsi altérées sont ensuite récupérées et montrées dans la Galerie Rojo Art Space.

Publicco, Milan 2009 © Eltono

De l’aléatoire dans l’art

Si Eltono se définit davantage comme un « flâneur obstiné » que comme un guerrier des bombes, qu’il nourrit une approche réflective, voire comportementale sur la rue, il n’en demeure pas moins un artiste actif qui préfère les péripéties des rues au confort de l’atelier. Ses expérimentations plastiques ne l’ont pas dispensé de projets monumentaux. Au contraire, son long CV est émaillé de peintures murales de Hanoi à Madrid en passant par des banlieues dijonnaises et les murs londoniens (dans le cadre de l’exposition Street Art de la Tate Modern de 2008, d’ailleurs). Eltono travaille sur des murs, grands et petits, en revanche, on ne trouve rien de figuratif dans ses créations mais des lignes, des aplats de couleurs impeccables, des structures géométriques colorées, mais rigoureuses.

Modo n°6 Castellon, Espagne 2016© Eltono

Depuis 2010, il applique des procédés génératifs pour réaliser ses peintures murales (notamment une série au long cours intitulée Modo). En observant des codes générés aléatoirement via ordinateur ou plus simplement avec des dés, il définit des règles en amont de la réalisation : forme, couleur, position dans l’espace. Ces règles ainsi posées, la peinture peut en quelque sorte s’exécuter d’elle-même. Elle est comme une partition que Eltono suit, seul ou accompagné.

Modo n°6 Castellon, Espagne 2016© Eltono

« « Les peintures génératives se prêtent particulièrement bien au travail collectif. Puisque la forme de la pièce est définie avant l’exécution, tout le monde peut collaborer à la réalisation en appliquant les règles. Et puis, du point de vue de ma pratique, ce système me permet de me mettre dans des situations où, comme dans la rue, le hasard et la contingence influent directement sur la création. »

Au cœur de la démarche de Eltono, il y a la rue mais aussi une réflexion sur l’exercice périlleux qui consiste à translater les créations produites dans l’espace urbain à l’intérieur des murs lisses d’une galerie. Ce débat ne date pas d’hier et a fait l’objet de querelles entre les puristes de la « street credibility » et d’autres pour qui l’artiste, qu’il soit « urbain » ou non, peut prétendre à vivre de ses productions. En 2018, il est Eltono, lui, vit à 100% de son art mais se refuse à peindre des toiles en série sous prétexte de se rendre « collectionnable ».

Fluctuaciones, exposition solo à Saragosse, Espagne © Daniel Perez

Promenades, expo. collective « Mapping the city » à la Somerset House, Angleterre,2015

« « Toutes les interventions que je fais aujourd’hui, notamment en galeries et musées, naissent d’une réinterprétation de mes expériences dans la rue. En Chine, où j’ai habité entre 2010 et 2014, j’ai beaucoup marché et réfléchi à l’urbanisme. A Pékin je faisais des balades tous les mardis dans l’idée de réaliser des créations spontanées sur le chemin. Chaque balade était rigoureusement documentée. Toute cette documentation m’a inspiré de nombreuses pièces qui ont été exposées en galerie comme des sculptures sur bois reprenant mes déplacements à Pékin en 2013 ou à Saragosse en 2016 par exemple ».  ».

Le dédale, centre-ville de Belvès, France 2016 © Eltono

Après ses épisodes madrilènes et pékinois, de nombreux voyages et résidences qui l’ont mené au Brésil, au Cap Vert ou aux Acores, Eltono est de nouveau basé dans l’hexagone depuis 2014. Il est très productif et accumule les projets mais hors du sérail du « street art parisien », ce qui n’enlève rien à la qualité et à l’impact de ses créations. Au contraire, avec des actions dans des petites villes de France, là où l’espace urbain est moins dense, voire où il s’étiole (comme dans de nombreux centres villes de province), ou encore dans des barres HLM aux abords des villes moyennes, Eltono colle au plus près des fondements de sa démarche, à savoir : faire réfléchir l’observateur sur son rôle dans la ville plutôt que de l’assaillir avec des images géantes.

Préparation des Flèches, Les Grésilles, Dijon 2016 © Eltono

Flèche, les Grésilles, Dijon 2016 © Eltono

Avec l’association Zutique par exemple, Eltono remporte en 2016 l’appel à projet de la ville de Dijon soutenu par le ministère de la culture et réalise une intervention intéressante dans le quartier des Grésilles. Comme beaucoup de ZUPs construites après la deuxième guerre mondiale, les Grésilles font aujourd’hui l’objet d’un réaménagement urbain où les tours et les barres sont détruites et remplacées par des immeubles d’habitation plus petits et plus humains. Les vagues de destruction ont néanmoins généré une perte de repère pour les habitants du quartier. L’action de Eltono, a consisté à fournir une nouvelle signalétique aux habitants sous la forme de plaques thermo collées et de flèches de couleur reliant les lieux d’action culturelle entre eux (théâtre, bibliothèque, MJC etc…). Étalée sur trois ans (de 2016 à octobre 2018) cette action très globale a permis de faire participer les résidents au remodelage de leur quartier. Les plaques sont élaborées lors d’ateliers ouverts aux jeunes, tandis que les bâtiments des lieux ainsi pointés sont recouverts de peintures murales exécutées encore une fois avec les habitants.

Foyer Herriot, Les Grésilles, Dijon 2016 © Eltono

Peintures furtives, murales, abstraites, déambulations, parcours dans la ville, cet aperçu non exhaustif des travaux de Eltono montre comment cet amoureux de la rue et du hasard a su développer un langage visuel rigoureux qui au final lui confère une grande adaptabilité. Héritier de la culture graffiti, il en conserve la spontanéité et l’élan, mais se tient à distance du côté tape à l’œil de l’art urbain actuel. « Quand j’ai commencé dans l’art urbain au … 20è siècle (rires), on faisait ça pour le plaisir de créer dans la rue et pour donner quelque chose à voir au piéton, ça ne faisait pas partie d’un plan de com’ pour les réseaux sociaux. Aujourd’hui il y a un trop plein d’images en ligne et les gens regardent moins la rue. Des amis taggeurs de Madrid m’ont dit qu’ils taggent en plein jour dans les stations de métro et que personne n’y fait attention car tout le monde est bloqué sur son téléphone ».

Biensûr, (et heureusement) Eltono est présent sur instagram où il documente chacune de ses interventions à travers le globe, néanmoins, dans la débauche d’images de notre monde connecté, son approche de la rue et de l’art urbain et ses interventions subtiles en ont d’autant plus de valeur. Ses lignes calment et apaisent, ses installations questionnent et ses parcours urbains invitent à prendre le temps de se perdre et à s’échapper d’un déterminisme spatial qu’on s’impose à nous même.

Plus d’info sur le site officiel de l’artiste

http://www.eltono.com

Leo de Boisgisson
Basée en Chine pendant 16 ans, Léo de Boisgisson est depuis longtemps un élément actif des échanges culturels entre la France, l’Europe et la Chine. Expositions, concerts, débats, elle sert de pivot aussi bien à des projets variés allant des musiques actuelles aux arts visuels. De retour à Paris, elle écrit pour différents médias tout en travaillant toujours à la diffusion et à la promotion d’artistes chinois, comme le photographe Feng Li, par exemple.

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