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« 5341 » conte à rebours du Milan des cités par Denny Mollica & Hugo Weber

Temps de lecture estimé : 24mins

5341, c’est le numéro administratif de la rue Boifava, dans la sud de Milan, où Denny Mollica et Hugo Weber on passé six mois pour livrer un travail impressionnant de justesse, de maîtrise et d’intensité au plus près du quotidien d’une cité et à mille lieues des clichés journalistiques sur les banlieues. Coincés entre aspiration à une vie meilleure et fatalité paralysante, les jeunes vivent de délinquance et petits boulots, dans un univers de vies accidentées, de clichés doux amers et de sensibilités à fleur de peau. Un premier travail et un premier livre, deux projets menés tambour battant, dans lesquels ils se sont jetés sans hésiter.

Avec Denny, on s’est connus au lycée, justement dans le quartier où on a fait les photos.
On n’était pas du quartier mais on habitait pas loin. En Italie tu choisis ton cursus dès le lycée, et nous on avait choisi le graphisme publicitaire, et le lycée avec cette spécialité-là était dans le quartier Chiesa Rossa, l’église rouge, parce qu’il y a une église rouge. On était que trois ou quatre, parce que comme c’est un quartier un peu sensible, tous ceux qui ne savaient pas quoi faire allaient faire un bac pro, personne n’était intéressé par le graphisme. On a eu beaucoup de chance. Il y avait eu une réforme cette année-là et la photographie était passée à la trappe, donc le matériel devait être recyclé, alors ils nous ont tout donné, un agrandisseur, des centaines de pellicules, des appareils photo argentiques, des Minolta. J’avais un rapport assez conflictuel avec la photographie, je ne voulais pas faire ça, je ne faisais que du dessin, mais quand j’ai découvert la photographie argentique, je suis tombé amoureux.
Après l’école on s’est un peu perdus de vue, j’ai acquis de l’expérience avec Alex Majoli, pendant que Denny faisait des boulots commerciaux. J’ai passé un an à Paris et à mon retour, on s’est dit qu’on allait faire un truc ensemble sur les banlieues, comme un hommage. Et, par hasard, Orfedi, un rappeur du quartier de Via Boifava , nous a demandé de faire les photos pour son single. C’est là que tout a commencé. Il y a cette photo dans le livre, où les deux mecs pissent sur la ville depuis le toit à la fin de la nuit. C’est là qu’on qu’on s’est rendu compte qu’il avait un potentiel, qu’on tenait vraiment un sujet.

Même le titre du bouquin c’est les gars du quartier qui l’ont choisi. Nous on voulait l’appeler Boifava, les gars de Boifava, et un des gars a enlevé son t-shirt et a dit « Mais nan, vous devez l’appeler 5341, c’est le quartier, vous devez l’appeler comme ça le bouquin! » « OK, ok, on va l’appeler comme ça le bouquin. » On a eu tout de suite l’intention de faire un livre. Tous les deux, on avait fait des fanzines et des trucs comme ça. On voulait rentrer dans la cour des grands et devenir des auteurs. Et ça a été compliqué. Le livre et le fanzine sont dans deux dimensions différentes. Pour nous, le livre, c’est un certain nombre de copies, un certain format, une certaine recherche dans le papier… Quand tu fais des fanzines c’est un peu comme si tu disais je fais un bouquin mais je veux pas l’appeler bouquin parce que je veux pas qu’on le juge comme un bouquin.

C’était une façon d’installer votre démarche, de l’officialiser, en fait?

Exactement. C’était aussi se confronter au marché de la photographie en tant qu’auteur, parce qu’un fanzine c’est bien mais c’est jamais qu’un fanzine, on te regarde toujours différemment. On voulait arriver à quelque chose qui soit considéré comme assez intéressant pour faire un bouquin, puis le faire. Mais pas le truc facile du fanzine.

Mais déjà, finir le projet c’était quelque chose! On a eu de la chance, parce qu’un petit peu avant que le projet commence, Denny a fait une lecture de portfolio avec un des photographes de Prospekt, Francesco Giusti. Et pendant toute la période où on a fait les photos il nous a coaché, chaque semaine. Il nous a vraiment aidé sur la construction du langage du bouquin, il a levé beaucoup de tabous, il nous a donné beaucoup de conseils, il nous a tout le temps aidé sur l’editing, tout le temps donné des conseils, il nous a dit par exemple de photographier l’intérieur des maisons, les cadres avec les photos a l’intérieur, plein de choses comme ça. Nous, on avait le truc de peut-être pas mettre des photos en noir et blanc, pas mélanger l’argentique et le numérique, et lui nous a dit « Mais nan, de toute façon le livre se prête à un langage assez rough, foutez-vous en! » Depuis le tout début du projet on a beaucoup été influencés par des gens qu’on considérait capables de nous aider à faire un vrai projet photo, et de rentrer dans cette cour des grands.

