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Israel Eighties par Didier Ben Loulou, un ouvrage aux éditions La Table Ronde

Temps de lecture estimé : 8mins

ISRAEL EIGHTIES est un livre attachant, dans sa couverture brune illustrée d’une scène de plage, photographie intitulée « Homme faisant le poirier, plage de Tel Aviv, 1981.

Cette première vue m’a tout de suite fait penser à Fellini, à l’univers, plus baroque, il est vrai, d’Amarcord, mais, ici, plus prosaïque, plus naturellement véridique que l’illusion fantas(ma)tique du grand cinéaste italien. Je ne sais pas si c’est en raison de ces trente cinq d’années qui séparent ce portrait d’Israel et des israéliens des années 80, d’aujourd’hui, mais quelque chose de la Souvenance témoigne,  dans le grain des images en noir et blanc, dans la « pellicula »  (que l’on développait soi même, en rentrant chez soi), et, au fait marquant, que la vie est photographiée ici « de près », à portée de mains, si simplement belle, que tout lecteur devrait en ressentir le charme profond, mystérieux. Ce  pays m’est devenu  familier , justement sensible, par ses visages et ses rues car il évoque le souvenir des corps de ces années là, l’éblouissement des étés italiens, espagnols, grecs, des plages cannoises ou corses. Une part de la réponse me vient du temps que nous partagions alors,  juste avant l’élection de Mitterand, de l’espace social plus libre,  de l’air que nous respirions, de la lumière indéfectible et de l’époque plus légère, de la jeunesse sémillante au sang vif…Époque de combat aussi.   Autrement dit cette proximité de lectures tient au portrait en creux que le retour au pays, le kibboutz et son mode de vie communautaire , communisant, faisait sonner aux oreilles de tout une jeunesse, militante, de gauche, voyageuse et passionnée. Et ce sont ces corps nonchalants, heureux et légers, sans tension particulière et conséquemment libres, qu’Israel Eighties montre, ces corps des années 80, sous le soleil, joyeusement gais, regardant bien droit l’objectif, ou de dos, s’éloignant sur une route improbable, ces deux amoureux remontent de la plage dans une complicité amoureuse touchante, ici est évoqué la légèreté, les senteurs sèches du chemin, (Jaffa), Août 1982,  les parfums de vacances, le ciel libre, un monde possible. Ainsi scènes de plage et de cafés, promenades, aventures, se mêlent, célèbrent un temps libre et, je crois, heureux…du moins c’est ce que disent a minima ces photographies, dans un jaillissement et un constat poétiques.

Début des années 80, Didier Ben Loulou quitte Paris, il sait le rendez vous incontournable. Quand il s’installe en Israel, il photographie la vie quotidienne d’un peuple partout où il vit…dans tout ce qui s’offre au regard,comme hors champ, pour lui même, dans un aparté qui a pris depuis le relief d’un témoignage intime et d’une grammaire picturale par ce qui le touche, l’effleure, le séduit. Le regard est happé par ce « touché juste », afin d’établir au fil des jours, une série sage qui sédimente son choix et son appartenance, une démonstration de son être là, photographique et rêveur, une forme de l’inscription de cet oeil dans la réalité vivante et politiquement charnelle du pays.

Didier rend compte, c’est un migrant devant un pays au peuple neuf. Il cherche à s’emparer des corps, des regards, des attitudes, des scènes de rue, respirer l’air,  marcher sur les routes, passer  les bâtiments,  se promener sur la plage, fréquenter les cafés, déambuler par les rues, tout l’intéresse, tout l’appelle, tout le hante. Son regard pointe la foule du marché pour exemple, cherche à rendre compte de l’énergie qui passe. Libertés, Libertad.

C’est une philosophie de l’action, le marcheur (nietzschéen?) bat le pays, le dévide, le parcourt, l’embrasse, de ce regard fiévreux de l’amoureux… s’éprend du charme visuel de la diversité des gens venant de tous pays. Cosmopolitisme et diversités culturelles refondent le paysage intérieur et intime.

Ces images sont simples, empreintes de tendresse. Un regard s’éprend de l’espace urbain, des faubourgs et décrit, s’unit à son sujet ( réflexe balzacien) , trouve le point invisible de l’équilibre entre le mouvement et l’inertie  – carnet de croquis où le geste éclaire la présence – magnifiquement ouvert à la lumière et aux cultures de ce côté si de la Méditerranée, animé par les ombres projetées sur le sol, l’appel lumineux des linges, des étoffes, de la peau, des regards, simple femme couchée sur la plage avec sa petite fille endormie à ses côtés ou portrait de dos d’une enfant à la longue tresse noire.

Le Photographe est séduit, intimement, amoureux des villes et tout en haut des corps, vieux et jeunes, des visages et des regards. Les structures avisées de la composition et l’équilibre du cadre établissent ce « bleu regard qui ment » (Rimbaud) hors des précipices du temps, dans un leitmotiv qui trouve, touche l’âme profonde d’Israel . Une sensibilité est au travail, entre en relation avec la substance du monde -visible et invisible s’équilibrent-  et forge …Un livre, déjà, se construit.

