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Aussi étrange que cela puisse paraître, Paris compte très peu de festivals de photographie. Depuis 12 ans, le collectif Fetart donne la part belle à la photographie contemporaine en organisant chaque année le Festival Circulation(s) qui rassemble une sélection d’une trentaine de jeunes photographes européens. C’est au 104 – CENTQUATRE, à Paris, que vient d’être inaugurée cette nouvelle édition, et à cette occasion, nous avons rencontré cinq curatrices, membres du comité artistique du festival, pour une visite guidée et sonore des expositions à voir jusqu’au 29 mai prochain ! Nous vous invitons à suivre ce rendez-vous tout au long de la semaine. Aujourd’hui, Clara Chalou nous présente six photographes de la programmation.

Pour cette douzième édition ce sont trente artistes issus du territoire européen qui sont réunis au sein du 104 – CENTQUATRE pour questionner une diversité de fond et de forme en photographie. Comme nous le rappelle Clara Chalou, l’enjeu du festival Circulation(s) est de faire un état des lieux de ce qu’il se passe en photographie sur le territoire européen. Parmi les trente artistes présents, il y a 13 nationalités différentes, une parité presque parfaite (16 femmes et 14 hommes) et le pays mis à l’honneur – cette année – est l’Arménie avec 4 expositions dédiées. Au sein du festival, le comité artistique est composé de 10 curatrices membres du collectif Fetart, nous avons donc tenu à vous présenter cinq d’entre elles, pour nous parler de cette édition 2022 de Circulation(s) !

Felipe Romero Beltrán
Dialect

© Felipe Romero Beltrán

Felipe Romero Beltrán est un artiste colombien né à Bogota en 1992, il habite en Espagne depuis plusieurs années. Il y a fait toutes ses études et est aujourd’hui basé à Madrid. Dans son travail, il explore les questions sociales à travers la photographie documentaire. Ce qui l’intéresse vraiment, c’est de comprendre la tension qui existe dans les nouveaux récits de la photographie documentaire et surtout ce qui peut en découler. Sur le travail que l’on présente, qui s’appelle Dialecte, il suit un groupe de mineurs migrants basés temporairement à Séville. Ces jeunes se sont fait arrêtés après avoir traversé illégalement Gibraltar, frontière maritime entre le Maroc et l’Espagne. La juridiction espagnole a créé des centres d’accueil pour ces mineurs isolés dans l’attente d’une décision de justice. Felipe a ainsi entamé un travail au long cours avec ces jeunes pour créer du lien. On retrouve deux aspects dans son travail photographique, la partie que nous allons montrer au festival, ce sont des scènes de vie quotidienne mais aussi des mises en scène qui explorent une expérience du corps, du souvenir et de la mémoire. On arrive à capter cette sensibilité, cette attente et cette mouvance qu’ils ont, et le lien tissé avec le photographe. C’est particulièrement intéressant parce que bien que cela soit de la photographie documentaire, il a aussi cet aspect de la mise en scène qu’il apporte où il amène une notion plus artistique……

© Felipe Romero Beltrán

© Felipe Romero Beltrán

On présente également une vidéo où l’on voit ces jeunes hommes qui lisent les quatre premières pages de la loi espagnole sur l’immigration. C’est vraiment le document qui régit et contrôle leur statut migratoire et c’est ce document qui va décider de leur destin : être régularisés ou être renvoyés dans leur pays d’origine. Nous avons découvert le travail de Felipe en faisant de la veille et dans des recherches que l’on fait au quotidien. On a eu un véritable coup de cœur pour ce travail qui est assez représentatif des questions actuelles de société dont il est important pour nous de parler, et c’est aussi une écriture photographique que l’on a envie de défendre

Marta Bogdańska
Shifters

Le Corbeau, Shifters © Marta Bogdanska

Shifters © Marta Bogdanska

Je vais vous parler du travail de Marta Bogdańska, artiste polonaise née en 1978. Elle est multiple parce qu’elle est plasticienne, photographe, cinéaste et qu’elle a une maîtrise de philosophie… Il y a beaucoup de couches différentes dans ses travaux et on le comprend bien dans la diversité des médiums utilisés. Ses projets sont toujours très denses. Shifter, la série que l’on présente, est à la base un livre de 850 pages. C’est un travail colossal qu’elle a réalisé où elle réunit des images d’archives d’animaux utilisés à but militaire. On part de la Première Guerre mondiale jusqu’aux guerres d’aujourd’hui. Le résultat est incroyable. Elle y mélange aussi des articles de journaux.