Faire un bouquin, ça veut dire que je ne veux pas être considéré comme un amateur, je veux être considéré par le monde de la photographie comme un photographe et 5341 c’est une carte de visite, ça me donne une crédibilité que sinon je n’aurai pas. C’est un vrai bouquin, tiré en 400 copies, on a trouvé les fonds pour le faire, il y a un signification de l’editing, une recherche dans le langage. Ça nous inscrit dans un milieu et une économie. On l’a fait pour nous, et on l’a fait aussi pour voir si ce monde là réagissait positivement à notre démarche. Il est autopublié, alors maintenant on cherche des circuits de distribution, on cherche à entrer en contact avec des gens comme Red Lebanese, Nuit noire.

Les prises de vues ont duré six mois. On a commencé en octobre 2017 et on a fini en avril 2018, et après, ça a pris de avril 2018 à mai 2019 pour sortir le livre. Le plus compliqué, ça a été l’objet. Même vers la fin, parce qu’on était saturés, on n’arrivait plus à regarder les images. Maintenant, quand je regarde le bouquin je ne regarde pas les photos, les gens me parlent des images dans le bouquin, et même dans des lectures de portfolio j’ai du mal à me reprojeter dedans et à subir les critiques de la même façon. Je vois les défauts, je vois les trucs que je changerai, ça a été fait super à l’arrache, on a récupéré les copies à 3h du lancement, il y a beaucoup de choses pour lesquelles on était pas prêts, qu’on ne savait pas.

Au jour le jour, c’était pas compliqué de faire les images, simplement dans ce genre de milieu tu dois te mettre en jeu, tu fais un peu un pacte avec le diable, par exemple tu fais une photo où il y a de la coke, évidement tu dois prendre une trace de coke. Il faut qu’ils aient confiance, il faut être assez flexible pour pouvoir rentrer là dedans, mais nous on a eu la chance de venir du même milieu, même si on ne vient pas de cette banlieue-là. On avait le même background de graff, de microdélinquance, de deals, tout ça. Quand on a fait les photos pour Orfedi le rappeur, on en a profité pour prendre des contacts, on a rencontré celui qui est devenu notre fixeur, Albi. Il est dans le livre, son père est en prison parce qu’il vendait des kilos de coke. Lui, il bosse dans le sport, et il avait besoin de photos. On était dans le même crew de graff, avec une génération de décalage parce que moi je suis entré quand lui il était déjà sorti. C’est un mec intelligent, il a tout de suite vu le potentiel du délire et il nous a ouvert les portes, on est entrés grâce à sa streetcred. On est entrés, et le combat a commencé. Moi je suis super agressif, tu me dis non, je te la fais quand même la photo, et le mec il se vénère une fois, deux fois, et la troisième il s’en fout il sait que c’est Hugo, et il laisse faire.

Le travail à deux, ça a été vachement dur. Jusqu’à un peu gâcher notre amitié. En plus de tous les problèmes liés à notre inexpérience, on est deux entités différentes, avec une vision différente des choses, une façon différente des les aborder, des backgrounds différents, des skills différents. Denny, il a un travail à côté, moi j’ai tout abandonné pour faire ce projet, donc il y a eu beaucoup de fois où il ne pouvait pas venir, il fallait s’organiser… En plus je viens de Cesura, c’est les militaires de la photographie, avec Majoli tu bosses 12, 14 heures par jour, ça fait forcément des décalages. Et c’était compliqué de se retrouver à mi-chemin. Mais on a réussi. Moi je suis agressif, Denny, sa façon de travailler est plus solaire, plus construite aussi. Il va prendre plus de temps pour faire une photo, il va plus cadrer, par exemple, il a fait presque que des photos en argentique pour le bouquin. Il a dû faire une quarantaine de pellicules, alors que moi j’ai du faire 15000, 20000 photos en numérique. J’ai fait de la pellicule, une dizaine, et lui 2 ou 3 photos en numérique.

