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« Envisager l’amour comme un acte, un choix d’écoute et de regard, une manière d’être au monde »

Lieu emblématique de la politique culturelle de Jack Lang, le Magasin, Centre national d’art contemporain, laboratoire pilote d’une ville innovante, installé pour la première fois sur une ancienne friche industrielle -le site Bouchayer-Viallet-, renait après de nombreuses vicissitudes. Sa halle, un joyau conçu par Gustave Eiffel pour l’Exposition Universelle de 1900 et repensée par Patrick Bouchain autour de la fameuse « rue », offre un magnifique terrain d’expérimentation de 3800 m² que Céline Kopp, nouvelle directrice conçoit entièrement avec et pour les artistes.

🎧 En écoute :

Vue de l’exposition La Position de l’Amour , Magasin CNAC, 19 novembre 2022 -12 mars 2023. Prune Phi, Otherworld Communication, 2021 © Le Magasin CNAC. Photo : Aurélien Mole

Dès sa nomination, elle prend un certain nombre de mesures prioritaires comme de faire revenir les artistes dans ce lieu dont la « régénérescence », terme qu’elle emploie le plus fréquemment, passe par un premier acte intitulé la Position de l’amour, qui se décline en une exposition collective, un festival de performances, un programme de résidences et le lancement de commandes artistiques pour faire du centre d’art un lieu de vie convivial et ancré dans notre présent. La construction de l’avenir passe aussi par une relecture du passé à travers L’Ecole du Magasin, premier programme de formation aux pratiques curatoriales, créé en 1987, également au cœur des préoccupations de Céline Kopp qui s’inscrit dans la continuité de ses engagements auprès du centre d’art d’intérêt national Triangle-Astérides basé à Marseille où je l’ai rencontré à plusieurs reprises. Elle a répondu à mes questions.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans un tel défi ?

Le Magasin, Centre national d’art contemporain est un lieu iconique pour plusieurs générations que l’on soit professionnels, artistes ou amateurs et dont j’ai beaucoup regardé la programmation au cours de mes études. Il reste important pour l’histoire des centres d’art français et également à l’échelle internationale. Il a été créé comme un prototype d’institution culturelle en région, une première dans le cadre des Grands Travaux de François Mitterrand en 1982. Pour revenir au contexte, le statut de Centre national d’art contemporain avait été créé par André Malraux pour la préfiguration de Beaubourg. Il avait disparu en 1977 avec l’ouverture du Musée. Il renait en 1982 avec l’idée de créer un nouveau CNAC en région dans le cadre de la décentralisation, c’est-à-dire une institution « pilote », en soutien à la création en train de se faire, ouverte à l’expérimentation et génératrice de rencontres avec les publics. Grenoble de par son histoire unique en terme d’action culturelle expérimentale, son profil d’innovation technologique, urbanistique et politique apparait alors je l’imagine, comme une évidence.

Pour vous répondre, sur ce qui m’a séduit c’était d’abord l’envie d’être au rendez-vous pour  la réouverture d’une institution à ce point fondamentale. De plus ce défi était en totale cohérence avec mon parcours de directrice de centre d’art contemporain depuis 18 ans en France et à l’étranger, très engagé dans une pratique de soutien auprès des artistes et des publics et à un niveau institutionnel, en tant que membre du Conseil d’administration du réseau d.c.a. Il était donc naturel d’y répondre.

Vue de l’exposition La Position de l’Amour, Magasin CNAC, 19 novembre 2022–12 mars 2023. Hannah Quinlan & Rosie Hastings,Everything Is Folly That Does Not Give Us Pleasure,2021. © Le Magasin CNAC. Photo : Aurélien Mole

Vous parlez souvent de « Réinsuffler du désir », comment cela s’est-il traduit ?