Shifters © Marta Bogdanska

Shifters © Marta Bogdanska

Pour ma part, ce sujet a été une véritable découverte – parce que j’ignorais à quel point les animaux avaient pu jouer un rôle dans les conflits militaires. Des dauphins équipés de micros pour aller capter des sous-marins, des singes éduqués pour aller récupérer des choses – plus connus – les pigeons voyageurs qui transmettaient des messages. Ils servaient également à capturer des images grâce à de tous petits appareils photo, ces pigeons photographiaient des endroits où les hommes ne pouvaient pas aller. Il y a même des images d’éléphants qui tirent des avions de guerre pour les déplacer… Cette quantité d’images est absolument incroyable ! Marta s’y est donc intéressée pour remettre au centre une histoire qui n’était pas forcément connue. C’est aussi un travail engagé sur le droit des animaux. Par exemple, elle met en parallèle des articles qui accusent les animaux de complicité dans des crimes de guerre. Elle questionne le rôle où l’animal est complètement humanisé. On a vraiment travaillé sur une installation à partir de ce livre, alors il n’y a pas toutes les images du livre parce que ça aurait été trop dense, mais on a tenté de trouver cette multiplicité d’images, pour inviter les visiteurs à fouiller ces détails et toutes ces scènes assez improbables. C’est complété par des petits podcasts que Marta a enregistré avec des groupes de gens qu’elle a fait réagir face à certaines de ces images. Donc on a des petites histoires auditives qui accompagnent l’image et qui complètent la série. Ce travail questionne un sujet souvent abordé par les photographes aujourd’hui, l’utilisation de l’archive et la multiplicité des images dont on est entouré.

Rafaël Heygster
I died 22 times

Europe, Poland, Brozek: Some « playing fields » include their own fleet of vehicles with civilian and military vehicles. © Rafaël Heygster

Rafaël Heygster est un photographe allemand né en 1990. Il cumule une multitude d’intérêts qui impactent sa manière de faire de la photographie. Il a étudié l’anthropologie culturelle, les sciences politiques, le photojournalisme et la photographie documentaire. Ces différentes couches sociales donnent un point de vue très humaniste à l’ensemble de son travail. On a découvert son travail lors de lectures de portfolios au Festival de Łódź en Pologne. Nous avons la chance d’être invitées par des institutions ou des festivals partenaires qui nous permettent de rencontrer la jeune création sur place et de découvrir des artistes. Et c’est vrai que pour nous, c’est un biais de veille artistique fabuleux puisqu’on est sur place et qu’on est en contact direct avec les artistes. Nous avons eu un véritable coup de cœur pour le travail de Rafaël Heygster, qui était exposé au festival. Nous avons présenté son travail à l’ensemble du comité pour qu’il soit sélectionné à cette douzième édition car tous les travaux sont validés par l’ensemble du comité artistique.

Asia, United Arab Emirates, Abu Dhabi: Employees of an armaments company wait for customers at their booth at IDEX. © Rafaël Heygster

Asia, United Arab Emirates, Abu Dhabi: At the opening ceremony of the IDEX International Defense Exhibition and Conference in Abu Dhabi, technical innovations in the defense industry are presented to potential customers in a 20-minute play using pyrotechnics, actors and multimedia storytelling. © Rafaël Heygster

Dans cette série intitulée I died twenty to time, Raphaël questionne la guerre hors du champ de bataille. Son point de départ est où commence la guerre et quel est l’impact de la société sur notre création de la guerre aujourd’hui et sur notre quotidien. Pour cela, il s’est rendu dans différents lieux qui, pour lui, amènent ces questions-là et permettent différentes pistes de réflexion. On se retrouve face à des foires d’armes au Qatar, où on a des gens en costume/cravate qui vendent des armes – images quand même assez incroyables – et parallèlement à cela, on a des séances d’airsoft. L’airsoft c’est jouer à la guerre, des passionnés se réunissent dans des espaces où la guerre devient un loisir, c’est très réaliste. Ce sont des lieux où l’on rejoue des grandes scènes de guerre. Raphaël nous fait prendre conscience que dans notre quotidien, la guerre est réduite à devenir une simple activité, un divertissement, un travail, elle devient presque anodine et désincarnée jusqu’à nous faire oublier qu’il y a ce champ de bataille, qu’il y a des gens qui meurent parce qu’elle est dans notre quotidien en permanence.

Sheung Yiu
Ground Truth, or How to Resurrect A Tree

© Sheung Yiu

Dans la même salle que Rafaël Heygster, on retrouve Sheung Yiui, né en 1991 à Hong-Kong, qui vit et travaille à Helsinki, en Finlande. C’est pour moi un travail qui est très beau visuellement. On va tout de suite être capté par les images et en même temps il y a une technique scientifique très spécifique derrière, qui n’empêche pas la compréhension du sujet, et c’est un peu cette double fonctionnalité que l’on trouvait très intéressante. Cela nous permet d’aborder des sujets complexes, de manière très technique, mais qui restent accessibles pour les amener à un grand public.

© Sheung Yiu

Sheung travaille sur la culture numérique contemporaine. Cette série intitulée Ground Truth, or How to Resurrect A Treesur ce qu’il appelle la résurrection des arbres, il a suivi un groupe de scientifiques finlandais qui étudient une forêt en Finlande. Afin d’étudier au mieux cette forêt, ils doivent intégralement la digitaliser et la numériser. Ils utilisent des instruments d’imagerie qui leur permettent de pixeliser l’ensemble des arbres et de reconstituer cette forêt de manière digitale. Le résultat est très poétique et en même temps, ce ne sont que des pixels, c’est comme des nuages d’arbres, c’est assez impressionnant. Il y a aussi un peu ce double regard, entre les scientifiques et le photographe qui questionne l’impact des technologies visuelles sur la perception de notre environnement et comment on intègre toute cette digitalisation de la nature pour l’étudier mais aussi la soigner.