Comment se passait l’editing? Au fur et à mesure où tout à la fin?

On a toujours fait ça au fur et à mesure, chaque semaine on voyait Francesco Giusti, on regardait les photos avec lui. on avait un Mediapro, un catalogue d’organisation. Au début on voulait faire cinq personnages, on divisait par personnages : zéro étoiles dans le catalogue c’était les photos qu’on aimait pas, en 01 celles qu’on aimait d’un personnage, en 02 celles qu’on aimait d’un autre, puis d’un autre, en 05 c’était tous les tags 5341 dans la rue, on avait un autre pour tous les tatouages, on a essayé d’organiser comme ça. On a fait un catalogue avec tous les portraits qu’il y a à la fin du livre. C’est fait exprès, on avait tout structuré depuis le départ.
C’est avec Majoli que j’ai appris à structurer. La compétence qu’il m’a donnée, c’est surtout l’organisation des fichiers, des disques, tout est très bien organisé, donc à chaque fois que je cherche une photo je copie le code et je la retrouve tout de suite. Denny a apporté son calme, parce que moi j’ai besoin de quelqu’un qui me tempère, sinon ça part dans tous les sens. On marche plutôt bien ensemble. Mais au niveau personnel c’est très compliqué. Entre nous ça a été très dur. Ce qui est cool, c’est qu’au résultat, ça ne se voit pas, donc on peut dire que ça a bien marché. On est le jour et la nuit. On a fait un boulot avec Adidas et c’était la même chose, ils nous avaient appelés pour bosser tous les deux ensemble avec Vice et Adidas pour parler de la vie à Milan, et c’était justement un truc jour nuit, et lui a fait le jour et moi la nuit parce qu’on est nous mêmes comme ça. Ça se retrouve aussi dans le livre.

Certains duos mêlent leurs images et ne savent plus qui a fait quoi, vous, vous vous rappelez de qui a fait quelle image?
Evidemment. On a tellement bossé dessus, on s’est tellement engueulés sur les fichiers pour les impressions, pour l’organisation dans le catalogue, surtout quand il fallait travailler les fichiers en haute def pour les épreuves, évidemment je sais très bien quelles sont mes photos et quelles sont les siennes. Pour les prises de vue, on y allait parfois en même temps, mais on s’est rendus compte que ça ne pouvait pas marcher, parce que moi j’avais besoin de rester là, des fois je restais trois quatre jours dans le quartier, tandis que Denny, il arrivait, il restait trois heures, et il repartait. Il faut dire que c’est une peu lourd de rester avec eux toute le temps. De toute façon, on a une façon de travailler tellement différente qu’on se rencontre des fois, et après chacun fait son truc de son coté.

Comment avez-vous su que c’était fini?

A un moment donné, on regardait les photos toujours avec Giusti et on s’est rendu compte qu’on avait assez de bon matériel pour dire quelque chose de cohérent et qui raconte l’histoire du quartier, que tout ce dont on avait besoin était déjà là. A un moment donné, on a dit basta. C’est venu naturellement.
Sauf pour les natures mortes, et la photo de groupe où ils sont sur le parapet, à la Piana, la plaine, c’est l’endroit où ils sortent, un parking surélevé où ils se posent le soir. Celle là, je l’ai fait après. C’était dans le contexte des photos pour le single d’Orfedi. J’en avais déjà fait des comme ça avec lui tout seul et je voulais la refaire avec le groupe. En plus, c’était un des premiers jours de l’été donc ils voulaient bien montrer leurs muscles. Et on a ajouté aussi celle- là, la balle, même le flingue. C’est une balle de fusil à blanc, pour menacer les gens, leur faire peur. Ça sert à éloigner les chiens, et pour les mecs de la sécurité qui peuvent pas avoir le port d’armes. Quand tu connais pas tu sais pas si c’est un vrai coup de feu ou ça qui part.

Est ce que le livre est venu après ou en même temps que la prise de vue?

On pensait tout le temps. Même pas un mois après la fin de la prise de vue, on avait déjà un dummy. Puis il y en a eu une autre, et un autre, et un autre, et un autre, et un autre, et un autre… Au début, on avait organisé ça toujours avec les photos en plein format comme ce qu’on a gardé, on avait cinq personnage au lieu de 3, les plus intéressants pour l’editing. Parce qu’avoir cinq doubles pages qui s’ouvraient c’était super galère à mettre en page. Les pages qui se déploient c’est venu après. Au début, on avait fait un truc super chelou, les photos qui sont à l’extérieur des ouvertures dans une partie, puis celles qui sont dans l’ouverture dans une autre partie à la suite, séparées par une page noire et une tour. Donc à chaque nouveau personnage tu avais une page noire et une tour, on était dans une phase où on cherchait à donner du sens à l’editing et ça ne marchait pas du tout.

