Interview Art ContemporainOtherSide

Rencontre avec Cécile Godefroy commissaire « Les musiques de Picasso », la Philharmonie

Temps de lecture estimé : 9mins

L’exposition “Les musiques de Picasso” présentée à la Philharmonie de Paris en partenariat avec le Musée national Picasso-Paris avec le soutien exceptionnel de la famille Picasso est un projet et axe de recherche mené par Cécile Godefroy commissaire. Elle revient sur la genèse de cette approche encore jamais explorée et les enjeux de l’imaginaire musical dans le vaste corpus picassien.

Portrait de Cécile Godefroy Cc. France Fine Art

Historienne de l’art et docteure de l’université Paris IV Sorbonne, Cécile Godefroy enseigne auprès d’universités françaises et américaines à Paris. Auteure de nombreux ouvrages de référence dont “Sonia Delaunay les couleurs de l’abstraction” en qualité de co-commissaire de l’exposition au MAMVP et à la Tate modern de Londres en 2014, elle publie de plus de nombreux essais sur l’oeuvre de Picasso et a été co-commissaire de l’exposition “Picasso. Sculptures” présentée au Musée national Picasso-Paris et à BOZAR Bruxelles en 2016-17.

La place de la musique dans le processus créatif de Picasso n’avait pas encore été autant explorée : comment est né ce projet ? et en quoi la Philharmonie était-elle le lieu idéal ?

Le projet est né il y a 4 ans d’une discussion croisée entre la Philharmonie, le Musée national Picasso-Paris et moi-même pour étudier si le sujet pouvait faire l’objet d’une exposition en soi accompagnée d’une publication. Très rapidement nous nous sommes rendus compte de la richesse de ce sujet, tant au niveau de l’œuvre de Picasso que de sa vie, de ses amitiés avec les musiciens, compositeurs et chanteurs. Nous avions face à nous un sujet fascinant, peu traité ou de manière assez isolée et parcellaire alors qu’il s’agissait ici de l’aborder dans sa totalité.
La Philharmonie s’imposait comme le lieu idéal car dans cette exposition il s’agissait de donner à voir les musiques mais aussi à les entendre et ce lieu offrait non seulement des équipes techniques dédiées mais également de musicologues et conservateurs de la musique pour nous aider à mettre en œuvre ce projet pluridisciplinaire qui propose non seulement un parcours d’œuvres comme dans toute exposition classique mais aussi un parcours sonore.

Pablo Picasso (1881-1973) Nature morte à la mandoline Stedelijk Museum Amsterdam A6437.P. A. Regnault Collection ©Succession Picasso 2020

On y découvre la collection d’instruments de musique de l’artiste, ce qui est rare et exceptionnel, comment avez-vous permis cela ?

Dès les premières discussions et une fois que le projet a été acté par la Philharmonie et le musée Picasso, nous nous sommes rapprochés de la famille de Picasso qui a tout de suite été très enthousiaste et a répondu très favorablement en nous livrant des témoignages, en facilitant l’obtention de certains prêts et également en nous confiant les instruments de musique qui ont appartenu à l’artiste et qui n’avaient jamais été montrés jusqu’à présent. C’est une réunion inédite et exceptionnelle autour d’une vingtaine d’instruments qui ont pu faire l’objet d’une étude et d’un travail de restauration par les équipes de la Philharmonie.

Comment avez-vous imaginé le parcours en lien avec le Musée Picasso-Paris ?

C’est un parcours à la fois chronologique et thématique puisque nous pouvons avec ce sujet musical couvrir toutes les périodes de vie de Picasso depuis ses débuts, son enfance en Espagne jusqu’aux dernières années à Mougins au Mas de Notre Dame de Vie. Nous proposons une déambulation dans la vie et l’œuvre de l’artiste par grandes périodes, mais qui comme on le voit dans presque chaque section, déborde de son fil chronologique par le biais de ces musiques qui l’accompagnent. Même quand il ne vit plus en Espagne, la musique est toujours présente dans son imaginaire, dans son cœur et cette Espagne est amicale, picturale mais aussi sonore.
Suivant une scénographie de Jasmin Oezcebi, le parcours se divise en 9 sections qui nous permettent de couvrir toutes les années de Picasso mais aussi tous les supports engagés : peintures, dessins, sculptures, gravures, carnets de dessin mais aussi des documents d’archives, des objets, des costumes et des instruments qui témoignent d’un rapport plus intime du sujet. Ces instruments nous plongent au cœur de l’atelier puisqu’ils étaient toujours présents, et ce dès l’époque cubiste, aux côtés de Picasso dialoguant en quelque sorte avec les œuvres tout au long de sa vie. Il y a des moments où Picasso s’en inspire directement notamment pendant la phase cubiste quand il « décortique » les instruments à cordes -, mandolines, violons et surtout guitares -, de façon à pouvoir mieux en proposer une toute autre lecture, une autre vision qu’il s’agisse des dessins ou peintures en deux dimensions ou des petits assemblages en trois dimensions comme cette très jolie guitare en carton que nous présentons qui nous est prêtée par le musée Picasso.