Cela a été immédiat car j’ai candidaté à  la direction d’un établissement qui vivait une situation de fragilité. Fermé, il n’exerçait plus ses missions d’intérêt général. Dès le premier jour, j’ai regardé cet établissement pour en éprouver l’histoire, l’existence et la richesse de tant d’années d’expérience qu’il allait falloir valoriser et faire remonter en surface pour transformer le Magasin et le mettre en phase avec le monde actuel. J’ai pris alors deux mesures immédiates : faire revenir les artistes le plus rapidement possible pour penser cette réouverture de façon collective et créer des moments de rencontre avec les publics et des situations de partage, en anticipation de la réouverture. Ne pas rester seule devant une feuille blanche et écrire un projet complètement hors sol. Concevoir cette réouverture par la pratique artistique à travers l’architecture, le design, l’art graphique aux côtés des studios Cookies, Alliage et Stromboli Design avec Clémence Seilles, Natacha Mankowski, Alexis Bondoux et Laure Jaffuel. Commencer à reconnecter l’extérieur avec son écosystème.

Réinsuffler du désir c’est aussi penser l’avenir, planter des graines pour dessiner collectivement un futur commun.

« La position de l’amour » : titre choisi de la première étape a été largement convoqué, comment l’envisagez-vous ?

L’amour reste un sujet qui ne pourra jamais être épuisé. Il s’agit avec cette exposition de revendiquer l’amour non pas comme une émotion mais comme un acte, un choix, une manière d‘être au monde, de percevoir, d’écouter et d’être en relation avec l’autre. Les 11 artistes invités, dont un duo, ont des pratiques, âges, localisations et situations multiples, que ce soit Rebecca Bellantoni, artiste britannique d’origine caribéenne vivant à Londres, Ivan Cheng artiste australien vivant à Amsterdam, Alvaro Urbano, artiste espagnol résidant à Berlin, Célin Jiang, artiste française qui vit à Paris…Pour chacun d’eux, la pratique artistique est ancrée dans le quotidien. L’art est pour elles et eux une manière d’être et de de survivre face aux hostilités du monde et un outil déterminant de régénérescence.

Vue de l’exposition La Position de l’Amour , Magasin CNAC, 19 novembre 2022 – 12 mars 2023.
Célin Jiang [Détail], 2022.© Le Magasin CNAC. Photo : Aurélien Mole

En quoi ces valeurs que vous portez s’inscrivent-elles dans le prolongement de votre action à Marseille pour Triangle-Astérides auprès des artistes et des publics ?

En effet, Triangle-Astérides, centre d’art contemporain d’intérêt national que j’ai dirigé pendant 10 ans, est un projet très singulier. C’est l’occurrence française d’un réseau international d’artistes et d’institutions présents dans plus de 40 pays de l’hémisphère sud. Le centre d’art est basé à la Friche la Belle de Mai à Marseille où il participe aussi à une aventure institutionnelle pluridisciplinaire et coopérative singulière depuis 30 ans. La particularité de Triangle-Astérides est d’avoir une structure de résidence très importante en son sein, en plus des activités de programmation d’exposition et d’événements. Dans les années 1990-2000, c’était un des seuls lieux en France où l’on pouvait rencontrer des artistes venant d’horizons très variés, hors du paysage euro-centrique de l’art et de son marché. Triangle-Astérides affiche aussi des chiffres de parité irréprochables en 28 ans d’existence. Le projet porte donc la vision non pas « d’un monde de l’art », mais d’une multiplicité de scènes artistiques et d’esthétiques. Autant d’expériences et de projets qui m’ont nourri et continuent à m’inspirer.

Après des années de travail au contact des artistes, dans les ateliers, j’amène au Magasin, la conviction de la valeur de la présence physique des artistes sur un territoire et au sein d’une institution, et c’est comme cela que j’ai agi dès mon arrivée en rassemblant un groupe d’artistes pour m’accompagner et  penser cette réouverture collectivement à travers l’expérimentation, la production et la pratique artistique.

Vue de la commande artistique Endémique par Stromboli Design (Alexis Bondoux, Laure Jaffuel, Natacha
Mankowski, Clémence Seilles) pour l’accueil librairie, 2022.© Le Magasin CNAC. Photo : Aurélien Mole

Le Festival des Gestes de la Recherche : quels enjeux ?