ISRAEL EIGHTIES en témoigne, en portant l’amour d’un pays. Dans les yeux du poète, du photographe se projette le reflet d’autres yeux. Tel un miracle de la lumière, qui transforme ceux qu ‘elle touche en foyers adventices de lumière. Israel se recompose, toutes nationalités, entre gens du Sud et migrants du Nord, Sépharades et Ashkénazes, pas moins de trente pays,  Mais  argentins, français et britanniques, américains viennent se joindre aux flux précédents des polonais bulgares, roumains, russes, irakiens, iraniens, syriens, turcs, marocains, algériens, tunisiens,  cosmopolitisme de Tel Aviv et de Jérusalem. Ici au coin de la rue, aux abords de la gare, un dépaysement se fait   

Une sorte de paradoxe anime le livre, résultant de la proximité des scènes de rues, à Jaffa, Tel Aviv, Jérusalem, Jéricho, Bat-Yam, Netanya, Kyriat, Saint Jean d’Acre, sur les plages, au bord des routes, dans les cafés, aux abords des gares, tout endroit où un peuple composite aux multiples nationalités et confessions, s’assemble, boit, joue aux cartes, vit si paisiblement, sans heurt apparent. 

Les partitions d’aujourd’hui, ne semblaient pas être visibles, dirait-on entre Chrétiens, Musulmans et Juifs. Une photographie en est un témoignage , numéro 28, le « vieux cimetière musulman, ST Jean d’Acre, respire la paix éternelle sous cette belle lumière d’hiver, une femme voilée progresse de dos vers les stèles funéraires, qui s’apparentent à des colonnes, vaste temple buvant le ciel ouvert, témoignage poétique sans qu’aucune « idéologie » ne vienne doubler, par le titre, la scène; ce qui éclaire en retour les fonctions de désignation du langage actuel, pourrait-on écrire la même chose sans le retour de la désignation du mot musulman, alors que toute une histoire des partitions est en train de creuser le lit de fleuves sauvages et destructeurs, comme avant guerre, ce fut le cas pour le peuple élu. Qui est devenu le bouc émissaire et de quoi, c’est aussi en substance ce qui traverse ISRAEL EIGHTIES.

le livre est un carnet de voyagescent cinq images simples, pleine page, déploient l’espace et le temps, sans artifice, issues d’une fièvre ignée, faisant plisser les yeux, émeuvent par ce portrait tout en clarté et en proximité des lieux et des gens que croise le regard du jeune photographe, poudroiement de feux, caresses des matinaux.

Tout y est sensiblement présent,   Tout s’inscrit dans l’âme du photographe, le film de sa jeunesse et celui d’Israel… quand l’aventure personnelle rencontre l’âme de tout un pays cherchant son unité à travers ses diversités, on devine la fondation du regard et la sensibilité de l’oeuvre. Dialectique des destins qui se croisent. Un regard s’établit, uneécriture s’affirme, un ancrage a lieu, un pays se construit. 

Didier écrit le journal quotidien de ces rencontres, de ces ballades aériennes, en croquant l’époquetémoignagedonc, exhumé, il y a peu, des planches contacts. Inversion du témoignage de l’Israel d’aujourd’hui à travers l’Israel d’hier, car quelle en est sa lecture?  Lecture des signes qui ont fui, bonheurs simples évanouis, naturalisme poétique en Noir et Blanc, fixé dans la mémoire sensible de la photographique, traces et souvenirs.

ISRAEL EIGHTIES  témoigne de ce qu’est devenu Israel trente cinq ans après, miroir d’une disparition et du succès de la déraison, seuil de l’Histoire et constat. Le temps se rembobine comme un film.

ce livre ISRAEL EIGHTIES est bien contemporain, il mesure les abîmes, le refoulement morbide et les scandales politiques, la réversion des temps, la contre façon de l’état de guerre devenu permanent.

Si nous n’avions pas ces images si précieuses aujourd’hui, peut-être pourrions nous facilement n’avoir plus aucune mémoire. Où pourrions nous voir cette paix apparente et lisible, cette vie qui s’offre au coin de la rue, au bazar, au café, à la plage, au  marcher, près de la gare?

C’est pourquoi il est indispensable de passer du temps en compagnie de cette photographie, proche et lointaine, d’y frotter ses yeux, de voir la vie défier le temps et de s’éprendre encore une fois de ce livre de 120 pages comme d’un roman familier et inconnu, où se déploie un peuple, à travers ses joueuses de carte au café fumant leur cigarette, ce crieur du devoir en plein marché, ces jolies filles (et leur maillot Gortex) revenant de la plage, cette mère et son enfant, ce jeune berger et ses chèvres, cette femme au milieu de nulle part, les voitures bâchées de Tel Aviv, l’épicerie du quartier d’Ajami, Jaffa, le vieux cimetière musulman de Saint Jean d’Acre pour aller se perdre un jour de brume dans le brouillard d’hiver de Tel Aviv. Ce pays, cette nation  a retrouvé la part mémorable de ses 35 ans.

LIVRE
Israel Eighties
Didier Ben Loulou
Aux éditions La Table Ronde
19,5×28,8 cm
120 pages, couverture souple, Kraft.
http://didierbenloulou.com
http://www.editionslatableronde.fr


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01896
Pascal Therme
Les articles autour de la photographie ont trouvé une place dans le magazine 9 LIVES, dans une lecture de ce qui émane des oeuvres exposées, des dialogues issus des livres, des expositions ou d’événements. Comme une main tendue, ces articles sont déjà des rencontres, polies, du coin des yeux, mantiques sincères. Le moi est ici en relation commandée avec le Réel, pour en saisir, le flux, l’intention secrète et les possibilités de regards, de dessillements, afin d’y voir plus net, de noter, de mesurer en soi la structure du sens et de son affleurement dans et par la forme…..

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