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A partir d’une pluralité de sources et de médiums, Jimmy Robert questionne la notion du genre et du rapport à la norme, la relation entre les images en mouvement, les sculptures et la chorégraphie, la vulnérabilité des corps et les constructions linguistiques socialement acceptées. Né en Guadeloupe et ayant grandi en banlieue parisienne, Jimmy Robert quitte la France pour aller étudier au Goldsmith College de Londres, puis rejoint la prestigieuse Rijksakademie d’Amsterdam, part vivre à Bruxelles, s’installe à Bucarest et plus récemment choisit Berlin où il enseigne. Des éléments biographiques qui éclairent sa vocation d’artiste et sa pratique à la fois inscrite dans une approche minimale et conceptuelle mais également tactile et sensuelle autour de la place du corps ou son absence.

Marie Cozette, directrice du Crac Occitanie, qui l’avait exposé à la Synagogue de Delme en 2016, lui offre une exposition qui retrace 20 ans de son parcours en partenariat avec deux autres institutions internationales : le Nottingham Contemporary (GB) où a eu lieu la première étape du projet et le Museion de Bolzano (It) où s’est écrit le 2ème chapitre. Une itinérance très exceptionnelle sur laquelle Jimmy Robert revient. Il a répondu à mes questions.

Jimmy Robert, Sans titre (Ompdrailles), 2013. Tirage jet d’encre d’archives. Courtesy de l’artiste, Stitger Van Doesburg, Amsterdam et Tanya Leighton, Berlin

Retour sur la genèse du projet

Le Nottingham Contemporary (GB) m’a tout d’abord contacté autour d’un projet qui regrouperait mes travaux, sans forcément envisager une rétrospective même si pour finir nous avons réalisé que le projet concernait un corpus de plus de 20 ans.

Je me suis alors rapproché des commissaires : Bart van der Heide (directeur du Museion de Bolzano), rencontré quand je vivais et étudiais à Amsterdam et Marie Cozette avec qui j’avais exposé à la Synagogue de Delme. Une fois qu’ils ont accepté, nous avons dû très vite tout mettre en place et nous adapter au contexte général de la pandémie avec des changements de dates et risques d’annulation. Malgré ce stress, je suis très content que l’exposition ait pu venir à Sète.

Vue de l’exposition «Appui, tendu, renversé », Jimmy Robert, Crac Occitanie Sète 2021. « Untitled (Plié II) » 2020. Courtesy de l’artiste et de la galerie Tanya Leighton, Berlin. Photographe : Aurélien Mole.

Le choix du titre : Appui, tendu, renversé

Ce terme APTR renvoie à l’univers de la gymnastique que je pratiquais quand j’étais à l’école. Je m’interrogeais sur sa signification et comment une série de mots peut correspondre à un mouvement comme une sorte d’instruction. Cette relation au langage m’intéressait dans ce qu’il peut informer et qualifier l’essence d’un mouvement.

L’organisation du parcours

Je parlerais d’une suite de mises en scènes avec beaucoup de théâtralité dans la présentation. Il y a des mises en scènes d’images les unes par rapport aux autres, des références à des performances, présentes ou non, suggérées par des espaces vides et latents. Des relations au jeu, à l’appropriation.

Selon le lieu d’exposition des différences peuvent-elles se traduire ?

Absolument, par exemple ici nous avons des œuvres et des textes non présents à Nottingham. L’œuvre qui s’intitule Vanishing Point n’était pas exposée à Museion alors qu’elle bénéficie d’une salle entière au Crac. Chaque espace d’exposition est envisagé comme une scène potentielle.

Vue de l’exposition «Appui, tendu, renversé », Jimmy Robert, Crac Occitanie Sète 2021. « Untitled (Plié II) » 2020. Courtesy de l’artiste et de la galerie Tanya Leighton, Berlin. Photographe : Aurélien Mole.

Qu’est-ce qui se joue avec Vanishing Point ?

Cette installation vidéo est l’aboutissement de plusieurs aspects. Elle part d’une performance d’une drag queen rencontrée dans un cabaret à Rio, intitulée « Bate Cabello » littéralement « secouer les cheveux ». Un phénomène assez fascinant découvert quand j’étais au Brésil axé sur la vitesse et la dramaturgie des cheveux qui bougent. J’ai voulu la déplacer pour la confronter à un bâtiment emblématique, la tour Capanema de l’architecte urbaniste Lucio Costa, pionnier avec Oscar Niemeyer du modernisme brésilien. Comment placer un corps qui résiste à cette architecture très rigide. Une voix off reprend un poème d’Ana Cristina Cesar, linguiste active pendant les années de dictature, qui parle d’élégie et de résistance. Je voulais rejoindre ces éléments pour créer quelque chose de nouveau par rapport à mon expérience brésilienne.