Comment vous avez construit le livre?

J’ai la chance que ma petite amie, Chiara Fossatti, est la photographe elle a gagné le prix Pesaresi l’année dernière. C’est un des prix les plus importants en Italie, elle travaille avec Paolo Ventura, avec Davide Monteleone, elle fait plein de trucs et elle a plein de bouquins chez nous. C’est comme ça que j’ai découvert « le 9e étage » de Jessica Dimmock, qui lui aussi a les 8e de page qui s’ouvrent comme nous avons finalement fait, ça, ça a été la source d’inspiration première. Ensuite, avec Francesco Merlini, photographe de Prospekt : on était venus le voir avec notre premier dummy, il nous avait montré le livre d’un russe qui avait lui aussi mélangé couleurs et noir et blanc, différentes appareils photo, où chaque photo semblait être faite par un photographe différent avec un langage différent, et lui nous a dit « Mais ne vous inquiétez pas pour le langage, n’essayez pas de vous forcer à faire des photos qui vont ensemble, foutez vous-en, faites les photos comme elles sont. » Ensuite, il y avait Gabriele Micalizzi de Cesura, qui avait fait un boulot pour Nike avec Tedua, c’est un rappeur un peu le Moha la Squale italien. Ils avaient présenté ça au Leica Store avec des wallpapers géants qui ressemblaient à ce qu’on avait envie de faire dans les pages qui s’ouvrent. Je fais déjà beaucoup de collage, donc c’était le bon moyen de tout jeter dedans, parce que c’était une peu compliqué, on voulait mettre dix quinze photos pour chaque personnage à l’intérieur des huitièmes, et on voulait pas que ce soit divisés en blocs, que les photos se mélangent pour avoir cette sensation d’intimité que tu as quand tu rentres chez quelqu’un. À chaque huitième c’est des photos plus perso avec les personnages, tous les trois ont des photos avec leurs parents, avec des interviews. C’est les trois facettes du quartier. Il y a le mec qui a un univers un peu maffieux, mais qui a choisi de ne pas être maffieux, c’est Albi, notre fixeur, dont le père vend de la coke, il y a Pippo, qui est un peu mon préféré, qui a le texte le plus long, il a perdu sa mère quand il avait vingt ans, maintenant il est un peu sous coke, il arrive pas à arrêter, mais c’est un mec super sensible avec qui tu peux vraiment discuter. Et t’as le troisième, le wanabee, le keke, le vantard, qui raconte des histoires de boloss.

Quand on parle des quartiers on a tendance à les dévaloriser, à tomber dans des stéréotypes, et bien sûr, ce livre aussi a des stéréotypes, et eux -mêmes ils donnent une image un peu stéréotypée, mais derrière, il y a des choses qu’on ne voit pas, les problèmes sociaux, des mécanismes, le fait que si tu habites dans un bled comme ça, t’as pas de thunes, t’as pas beaucoup d’opportunités, d’ouvertures vers l’extérieur, donc t’es bloqué dans le quartier. 5341 c’est ça c’est aussi, revendiquer une existence au-delà de ce que la société te donne, et en l’occurence, ici c’est rien. Donc, ces mecs-là ils disent « Nous on existe, on est 5341 », et même le fait que ce soit un peu lié à l’état, parce que c’est le code d’identification administratif de la rue, c’est toujours ça : on existe, on est liés à un endroit physique, c’est notre quartier, c’est nous. C’est leur façon d’aller au-delà, et ils ont des vécus qui sont beaucoup plus intéressants que la plupart des gens qui parlent mal de la banlieue. Et on a essayé de faire ça avec un regard romantique, sans trop juger. Des fois on fait des photos un peu ironiques, mais on reste bienveillants, on voulait que les gars se retrouvent dedans, que eux-mêmes soient fiers d’en faire partie, c’est bien eux qui sont en train de parler d’eux mêmes et de leur quartier. C’est pour ça aussi qu’on a décidé de retranscrire les enregistrements audio en les gardant bruts sans les réécrire. C’est eux qui parlent.

