Temps de lecture estimé : 11mins

Alors que Céline Kopp vient prendre ses fonctions de directrice du Magasin – Centre National d’art contemporain de Grenoble, elle est la commissaire de la première exposition personnelle en France de Dominique White, artiste anglaise récemment installée à Marseille, dans le prolongement ds recherches qu’elle mène autour de l’« Afro-pessimisme » et de la construction raciale liée à la traite Atlantique dès le 16ème siècle. Une prise de possession du Panorama de la Friche, vibrante et forte à travers des oeuvres agissantes. De plus et dans le cadre des missions internationales de Triangle – Astérides, Centre d’art contemporain d’intérêt national de Marseille, Céline Kopp prépare un partenariat de résidence avec le futur premier centre d’art en Ouganda, 32° East, dirigé par Teesa Bahana.

Elle revient enfin sur le formidable bilan artistique et humain de ces 10 années passées avec Triangle – Astérides qui continueront à l’inspirer pour ses prochains défis grenoblois.

Dominique White, Les cendres du naufrage, exposition personnelle, Triangle – Astérides, Centre d’art contemporain d’intérêt national, Marseille, 2022. Photo: Aurélien Mole.

L’exposition de Dominique White poursuit les recherches qu’elle mène sur la figure mythologique de l’Hydre avec une première occurrence à la galerie VEDA, en quoi ici à Marseille prennent-elles une résonance particulière ?

L’intérêt de Dominique White pour ce monstre aquatique serpentiforme vient d’un livre écrit il y a vingt ans par Markus Rediker et Peter Linebaugh, intitulé « L’Hydre aux mille têtes : marins, esclaves, roturiers, et l’his­toire cachée de l’Atlantique révolutionnaire ». Les auteurs y associent la naissance du capitalisme au personnage d’Hercule. Les nombreuses têtes de l’Hydre, capables de se régénérer, sont les esclaves, les pirates et les rebelles qui se sont dres­sés contre l’ordre commercial mondial et qui ont perturbé la traite des esclaves au cours de plusieurs décennies. Évidemment, ici à Marseille ce n’est pas l’Atlantique que nous contemplons, mais la Méditerranée, celle d’Hercule justement, avec sa propre histoire d’affrontements entre puissances maritimes et sa triste actualité où des hommes, des femmes et des enfants continuent de mourir sur des embarcations de fortune. Cette exposition à Triangle – Astérides est la deuxième partie d’une recherche, où Dominique White inverse les personnages de ce livre et suggère de regarder l’Hydre comme le système – ou l’État – qu’elle propose de détruire. Lors de la première exposition il s’agissait de couper la tête de la bête. Ici, cette nouvelle série de sculptures monumentales évoque le pouvoir de régénération de ce monstre, sa capacité d’adaptation constante. Ces œuvres sont puissantes, elles font résonner une histoire passée, présente mais aussi future, faite de luttes et de résilience qui se forme dans la destruction et les débris qu’elle laisse. Il est certain qu’à Marseille cette résonnance est forte. Mais c’est surtout la violence du monde d’aujourd’hui que ces œuvres évoquent. Ce que l’artiste nous donne à voir ressemble à une bataille en action qui interroge la possibilité d’une véritable libération face à un système qui, selon elle, ne cesse de s’adapter et de réitérer sa capacité de déshumanisation.

Se saisir de l’espace de Panorama est toujours un défi pour les artistes invités, comment y est-elle parvenue selon vous ?

Dominique White, Les cendres du naufrage, exposition personnelle, Triangle – Astérides, Centre d’art contemporain d’intérêt national, Marseille, 2022. Photo: Aurélien Mole.

Je décris souvent cet espace d’exposition comme « une grande boite blanche ». C’est un parallélépipède rectangle de 15 m de haut, situé sur le toit terrasse de la Friche la Belle de Mai, qui parait comme suspendu. Il est vitré sur l’un des côtés, d’où son nom, car on peut y voir les collines et la mer jusqu’à l’Estaque. La lumière de la baie vitrée qui s’engouffre d’un côté peut écraser les volumes avec un effet contre-jour et d’une manière générale la taille du lieu peut être intimidante. Pour Dominique White le challenge était important car elle travaille à grande échelle et a l’habitude que ses sculptures prennent le dessus sur l’espace. Ici, il fallait accepter la valeur du vide et faire confiance au pouvoir agissant des œuvres à modifier l’espace. Je n’ai pas eu de doute une seule seconde, Dominique White est déjà une grande artiste. Le public est en présence de quatre grandes enti­tés sculpturales qui occupent tout l’espace d’exposition d’une manière qu’elle décrit comme « fantomatique tout en paraissant en voie active de destruc­tion ». Nous avons choisi de placer les œuvres les plus serpentines du coté vitré pour qu’elles se détachent de façon graphique et les plus volumineuses, et blanches, au cœur de l’espace pour que leurs volumes s’expriment. Ces sculptures sont composées d’amas de raphia, de sisal tissé, de kaolin, de morceaux de voiles de bateau déchi­rées, de moulages de bouées… elles sont littéralement prises pour cible par des formes ressemblant à des harpons en fonte, en fer forgé et en bois d’acajou… Les œuvres sont très actives, les visiteurs sont confrontés à des mouvements qui submergent l’espace et qui dépassent l’échelle de nos corps. Il y a aussi quelque chose de très fort qui se passe avec le sol qui reflète la lumière et qui parait se dissoudre devant la baie vitrée. Le ciel et le sol se rencontrent et on a potentiellement l’impression d’être sous l’eau, dans le mouvement créé par les sculptures, ou bien quelque part entre ciel et mer.