Pablo Picasso (1881-1973) La Flûte de Pan Paris, automne 1923
Huile sur toile Musée national Picasso-Paris Dation Pablo Picasso, 1979. MP79 Photo © RMN Grand Palais (Musée national Picasso Paris) / Adrien Didierjean © Succession Picasso 2020

Focus sur les liens de Picasso avec les Ballets Russes et sa collaboration avec Diaghilev par l’entremise de Jean Cocteau

C’est un chapitre à part entière et ces collaborations de Picasso avec les Ballets Russes dirigés par Serge de Diaghilev se nouent autour de 4 ballets essentiels : Parade 1917 sur une musique d’Erik Satie et chorégraphie de Léonide Massine, le Tricorne (1919), Pulcinella (1920) et Mercure (1924), créé au Théâtre de la Cigale dans le cadre d’une commande du Comte Etienne de Beaumont.
A l’occasion de ces ballets Picasso signe le rideau de scène, les décors et les costumes. C’est un véritable engagement de sa part. Il s’implique dans ces projets qui marquent pour la première fois cette fameuse quête de synthèse des arts qui anime un grand nombre d’artistes au XXème siècle. Il s’agit en effet de mettre en dialogue au sein d’un lieu unique plusieurs types d’expressions comme la peinture, un art de l’espace à l’art du temps qui est représenté par la chorégraphie et la musique. Ce sont des associations faites à des moments très précis et à grande échelle. Picasso pour la première fois se confronte à cette question de la monumentalité et va pouvoir appliquer des expérimentations qu’il a réservés jusqu’alors au domaine de l’atelier et pour la plupart restées à un état confidentiel quand on songe aux travaux cubistes créés en cordée avec Georges Braque et plus particulièrement les constructions réalisées à partir de rebuts de bois et autres assemblages en papier.
Ces quatre ballets constituent un moment très important car Picasso travaille directement avec les compositeurs, il participe aux discussions, noue des amitiés et l’on sait combien les échanges avec Satie au moment de la création de Parade qu repose sur un argument de Jean Cocteau, ont été essentiels au compositeur qui a tenu en compte des suggestions de Picasso presque davantage que celles de Jean Cocteau.

Si l’on connaissait la figure du saltimbanque, en quoi la figure du musicien le fascine -t-il autant ?

Il y a une forme d’identification qui apparait assez tôt dans les travaux de Picasso.
On sent déjà toute l’empathie que Picasso éprouve pour ces personnages, les violonistes de rue qu’il croque à Barcelone en 1899 mais aussi ces saltimbanques musiciens qui condensent deux figures très importantes du répertoire picassien : l’arlequin et le musicien. La figure du musicien apparait dans les premiers tableaux jusqu’au corpus des dernières années où Picasso associe très nettement la figure du musicien à celle du peintre. Cette fascination pour le musicien s’explique sans doute par le pouvoir de séduction que dégage l’homme de scène. Il est capable de l’envoûter par le son de sa guitare et surtout, dans les derniers tableaux, par le son des flutes, des diaules, ou des chalumeaux et tambourins, soit une musique très sonore, bruyante même, qui génère des scènes de bacchanales mais qui aussi permet de conquérir la muse, la femme totalement alanguie qui se donne au « peintre-musicien ». Le musicien défie aussi ainsi le temps dans une sorte de mise à nu. Il Picasso l’associe directement à sa propre finitude et à sa condition d’artiste « ambulant ».

Pablo Picasso (1881-1973) Faune blanc jouant de la diaule Antibes, automne 1946
Peinture oléo résineuse et fusain sur vélin d’Arches ocre Musée Picasso, Antibes.MPA 1946.2.7 Photo © ImageArt, Claude Germain © Succession Picasso 2020

Bande son qui accompagne le visiteur : choix des extraits

Nous avons constitué la sélection des enregistrements avec la musicologue Elise Petit ; une quarantaine de morceaux qui pour la plupart sont des enregistrements d’époque car il s’agissait pour nous de faire des propositions de compositions, de morceaux ou d’interprétations que Picasso aurait pu entendre, pour être au plus près des œuvres et de la biographie de l’artiste. Nous ne souhaitions pas par exemple d’un enregistrement d’Albéniz récent alors qu’il existe des enregistrements du temps de Picasso interprétés par ses proches.
Ces morceaux s’écoutent essentiellement à l’audiophone pour ne pas surimposer la musique à l’appréhension des œuvres et rester ainsi fidèles au rapport que Picasso avait lui-même à la musique, S’il affectionnait visiblement un certain nombre de musiques qui l’environnaient, l’artiste n’en n’écoutait pas dans ses ateliers. Il ne créait pas en musique comme certains peintres pouvaient le faire de manière quasiment systématique comme Marc Chagall par exemple ou Henri Matisse. Il y a chez Picasso un rapport distancié entre musique et création, que nous voulions respecter dans ce parcours. C’est pourquoi la plupart des enregistrements s’écoutent au travers de cet audiophone et sur la décision du visiteur qui est totalement autonome d’interagir à tout moment.

Suite aux nouvelles mesures gouvernementales face à la pandémie de la Covid-19, les lieux culturels sont fermés au public jusqu’à nouvel ordre. 

INFOS PRATIQUES :
Les musiques de Picasso
Jusqu’au 3 janvier 2021
La Philharmonie de Paris
221 Avenue Jean Jaurès
75019 Paris
https://philharmoniedeparis.fr/

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

You may also like

En voir plus dans Interview Art Contemporain