Qu’est ce qui a évolué entre la première et la dernière maquette?

Ça a beaucoup évolué grâce à Manila Camarini, la photo editor de la Repubblica. C’est elle qui a eu l’idée de construire l’histoire sur une journée et ça marche très bien. Le bouquin commence à l’aube et finit à la fin de la nuit. Ça donne du sens, un rythme, et eux-mêmes ne vivent pas de la même façon de jour et de nuit de toute façon. Ça a donné ce rythme qu’on n’arrivait pas à créer par nous mêmes.
Le matin, le quartier commence à se réveiller, doucement, ils vont au boulot, ils fument leurs premières clopes, la journée passe, et le soir, la nuit, le bordel commence, le feu d’artifice part et ça éclate, et la nuit finit et ils pissent sur le monde.

La couverture noire, c’est dû à un gros coup de bol et une limitation technique. On n’avait pas les thunes pour faire une super couverture mais on ne voulait pas faire une couverture classique, pour ne pas donner une fausse lecture du livre. Et le graphiste a dit que ce serait cool de tenter un noir sur gris foncé, un peu en relief, on a fait deux essais et ça marchait. Le graphiste, c’est un pote, le coloc de Denny, il était là des le début. Il a fait la couverture, il a mis en page tous les textes, quand on avait les premières versions des huitièmes il les a remaniées et c’est lui qui a tout fait sur l’abondance, le fait de laisser des espaces. Il a fait ce que nous on aurait pas pu faire, même en ayant les feedbacks des gens, parce qu’on a pas cette culture de l’objet, nous on fait les photos, on a un regard photographique.
On montrait les photos à tout le monde on avait tout le temps des photos sur nous, on avait fait des petites impressions, des tirages de lecture, et quand on a eu les maquettes on avait toujours les maquettes avec nous, là maintenant j’ai toujours le bouquin sur moi. A l’époque on se confrontait tout le temps à tout le monde et tous les gens qui ont participé ont suivi le projet depuis le début parce qu’on était tout le temps en train d’intégrer tout le monde, les avis des uns des autres pour faire évoluer le bouquin.

Ça marche vraiment de demander sans cesse l’avis aux autres? Qu’est ce que ça a changé?

Ouais ça marche. Il y a des choses dont tu ne peux pas te rendre compte tout seul si personne ne te le dit. Après, on a toujours été chercher des gens dont on savait qu’ils auraient des avis constructifs pour faire évoluer le boulot. J’ai pas la prétention à mon âge de me dire je vais faire un bouquin et que je vais le faire tout seul. On a beaucoup beaucoup de contacts, donc on les a vraiment utilisés. L’autre jour j’ai fait le compte j »ai recherché dans mes email 5431: j’ai envoyé 1700 mails.

Et ça a payé?

Oui.

On a fait beaucoup de lectures avec des éditeurs, mais ils disaient toujours qu’ils n’avaient pas de thunes, on en reparle dans six mois, on ne sait pas, le pourcentage, on le met dans cette collection-là mais il faut qu’il soit comme ci, alors à un moment on leur a dit « Vous savez quoi, va f’anculo, on va le faire nous mêmes », alors on s’est mis à chercher les fonds. D’abord en cherchant des publications papier, pour financer le bouquin mais on n’a rien trouvé, le langage-là ne se prête pas à une publication. Manila Camarini par exemple, elle nous adore, elle nous propose au rédacteur en chef mais au final c’est bien le rédacteur qui décide et c’est non, et il y a eu plein de magazines comme ça, comme GQ, qui étaient intéressés, Vanity Fair, mais ça n’aboutissait pas. Alors on a tenté les prix, on a rien gagné du tout. Et, à un moment donné, il y a un gars, de IUTER, une marque de fringues. Le boulot lui a plu. Il vient du même quartier, c’est un des potes de Albi, notre fixeur, et c’est le manager de la communication du brand, et ils investissent souvent dans le self publishing, ils sont aussi sponsors du Skate and surfing Festival à Milan, ils font plein d’initiatives comme ça liées au marché parallèle de l’art, plus street, avec du rap. Ils ont financé plein de vidéos de rappeurs. On les a rencontrés, et ils sont tombés amoureux du projet. Ils ont rien demandé en échange. Ils nous l’ont dit cash. Nous on arrivait on avait plein de proposition qu’on avait imaginées en amont, du genre on vous cède les droits sur des photos pour faire des tshirts, etc, et eux ils ont dit non, on s’en fout, on veut que vous fassiez le bouquin, on veut que vous le fassiez comme vous voulez, le projet est génial, c’est notre truc, ça nous parle, on veut rien à part le logo sur le livre, on veut pas en faire un objet marketing, donc faites-le, on peut vous donner tant, et faites-le.