Focus Arménie

Enfin, je vais vous présenter deux derniers artistes qui sont inclus dans notre focus dédié à l’Arménie. Cette année, depuis quatre ans, on met en lumière un pays dans une salle dédiée au sein du festival. On essaye toujours d’aller sur des pays qui sont soit des frontières géographiques de l’Europe pour nous permettre de questionner des territoires moins connus, soit des scènes photographiques que l’on connaît moins. Cette année, on a invité l’Arménie et on présente quatre artistes. Nous avons eu l’occasion d’aller à Erevan l’année dernière, nous avons été invitées par l’ambassade de France d’Arménie pour organiser une exposition avec une jeune artiste arménienne et de jeunes artistes français. Cette exposition s’est déroulée en même temps que le festival l’an passé. Sur place, on a découvert une scène photographique que l’on connaissait très mal, qui est très active et qui a plein de choses à dire sur de nombreux sujets. Nous avions donc très envie d’avoir la possibilité d’être un tremplin pour ces jeunes artistes en France, et de pouvoir leur donner une visibilité.

Karén Khachaturov
Self-Destruction

© Karén Khachaturov

Karén Khachaturov est né en 1992 et dans son travail, il a une esthétique surréaliste, toujours très théâtrale. Sous couvert de questions de société assez fortes, il va créer des mises en scène dans de grandes scènes théâtralisées. Ses images sont parfois troublantes, il dénonce un monde qu’il considère comme absurde dans des œuvres très pop et très colorées. Dans la série que l’on expose, qui s’appelle Self Destruction, c’est une réflexion sur l’impact du monde numérique sur les individus. Pour Karen, la définition du monde moderne et du monde numérique, c’est un sentiment de solitude, d’aliénation et une perte d’ancrage dans la réalité. C’est son point de départ pour créer des grands portraits très colorés, on ne voit jamais le visage des gens et on se retrouve avec des scènes étranges où il y a, par exemple, un homme avec un K-way jaune étalé sur une table, qu’on sent désespéré, mais tout est coloré autour de lui. Ce qui est très intéressant, c’est vraiment cette notion de double lecture, de dichotomie. On va d’abord découvrir des images, des scènes cocasses et c’est ensuite qu’on peut y lire différentes choses. C’est en lisant le texte que l’on va comprendre le sujet.

© Karén Khachaturov

C’est vraiment ce que veut dénoncer l’artiste, il est vraiment le représentant d’une scène artistique en Arménie. Qui est vraiment celle de la création fictionnelle et très contemporaine. Karne est très représentatif de tout un mouvement qui est en train de se passer là-bas. Pour nous, c’est primordial de l’avoir dans notre sélection.

Sona Mnatsakanyan
Notes from Vanadzor

© Sona Mnatsakanyan

© Sona Mnatsakanyan

Je vais finir par le travail de Sona Mnatsakanyan qui est une très jeune photographe puisqu’elle est née en 1999. Elle termine ses études d’art et elle est très engagée dans un mix de photographie documentaire et conceptuelle. Sa série s’appelle Notes from Vanadzor. Vanadzor est une ville dans le nord de l’Arménie, qui a connu un grand essor. C’était une ville avec énormément d’industries mais à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, toutes les usines ont fermé. Toute la ville est devenue une ville fantôme. A tel point qu’il y a encore très peu de temps, elle était appelée la ville la plus déprimante de l’Arménie. Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération qui n’a plus envie d’être dans la capitale ou dans les grandes villes arméniennes – parfois faute de moyens – et qui s’installe sur de nouveaux territoires, tels que Vanadzor.

© Sona Mnatsakanyan

© Sona Mnatsakanyan

© Sona Mnatsakanyan

Sona a donc suivi différents groupes de personnes qui ont voulu s’y installer. Certains n’ont pas réussi à vivre dans un environnement si désertique, d’autres ont justement découvert un terrain de jeu fabuleux avec la possibilité de tout reconstruire.
Ce qui est vraiment intéressant, c’est d’aller sur un territoire qu’on ne connaît pas ou peu, et avec des réalités internes au pays. C’est pour cela que nous avions très envie de montrer ce travail.

https://www.festival-circulations.com/

RENDEZ-VOUS…
– 12ème édition du Festival Circulation(s) : Visite guidée par Marie Guillemin (mardi 5 avril)
12ème édition du Festival Circulation(s) : Visite guidée par Emmanuelle Halkin (mercredi 6 avril)
12ème édition du Festival Circulation(s) : Visite guidée par Carine Dolek (jeudi 7 avril)
– 12ème édition du Festival Circulation(s) : Visite guidée par Claire Pathé (vendredi 8 avril)

INFORMATIONS PRATIQUES

sam02avr(avr 2)14 h 00 mindim29mai(mai 29)19 h 00 minCirculation(s) 2022Festival de la Jeune Photographie Européenne104 – CENTQUATRE Paris, 5 Rue Curial, 75019 Paris

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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