Il y a une sorte de dichotomie dans votre travail entre le corps et le langage

Ces deux éléments sont toujours en tension. Est-ce que le corps suit les instructions du langage ou est-ce le contraire ? Comment le langage nous construit mais reste actif et malléable donc potentiellement déconstruit. Il s’agit d’un perpétuel jeu entre les deux.

Aviez-vous l’idée de montrer des performances pendant le temps de l’exposition ?

Non et il était très clair pour moi d’aborder ce qui se passe quand mon corps n’est pas activé et que reste-t-il à voir quand mon corps a disparu. Comment j’envisage la mise en scène de cette absence à la fois dans les institutions ou les relations au spectateur qui ne peut pas toujours voir les performances. Un certain nombre de problématiques qui renvoient aux notions d’identité et de représentation, de visible et d’invisible.

Vue de l’exposition «Appui, tendu, renversé », Jimmy Robert, Crac Occitanie Sète 2021. « Untitled (Plié II) » 2020. Courtesy de l’artiste et de la galerie Tanya Leighton, Berlin. Photographe : Aurélien Mole.

Les images qui tombent ou l’échec de la représentation

Je m’interroge sur le statut de l’image par rapport à un corps. Comment chorégraphier une image en mouvement et pourquoi l’image et l’idée de représentation est un échec. Quand on se donne pour objectif de vouloir représenter quelque chose, est ce que l’on y arrive ? L’idée d’échouer n’était pas forcément négative, c’est aller contre l’idée d’une certaine vanité. Souvent quand les images tombent pour moi c’est montrer cet échec. Je ne suis pas dans une volonté de préciosité et d’encadrer l’image. Elle reste accessible et poreuse. Si l’image tombe ce n’est pas qu’elle est mauvaise, c’est qu’elle a un poids, une physicalité.

La place du colonialisme

Au centre de la première salle deux toiles transparentes (Silk) accueillent le visiteur sur lesquelles se détachent les dessins de corps africains androgynes de l’artiste belgo-roumain Idel Ianchelevici réalisés lors d’un voyage au Congo. Je souhaitais en les prolongeant interroger la nature ambivalente du regard colonial. De même avec l’œuvre intitulée Agon qui renvoie au ballet de Balanchine conçu avec Stravinsky en 1957 qui incluait pour la première fois dans l’histoire de la danse classique contemporaine un danseur noir.

L’installation photographique Sans titre (Ompdrailles) est constituée d’une image courbée le long d’un tube. Pour ceux qui connaissent Bruxelles, nombreuses sont les sculptures réalisées par l’un des favoris du roi Leopold II, Charles Van der Stappen à la gloire du souverain et sa position liée au Congo qui était véritablement sa propriété. Je voulais trouver un équilibre entre la sculpture et le corps vivant par cette posture que j’ai prise qui prolonge la statue pour en délivrer un autre récit. Il n’y a pas de hiérarchie, de haut et de bas. Il faut physiquement contourner l’image, une constante dans mon travail.

Je voulais trouver un rapport différent par rapport au colonialisme et à cette histoire spécifique du Congo et de la Belgique. Le musée Africa museum (ex Tervuren) de Bruxelles après plusieurs tentatives malheureuses, essaie de réfléchir à ces questions en invitant des artistes et personnalités différentes.

Ces exemples ne sont pas les seuls et il y a d’autres références au colonialisme et à la représentation du corps noir dans mon travail.

Votre parfum est diffusé dans l’exposition en quoi cela participe-t-il à une certaine fétichisation du désir ?

Il s’agit en fait de dessiner un autoportrait en creux. J’ai choisi le format A4 standard bureau que j’utilise souvent dans mes images. J’aime interroger le concept du standard, de la normalité. Qui rentre dans le standard ? et qu’est-ce que veut dire être normal ? J’ai utilisé de la peau animale sur laquelle j’ai mis mon parfum. Cela fonctionne comme un portrait et renvoie également au corps absent qui se voit unifié et personnifié par le biais du parfum.

Descendances du nu

Cette installation est composée d’une performance, d’une œuvre sonore et d’une composition théâtrale. Elle prend son origine à la Synagogue de Delme que dirigeait Marie Cozette en 2016. Un lieu très fort avec une architecture très présente et cet autel qu’il faut négocier en quelque sorte. Un côté patriarcal qui m’a renvoyé aux figures archétypales de l’art comme Marcel Duchamp, l’un des pères fondateurs de l’art moderne. Son Nu descendant l’escalier, célèbre tableau qui fit scandale en 1912, se voit ici réduit à un simple motif décoratif avec ce rideau qui fait de la Synagogue une scène de théâtre en soi. Des images qui deviennent d’autres descendances du nu quand je performe au ras du sol et une seule fois lors du vernissage.