Dominique White, Les cendres du naufrage, exposition personnelle, Triangle – Astérides, Centre d’art contemporain d’intérêt national, Marseille, 2022. Photo: Aurélien Mole.

Le geste de l’artiste repose sur les notions de « naufrage » et de « Blackness » pouvez-vous nous les décrypter ?

L’exposition s’intitule « Les Cendres du Naufrage » et ce terme « Naufrage » est en effet utilisé par l’artiste comme un concept pour définir sa pratique dans sa glo­balité. Les cendres sont une référence au pouvoir de régénérescence de ce que Dominique White désigne comme « le système » dans cette exposition. Elle a littéralement épuisé les matériaux dans son atelier à Triangle – Astérides. Elle les a tous plongés dans l’eau, elle a brulé le bois d’acajou…D’un point de vue matériel elle explique que même lorsque vous brûlez quelque chose, cela laisse toujours des cendres. Son approche sculpturale fait référence à une tradition de pensée académique « Afro-pessimiste » dans le champ des Black Studies. Pendant la préparation de l’exposition elle lisait notamment le dernier livre de Rinaldo Walcott qui soutient que chaque fois que les Noir·es se sont libéré·es de contraintes, cette liberté potentielle a toujours été contrariée par la mutation desdites contraintes. D’où le besoin d’un ailleurs où imaginer quelque chose de complètement nouveau qui dans le cas de cette exposition semble se trouver quelque part dans le monde sous-marin. Le « Naufrage » pour Dominique White serait d’un point de vue conceptuel et matériel comme un acte d’abolition : une sorte de destruction totale de ces contraintes, de tous ces cadres, ou du système. Je dois sans doute ajou­ter pour le public français que les « Black Studies » sont un domaine académique peu présent en France, qui retrace la construction raciale au début de la traite Atlantique dès le 16e siècle, et situent la naissance du concept de « Blackness »dans l’expérience de la traversée sur le navire négrier. Le terme « Blackness » relatif à l’existence ou à la condition noire, est souvent utilisé en anglais car il est complexe à traduire en français. Il est aussi important de dire que le « Naufrage » dans cette exposition ne fait pas uniquement référence à l’esclavage. Ce dont Dominique parle c’est en quelque sorte de « tous les navires » où des personnes ont pu ou continuent d’être traités comme de la marchandise.

Dominique White, anglaise, a décidé de s’installer à Marseille, en quoi son parcours illustre- t-il les missions que se fixe Triangle- Astérides ?

Triangle – Astérides est un centre d’art contemporain d’intérêt national qui porte des missions d’intérêt général au service de la création, des artistes et des publics. Nous accompagnons les artistes dans leurs recherches, dans la production de nouvelles œuvres qui sont des étapes importantes et nous créons des situations de rencontres avec les publics au plus près de la création. Triangle – Astérides un projet qui a été créé par des artistes au début des année 1990, au sein de l’aventure de la Friche la Belle de Mai. La particularité du centre d’art est d’avoir des ateliers et un programme très important de résidence d’artiste qui a permis d’accueillir à Marseille près de 700 artistes en 28 ans….avec une parité parfaite depuis la création du centre d’art, des artistes français mais aussi internationaux. Depuis le début Triangle – Astérides s’engage à soutenir et à montrer des artistes qui ne représentent pas les circuits commerciaux dominant, souvent centralisé dans le monde occidental. Nous faisons partie d’un réseau de lieux d’artistes très présent dans l’hémisphère Sud, qui porte des valeurs de dialogue transnational et d’apprentissage entre pairs. Je dis tout cela pour répondre à votre question car à mon sens, Triangle – Astérides est une institution d’artiste. C’est pour cela que nous allons au-delà du simple fait d’exposer des œuvres. Dominique White avait été sélectionnée en 2019 pour participer à notre programme de résidence en 2020. Je l’ai appelé en pleine pandémie au printemps 2020 pour lui demander si elle souhaitait venir en résidence car j’avais souhaité maintenir le programme, alors même que tout était fermé. Elle est arrivée en juillet 2020 pour trois mois qui se sont prolongés d’un programme à l’autre car elle a souhaité s’installer à Marseille. Pour ma part c’est la plus belle des récompenses lorsqu’un ou une artiste décide de rester à Marseille. Nous soutenons la démarche, conseillons pour les démarches administratives et générons des opportunités pour les inclure dans l’écosystème local. En 28 ans d’existence Triangle – Astérides eu un vrai rôle dans ce sens. S’agissant de Dominique White, la période de la pandémie a permis un travail long dans ce sens, allant d’un premier accueil en résidence à l’inclusion dans notre programme de partenariats destiné à l’écosystème local, jusqu’à cette première exposition personnelle en France pour laquelle elle a produit les œuvres dans nos ateliers.

Actuellement Teesa Bahana, directrice de 32° Est Uganda Arts Trust est accueillie en vue d’un partenariat de résidence d’artistes dans le cadre des actions à l’international de Triangle Astérides, pouvez-vous nous préciser les enjeux de ce partenariat ?

Triangle – