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Carte blanche au collectif la Part des Femmes : L’écriture pour action par Marie Docher, membre du collectif

Temps de lecture estimé : 8mins

Pour leur troisième carte blanche, le collectif La Part des Femmes – que nous recevons cette semaine comme invité – nous explique l’important travail d’écriture qu’elles mènent et qui est au cœur de leurs actions. L’un des derniers textes publié sur leurs site et intitulé « Ma bite et mon boîtier » en réaction à la sortie du livre « BKK » de Yan Morvan a fait le buzz et a suscité un très grand nombre de réactions.

Depuis déjà cinq ans, sur son blog “Atlantes et Cariatides » Marie Docher, alias Vincent David, alertait en vain les directeurs successifs des Rencontres d’Arles sur la faible visibilité des femmes photographes dans les expositions du festival.
En août 2018, appelle Marie Docher. Elle comprend qu’il faudra encore beaucoup de temps et d’argent public avant de desserrer l’étau. Celle-ci s’en ouvre alors à quelques photographes et professionnelles de la photographie , avec l’idée qu’il est temps d’agir et d’écrire une lettre publique. Nous ne nous connaissons pas toutes dans la “vraie vie”, et pourtant, nous entamons une suite passionnée et ininterrompue d’échanges, de partages d’expériences et d’idées qui s’avère dès le départ constructive, enrichissante et enthousiasmante. Nous n’étions plus seules, nous étions en commun, nous avions une multitude de choses à partager et à dire, à défendre, avec l’envie impérieuse de nous mobiliser.
Nous avons donc commencé par cette lettre. Il nous fallait mobiliser largement : le collectif s’est constitué à cette occasion (d’autres nous ont rejointes depuis). Son nom était une évidence : LaPartDesFemmes.
La lettre paraît dans Libération le 3 septembre 2018. Elle est signée par plus de 500 personnalités de la scène photographique internationale.
Une semaine plus tard, Mediapart offrait un espace au collectif pour y ouvrir un blog, avant la création d’un blog propre.

Nous écrivons deux types de texte : ceux qui constituent le socle de notre réflexion, sous la forme d’articles, et des publications sur les réseaux sociaux, par définition à durée de vie plus éphémère, mais tout aussi efficaces. Avec les mêmes objectifs : démonter les mécanismes et les mythes spécifiques au secteur de la photographie afin d’engager ses actrices et acteurs dans une réflexion que nous pensons indispensable.


Comment écrivons-nous un article ?

Il y a des sujets que nous élaborons en interne et que nous nourrissons d’études et de débats, à partir de nos préoccupations : par exemple certaines pratiques de photojournalistes encore trop empreintes de colonialisme, ou encore les arguments tels que le « talent » ou la « pertinence des travaux » qui sont parfois mobilisés pour justifier le peu de femmes dans certains festivals. Chaque fois, nous débattons, nous partageons des idées, des articles, des lectures, des programmes de radio, des paroles relevées sur les réseaux sociaux, sur lesquels certaines d’entre nous font une veille active.
Quant un jour, un évènement arrive qui s’impose comme un angle d’attaque du sujet, nous nous lançons ! Parfois, c’est le post d’un photographe ou d’un directeur de festival sur les réseaux sociaux, ou l’annonce des lauréats de prix (dont nous connaissions souvent bien à l’avance les résultats, non que nous soyons des pythies : nous observons simplement les systèmes).

En règle générale, nous entrons en contact avec les protagonistes pour tenter un dialogue. La plupart du temps, c’est peine perdue : ils refusent malheureusement de discuter. Par exemple, nous avons eu vent d’un directeur de festival se « plaignant » de ne pas recevoir assez de dossiers de femmes, justifiant ainsi leur faible présence récurrente. Alors que nous lui proposions notre aide gratuite pour l’aider à susciter davantage de candidatures féminines (ce que nous avons fait, en vain), il nous a d’abord ignorées avant de décréter que ce n’était pas son problème. Ces refus, ces portes fermées, sont signifiantes et font partie des systèmes que nous tenons à faire changer, donc nous déclenchons le processus d’écriture.
Généralement, nous discutons ensemble des arguments à développer, vérifions les informations que nous recevons, croisons les sources. C’est chaque fois une source d’échange d’idées, de réflexions, d’avancées pour chacune d’entre nous, de coups de gueule, d’exaspération même parfois face aux situations ou aux interlocuteurs auxquels nous nous confrontons. Et de fous rires souvent, il faut bien le reconnaître, car ce travail commun créé une solide complicité et une connivence intellectuelle entre les membres. Le premier jet d’un texte est ensuite enrichi par plusieurs membres, soumis à l’ensemble du collectif puis mis en ligne.

