L'Invité·e

Israel Ariño & Caroline Bénichou, Conversation

Temps de lecture estimé : 11mins

Israel et Caroline

Notre invité de la semaine, l’artiste visuel Israel Ariño, souhaite clore sa semaine éditoriale en beauté avec  cette conversation avec la galeriste, Caroline Bénichou. Leur première collaboration remonte à 7 ans, au moment où le photographe présentait pour la première fois son travail sur les murs de la galerue VU’, dans une exposition intitulée »Le temps éparpillé ».
Alors, jouons les indiscret·es, installons-nous confortablement, un verre à la main et « écoutons-les » converser… et laissons les « déborder »…

Israel Ariño : On se connait depuis quelques années. J’ai l’impression que depuis, j’ai mieux compris que la photographie est un moyen de donner sens à la vie, une façon d’être dans le monde. Nous avons partagé beaucoup de moments, associés à notre vie professionnelle et aussi à des moments plus banals, plus liés à notre jour à jour. Comment tu vis la photographie par rapport à ta vie, disons, « plus liée au quotidien »?

Caroline Bénichou : D’une certaine manière, et alors que je n’ai pas de pratique photographique, ma vie est constamment liée à la photographie. Beaucoup de mes amis sont photographes, et le professionnel empiète très souvent sur ma vie quotidienne. Il n’y a pas d’horaires de bureau pour réfléchir à un éditing, au sens que prend le travail de tel auteur avec qui je travaille, au texte que j’ai envie d’écrire, au livre que je voudrais faire, pour discuter avec un photographe d’un projet en cours, rouvrir un livre, ou pour découvrir que tel musée a mis les archives de sa collection en ligne et passer la nuit devant mon écran… Donc la photographie fait aussi partie de l’intime, des discussions, des échanges, du partage, des agacements parfois.
La photographie, c’est aussi une façon un peu vertigineuse de voir le monde à travers les yeux d’un autre, ça peut sembler d’une grande banalité, mais ça n’arrête jamais de me fasciner. Pas parce que c’est une vie par procuration, mais parce que je crois que je sais regarder et que c’est champ des possibles infini.
On apprend beaucoup des auteurs à travers leurs images, et je m’amuse parfois à constater qu’ils ne se rendent pas forcément compte de ce qu’ils y investissent d’eux-même et qui transparait. Toi, en as-tu conscience ? A ton avis, qu’y a-t-il d’Israel Ariño dans tes images ?

IA: Je pense avoir découvert cette conscience dont tu parles à fur et à mesure que je travaillais. Il me parait évident que la photographie est une aventure, comme la vie. Et que pour s’exprimer à travers la photographie, il faut absolument comprendre quel est ton rapport à la vie. Je suis arrivé à la photographie un peu par hasard, à une époque où j’étais vraiment perdu et je ne savais pas quoi trop faire de ma vie.
Mais toutes les choses qui m’intéressaient à cet âge-là, lire, marcher, découvrir d’autres lieux… j’ai pu les faire grâce au métier de photographe. D’une certaine manière, la photographie m’a permis de trouver une place dans un monde que je ne comprends pas, auquel très souvent je me sens comme un peu extérieur. J’ai pu découvrir et puis inventer ou réinventer la réalité, aller au-delà de la surface des choses, et ça je pense que m’a un peu aidé à survivre dans ce monde, à trouver ma place. Je pense que la photographie nous accompagne dans toutes les étapes de notre vie, et certainement, je ne suis pas la même personne aujourd’hui que quand j’avais commencé à prendre de photos dans les années 1990. Mais je ne suis pas sûr que de l’extérieur ces changements dont je parle soit évidents. Qu’en penses tu?

CB : Je n’ai pas connu l’Israel Ariño des années 1990… Mais je me souviens que quand je t’ai rencontré la première fois (pour le montage de l’exposition « Le temps éparpillé », en 2014), je m’étais amusée de te trouver très ressemblant à tes images.
Mais oui, il y a dans ton travail une évolution qui n’évoque pas seulement une forme d’aboutissement de la démarche ou de l’esthétique. La photographie, c’est parfois un écho des états émotionnels, de la vie, et de celui qui la traverse… Ta photographie est très silencieuse (pour ne pas dire taiseuse, et déjà en ça elle te ressemble !), mais elle va de plus en plus vers une forme d’épure, de patience, de finesse dans l’observation des fluctuations du visible avec, je crois, une forme de sérénité et d’acceptation des doutes ?