Et comme on a eu de la chance et que le monde est marrant, on avait fait plein de devis chez des imprimeurs, et même avec le financement de IUTER on aurait pas réussi à couvrir nos dépenses. Alors un jour on va voir encore un imprimeur, qui nous fait un super prix, on se dit putain mais c’est génial enfin quelqu’un qui l’air d’être honnête et qui a envie de bosser, ça va être cool, et on voit des catalogues de IUTER. On lui dit que c’est avec eux qu’on va faire le bouquin, et là il nous dit « Mais je bosse tout le temps avec eux, je suis leur imprimeur! Attends on va refaire le prix! » Et ils ont encore baissé le prix! Et on a eu les bouquins trois jours avant la sorti, on galérait avec les fichiers, on était tout seuls, Vice nous avait fait un sponsoring media pour le lancement, c’est à dire qu’ils nous ont aidé économiquement, on avait des posters géants qu’ils nous ont aidé à imprimer. Le directeur créatif de Vice avait bien kiffé le boulot et on devait faire le lancement du livre le 24 avril parce que le 25 c’est mon anniversaire, c’est un peu stupide mais je voulais que le bouquin sorte pour mes 25 ans. Il nous a passé un boulot avec Adidas qui a duré presqu’un mois, et donc on a dû repousser le lancement de deux semaines. Et on a concentré l’effort qu’on aurait dû mettre en un mois en deux semaines pour avoir les livres prêts pour la date de sortie. Parce qu’on avait réservé l’endroit, on avait les livres, la communication, le lancement, et en même temps le boulot d Adidas est rentré, donc on déplace un tout petit peu la date et on va faire en sorte de réussir tout faire. Adidas nous avait donné une totale liberté pour faire ce qu’on voulait et c’était super cool, donc on s’est complètement jetés dedans et on s’est retrouvés à la fin complètement épuisés avec deux semaines de temps pour faire ce qu’on aurait dû faire en un mois et on a tracé, sans dormir la nuit, pendant deux semaines, il fallait que ce soit bien, qu’il n’y ait pas d’erreurs. Il n’y a pas de grosses erreurs dans le livre. Seulement des petites erreurs. J’ai travaillé avec beaucoup de photographes qui font des trucs super mais qui ont un rapport au bouquin très complexé. Ils ont toujours ce sentiment que « aaaaah ça va pas, donc je vais le refaire ». Moi, je ne voulais pas ça. Je veux faire un bouquin, et je vais me donner les moyens pour le faire. Et ça a été tellement éprouvant, de s’investir à 100%, faire comme si c’était un boulot à temps plein mais sans la tune derrière, et vraiment on voulait pas être comme tous ces photographes qui disent que là je vais le refaire et le refaire, et après en fait ils ne font rien. On s’était donné cette date-là, on a trouvé la tune, on avait plus aucune excuse on devait avancer, le bouquin doit sortir, il doit être compétitif, et il est…bien. C’est un bel objet, on est contents de le regarder en tant qu’objet, et les gens le regardent comme bouquin. Déjà ça, c’est accompli. Après, quand tu regarde les photos pour nous il y des erreurs, il y a des photos qui devaient être en haut définition qui ne sont pas en haute définition, des choses comme ça, mais c’est pas handicapant, parce que même ça on est sauvés par le fait qu’il y ait plein de langages dedans et ces photos-là par exemple les gens trouvent que ça passe crème parce qu’on dirait que c’est fait avec un téléphone.

https://www.iuter.com/it/news/426/5341-represents-milano

Carine Dolek
Carine Dolek est journaliste, critique et commissaire indépendante. Directrice artistique de la galerie Le petit espace, Co-fondatrice du festival Circulation(s) et membre de l’association Fetart, elle préfère les questions aux réponses, et a exposé, entre autres, the Dwarf Empire, de Sanne de Wilde, The Curse - La malédiction, de Marianne Rosenstiehl, The Poems, de Boris Eldagsen. Elle est également lauréate du Young Curator Award de la Biennale de Photographie Photolux (Italie).

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