Il a été conçu par deux professeurs de l’ESAD Grenoble-Valence, Simone Frangi et Katia Schneller, chercheur·euse et commissaires que je connaissais déjà. Il était très important pour moi de reconnecter le centre d’art avec l’école des Beaux-arts. Ce festival dont c’est la 3ème édition, se déroule à la fois au Magasin et à l’ESAD du 21 au 24 novembre autour de performances, conférences, projections, ateliers dans une volonté pédagogique qui explore la notion de citoyenneté cette année, envisagée de façon fluide.

Au-delà d’un moment de réouverture de lieu qui est une célébration, j’envisage le centre d’art comme un lieu d’engagement, en contact avec la société et ses enjeux, où les œuvres génèrent des débats. Dès les premières semaines les publics sont invités à venir échanger, rencontrer des artistes mais aussi prendre un café, lire un livre, ouvrir un catalogue.

Autre volet inscrit dans l’ADN du lieu : l’Ecole du Magasin et sa possible refonte

L’Ecole du Magasin a été créée un an après l’ouverture du lieu en 1987 autour du projet écrit par Jacques Guillot, fondateur et premier directeur. Un projet magnifique dont de nombreux éléments restent très actuels, ce qu’il convient de souligner. Si l’on revient au contexte, les institutions et les métiers dédiés à l’art contemporain sont encore naissants, tout est à inventer.

L’approche se veut à la fois théorique et pratique autour du commissariat d’exposition, -mise en contact des œuvres et des publics- envisageant la pratique artistique au centre. Un modèle qui est toujours fondamentalement viable même si aujourd’hui, les pratiques et les usages ont changé, le monde a changé. De plus, la question des métiers de l’exposition est présente dans de nombreuses universités et écoles d’art. Il y a donc tout à refaire en regard de l’évolution de nos métiers et des enjeux actuels, une question fondamentale à mes yeux.

Si je ne fais pas volontairement d’annonce à l’occasion de cette réouverture, l’Ecole est un axe central de mon projet sur lequel je travaille aux côtés d’Anna Colin, curatrice, éducatrice et chercheuse. Elle possède un doctorat de l’Université de Nottingham sur les pratiques pédagogiques alternatives, elle est professeure à Goldsmiths University de Londres et ancienne curatrice à Lafayette Anticipations. Nous étudions la faisabilité et possibilité d’orientations autour d’une conscience sociale et pédagogique, d’une lucidité écologique, d’une approche pratique dans une approche partenariale et connectée avec le territoire et aussi avec l’association des alumni de l’École du Magasin car il faut comprendre les archives pour construire la suite.

Si je prends ce livre qui est sur votre bureau « Qu’est-ce que le care ? » Edition Fayot, en quoi est-ce une donnée essentielle à votre projet ?

Il est vrai que je n’ai pas parlé de care à l’occasion de cette réouverture mais plutôt d’une position de l’amour qui donne son nom à l’exposition et à toute la programmation et qui se veut un choix d’écoute et de pratique dans un rapport au monde et à l’autre. Cette réouverture a nécessité beaucoup de travail dans une économie de l’attention et du don qui ne mesure pas uniquement sa valeur en termes de temps ou de production. Les artistes et les équipes ont beaucoup donné, cela n’a évidemment pas été simple, et j’en suis immensément touchée et reconnaissante.

Il faut toujours réfléchir à sa pratique et la mettre en doute. Oui ce livre n’est pas là par hasard !

INFOS PRATIQUES :
Exposition collective
La Position de l’amour
jusqu’au 12 mars 2023
Festival des gestes et de la recherche
Evénement terminé
Ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 19h
5€ tarif plein / gratuit* les 1ers dimanches du mois

Centre national d’Art Contemporain (CNAC)
Site Bouchayer-Viallet 8 esplanade Andry-Farcy
38 000 Grenoble
Magasin CNAC (magasin-cnac.org)

A LIRE
Céline Kopp, directrice du Magasin de Grenoble, commissaire de l’exposition Les Cendres du Naufrage, Friche la Belle de Mai (Triangle-Astérides)
Visuelles.art : Entretien avec Etienne Bernard et Céline Kopp, commissaires et responsables de centres d’art
Rencontre avec Céline Kopp, directrice de Triangle France, Marseille
Rencontre avec Céline Kopp et Etienne Bernard, commissaires de la 6ème Biennale de Rennes « A cris ouverts »

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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