IA : J’ai toujours considéré la photographie comme un moyen muet, qui a vraiment du mal à s’exprimer de façon très claire, peut-être un peu comme moi. Mais c’est exactement pour ça que je l’aime, c’est un langage pas conclu, qui laisse une place au spectateur. Harry Callahan, qui a été une référence pour moi, disait : « le désir de voir plus te fait gagner en maturité comme personne. Et gagner en maturité te fait vouloir montrer plus de la vie autour de toi. » J’ai l’impression de m’intéresser de moins en moins au sujet et de plus en plus à la façon d’aborder ce sujet.
Je pense être ancré dans le réel, mais c’est la vision du réel qui m’intéresse. Et c’est justement pour ça que j’aime bien travailler dans des endroits proches dans mon quotidien ou dans ceux que je peux visiter plusieurs fois. Ce sont des lieux qui accumulent des significations après des plusieurs visites. Dernièrement j’y pense beaucoup à la question du lieu. Je pensé à cette dichotomie classique entre photographier un espace plus intime, plus quotidien ou partir en voyage pour photographier ce qui nous est étranger, ce qu’on connait pas. Parfois, je me demande avec quelle légitimité on s’approprie de certains sujets.

CB: La question, c’est peut-être simplement de savoir comment on se les approprie, comme tu dis la façon de les aborder ? Parce que la photographie comme instrument de la vérité objective a ses limites… bon je ne vais pas sortir mon bréviaire de Joan Fontcuberta !
Dans ton cas, c’est ce que tu en investis de subjectivité qui implique l’appropriation du lieu ou du sujet, avec évidemment (et plus encore dans cette approche subjective) le risque de la réception et de l’interprétation. C’est une façon d’être sur le fil, de prendre le risque de se projeter dans le visible pour toi comme pour celui qui, comme par rebond, regarde ta photographie. Ca aboutit finalement à des formes de récits fictionnels, plus que des histoires vraies, des vraies histoires, avec des niveaux sédimentaires de lectures et d’interprétations.
A partir de là, je pense que la question de la légitimité ne se pose plus. Ca procède du réel, mais c’est un prétexte, une matière, une grammaire qui tend plus à la poésie, à l’expérience, qu’à l’intention de vérité.
Sur la question du lieu, tu en as fait l’expérience récemment au Japon, connaît-on finalement mieux ce qui nous est familier que ce qui nous est étranger ? En tout cas, quelle différence de regard porté ?

IA : J’ai toujours eu du mal à photographier ce qui ne m’appartient pas, ce qui est éloigné de ma culture. J’ai eu peur de tomber dans le pittoresque, le cliché, les feux d’artifices. Et c’est bien pour cette raison que j’aime bien photographier en France ou Espagne, je me sens « légitimé ». Pour le Japon, j’ai fait une exception ! Peut-être parce que je voulais connaître plus un pays que je sens proche et éloigné en même temps. Surtout parce que j’avais envie de découvrir les lieux ou d’autres photographes que j’admire, comme Shoji Ueda ou Issei Suda, avaient travaillé. Je voulais connaître leur terrain de jeu.
Mais, pour répondre mieux à ta question, porter un regard pour moi demande un temps d’inclusion, de se plonger sur une réalité, d’exploration et puis de synthèse. C’est à mon avis le moyen de ne pas tomber dans le préjugé, ou dans une vision vide du réel. Après, il y a la fascination sur le Japon en tant qu’amateur des livres, et là, je voudrais savoir si tu peux expliquer un peu tes préférences par rapport à la culture photographique japonaise.