A cette figure du patriarche je confronte trois artistes américaines, mes « matriarches » : Louise Lawler, Elaine Sturtevant et Sherrie Levine, connues pour leur démarche d’appropriation. Ces artistes essayaient de trouver leur voie et de s’imposer dans le monde de l’art alors principalement masculin. Il était important de les avoir dans cet espace de la Synagogue en relation avec ma performance au moment où je tentais aussi de me situer par rapport à cette histoire de l’art. Le livret au sol que les spectateurs peuvent prendre comme au théâtre ou à l’opéra permet de contextualiser la performance et l’exposition, a aussi valeur d’œuvre. Le texte En descendant a été commandé à Elisabeth Lebovici pour la Synagogue de Delme.

Les références aux artistes sont nombreuses dans votre travail, lesquels et avec quelle visée ?

Il s’agit pour moi de me situer dans des courants artistiques, de défendre mes idées et trouver une place qui reste encore à créer. Ne pas prendre mon activité artistique comme de l’argent comptant comme avec cette lettre écrite à stanley brouwn, artiste conceptuel hollandais né en 1935 au Suriname qui a toujours refusé d’être visible. J’ai commencé à spéculer sur cette volonté de s’effacer au profit de son travail et cette relation complexe à son identité à partir de ma lecture du livre The White Innocence : Paradoxes of Colonialism and Race de Gloria Wekker, anthropologue qui s’est penchée sur le racisme dans la société coloniale néerlandaise. Le nom de l’artiste apparait dans ses œuvres, devenant une sorte d’objet invisible, de signifié/signifiant, stanley brouwn jouant beaucoup avec le langage et le mot brown qui désigne aussi la couleur. Cette lettre même si elle est restée dans réponse, reste ouverte et j’ai réussi à évoluer à travers ces questions et à emprunter certaines de ses œuvres auprès d’un collectionneur. stanley brouwn a également beaucoup travaillé sur les notions de mesures de l’espace et du corps à l’encontre d’une certaine objectivité à partir de ses relations au langage.

Autre artiste hollandais : Bas Jan Ader dont le dernier projet consistait à partir en mer à bord d’un bateau et qui a disparu mystérieusement. Une issue fatale dont on ne sait pas si elle était nécessairement préméditée et qui fait de lui instantanément une figure mythologique. Une image fantôme qui flotte encore dans nos inconscients. Dans une autre vidéo il fait du vélo le long d’un canal et tombe accroché à un arbre. Une scénette très courte et toujours à la limite du tragi-comique que j’ai voulu rejouer à l’occasion des 30 ans de sa disparition quand je vivais à Amsterdam dans le cadre d’une commission du Lux, lieu très impliqué dans les films expérimentaux d’artistes. Cette commande était projetée dans les cinémas et cela m’intéressait de garder le format Super 8 au milieu du 35mm dans une idée de jouer avec les échelles et garder ma source première de travail.

Après avoir vécu à Londres, Amsterdam, Bucarest vous avez décidé de vous poser à Berlin : pourquoi ce choix ?

J’ai toujours eu des amis à Berlin qui m’avaient encouragé à m’y installer. J’ai suivi mon partenaire dans le cadre d’une opportunité professionnelle. Cette ville, malgré son côté très dynamique permet aussi de se retrancher et disparaitre pour travailler et se concentrer. C’est cette possibilité de choix entre être visible ou invisible qui me séduit. Etre incognito dans une ville qui rayonne et surtout l’été avec ces lacs qui sont fascinants. Une ville qui reste très verte.

Quelle a été votre expérience du confinement ?

Mon exposition au Leopold-Hoesch-Museum à Düren (Allemagne) a malheureusement dû être refermée une semaine après son vernissage et d’autres ont été décalées plusieurs fois. Cela n’a pas été facile également car j’ai commencé à enseigner à l’Université d’art de Berlin au moment du premier confinement. Le défi a été de taille pour travailler avec des élèves sur la sculpture et la performance en ligne. Cette expérience de l’enseignement était nouvelle pour moi et source d’anxiété même si à présent les choses sont différentes car nous avons pu nous rencontrer et apprendre à nous connaître. Ce poste d’enseignement est aussi l’une de mes raisons de vivre à Berlin.

La notion de transmission est au cœur de votre démarche

En effet et surtout si l’on regarde la nature même de la performance : comment la transmettre ? et comment perdure-t-elle ? De même dans mon rapport avec d’autres artistes cités dans l’exposition comme Yvonne Rainer dont j’ai appris Trio A avec une autre chorégraphe. Ce passage d’une connaissance d’un corps à l’autre est très important à mes yeux.

Autre exposition en parallèle à découvrir lors de votre visite : Antoine Renard, Pharmakon. A la suite de sa résidence à la Villa Médicis (Prix Occitanie Médicis) l’artiste dans le cadre de ses recherches sur l’impact des parfums dans les thérapies (guérisseurs amazoniens) présente des éléments chimiques, numériques et olfactifs qui ouvrent de nouveaux champs d’exploration.

INFOS PRATIQUES :
Jimmy Robert Appui, tendu, renversé
Antoine Renard, Pharmakon
jusqu’au 6 février 2022
CRAC Occitanie
26 Quai Aspirant Herber
34200 Sète
http://crac.laregion.fr

 

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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