Certains sont signés par Marie Docher et d’autres conservent l’anonymat indispensable pour protéger les autrices. Oui, il y a des risques objectifs à écrire, à parler dans ces milieux comme dans d’autres. Certaines sont salariées ou vacataires et connaissent les positions hostiles de leur environnement, d’autres ont fait l’expérience de la mise à l’écart de festivals en signant la lettre « Paye ta Photo ». Nous connaissons le poids des injures, du harcèlement et des menaces récurrentes, minoritaires certes, mais choquantes.

Quelle est la réception de ces textes ?

Evacuons en premier lieu le seul reproche : « vous êtes violentes/agressives ». Si nous pouvons parfois mobiliser un ton un brin moqueur ou caustique nous ne sommes jamais dans une posture de violence ou d’agression. Lorsque nous avons interpellé les Rencontres d’Arles, ça faisait 5 ans qu’aucune réponse n’était vraiment apportée aux demandes légitimes des femmes. La violence résidence dans la situation, le système que nous démontons. Il ne faut pas se tromper. Certains articles n’auraient jamais été publiés si il y avait eu une ouverture au dialogue de la part de nos interlocuteurs. Nous ne sommes pas là pour faire du buzz ou gagner quoique ce soit pour nous-mêmes. Aucune n’entre nous ne tire un bénéfice personnel de son engagement dans le collectif. Nous travaillons à une révolution des pratiques. Il est violent de se rendre compte que nous participons à un système discriminant, injuste, mais avec un peu de temps et de recul, la plupart de nos lectrices et lecteurs comprennent que ce ne sont pas les messagères qui sont agressives, mais ce que la lettre décrit.

Depuis 2014, date des premiers articles d’Atlantes et Cariatides jusqu’à ceux de LaPartDesFemmes, les choses ont changé. Dans un premier temps ce sont les femmes qui ont pris conscience peu à peu que les difficultés qu’elles rencontraient étaient structurelles. La prise de conscience de Jean-Luc Monterosso, alors à la tête de la MEP (Maison européenne de la photo), doit être évoquée : son apport direct et indirect à ce travail de compréhension a contribué à « emmener » quelques hommes. La lettre aux Rencontres d’Arles et la formation du collectif ont élargi notre audience et les textes sont devenus plus efficaces puisqu’enrichis par un travail de groupe.

La réception du dernier article publié, « Ma bite et mon boîtier » est significative. Sa rédaction a été motivée par la sortie du livre « BKK » de Yan Morvan présentant sans contexte aucun les photos faites il y a 30 ans lors de son séjour dans les milieux de la prostitution en Thaïlande. Comme expliqué dans le texte, là encore un contact avait été établi avec l’auteur, avec à la clé cette seule réaction, sans lien aucun avec la question posée : « je ne suis pas politiquement correct ».
Plusieurs de nos confrères ont partagé le texte et l’ont commenté de façon constructive et construite. Nous n’avons pas entendu le lassant « oui, mais pas moi ». Les retours dont on nous a fait part nous ont étonnées, même si nous sentions bouger des lignes depuis l’article précédent. Aux très rares attaques du style « vous mettez un homme à terre », ce sont précisément des hommes qui ont répondu. Des questionnements sont apparus publiquement que nous n’avions pas vu venir. Et surtout nous avons reçu de nombreux messages dans lesquels les mots « salvateur » et « merci » ressortaient. Cette formule aussi : « ça nous libère du poids de ce mythe ». Ce texte a marqué un tournant dans la perception de notre travail. Bien sûr, il y a toujours quelques atlantes et cariatides* pour s’indigner, mais avec un écho très faible.

Les réseaux sociaux sont un support d’action passionnant. Lorsqu’une publication nous est signalée sur des problématiques qui nous intéressent, nous nous concertons et engageons parfois des conversations qui peuvent durer deux jours voire plus. Nous savons qu’elles sont très suivies et qu’elles permettent de développer des arguments au fur et à mesure du fil de discussion et des intervenant·es. Dans ce cas nous sommes en contact quasi permanent entre membres du collectif, même si une seule d’entre nous s’exprime.

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