CB : La photographie japonaise… je n’ai pas la velléité d’en être spécialiste et ne vais pas me lancer dans des analyses historiques ou esthétiques…. mais elle suscite chez moi une curiosité particulière, avec une grande amplitude dans les différents photographes dont j’admire le travail, de Shoji Ueda à Kansuke Yamamoto, de Eikoh Hosoe à Tamiko Nishimura ou Masahisa Fukase, et bien sûr, l’immense Ishiuchi Miyako.
Je ne suis pas certaine de pouvoir te fournir une explication rationnelle ! Évidemment, les livres de photographie japonais sont très souvent remarquables (et les papiers….)
Peut-être parce que la photographie japonaise exerce sur moi une forme de fascination (pas de l’ordre de la séduction exotique, l’exotisme est à mon sens une approche imbécile) mais parce qu’il y a là quelque chose de profondément familier et étranger à la fois, une forme de puissance et de délicatesse aussi.
Peut-être finalement qu’une des dimensions de la photographie qui m’attire tant, ce n’est pas seulement ce qui échappe au photographe, c’est aussi sûrement ce qui m’échappe.
C’est une des raisons pour lesquelles on revient souvent vers une œuvre, non ? La part de familier et d’insaisissable, quand elle ne livre jamais complètement son secret ?

IA: Je suis entièrement d’accord avec toi. En même temps, on essaye toujours de mettre des mots pour mieux comprendre ce qui nous touche, ce qui nous fait rêver, ce qu’on ne comprend pas. J’ai mis un temps fou à accepter cette impossibilité de tout définir avec des mots, de tout classer, de tout analyser… même si c’est assez facile à comprendre qu’il y a de moments, des sentiments, des actions où les mots ne suffissent pas, ou la raison est limitée, inachevée. La photographie travaille avec un champ très large de possibles, il y a bien-sûr des magnifiques projets qui s’appuient sur le rationnel, sur des recherches et thématiques spécifiques, mais il a aussi cette autre photographie, indéchiffrable, puissante, et dans un certain sens, absolument irrationnelle. Je me suis senti très attiré par le surréalisme et par la poésie depuis mes débuts, peut-être parce que je me sentais proche aussi de leurs méthodologies, leur goût pour l’improvisation, par leurs dérives, par leurs envies d’expérimentation. C’est cet espace de liberté ou tout est possible que je trouve fascinant. Et plus je vieillis, plus j’ai envie d’avoir cette liberté !

CB : C’est ce qui est merveilleux avec la photographie : c’est un terrain de jeu, d’expérimentation et de questionnements interminable. Je crois que beaucoup des photographes dont le travail m’intéresse sont ceux qui ont dynamité ou pour le moins subverti les règles de la photographie. Frank, Provoke, les surréalistes, ceux qui prennent des chemins de traverse, qui remettent en question ce qui semblait de l’ordre de l’évidence, ceux qui expérimentent le tirage aussi.
D’ailleurs (esprit d’escalier), tu sais comme je suis un inconditionnelle du tirage et que je suis chaque fois extrêmement enthousiaste quand je reçois les tirages d’une de tes nouvelles séries. En quoi le tirage est un élément très important de ton œuvre ?

IA : C’est la dernière étape d’un long trajet. Mais pour moi, ce qui est vraiment important, c’est d’être autonome. Et faire moi-même les tirages fait partie de ce désir. Il y a aussi la question du « faire ». L’autre jour une amie américaine me disait « tu es un maker », et je me suis bien senti dans cette définition. Je fais de choses avec mes mains comme beaucoup d’autres. A partir de là, j’aime bien les objets, leur toucher, leur forme, sont de choses auxquelles je me sens très attaché… Pour le tirage, j’essaie juste de trouver la forme, le contraste, le sentiment approprié pour chaque image, pour chaque série. Je considère cette étape comme un moment de plaisir, très lié à l’obscurité du labo, à la musique…c’est un travail très rituel.

CB : Cette question de la musique (on parlait de la musicalité et de la rythmique des livres il y a peu) me fait penser que nous n’avons pas encore abordé la question du livre… Mais Ericka va nous dire que nous avons déjà largement débordé. Il va falloir poursuivre cet échange à une autre occasion…
A suivre, donc ?

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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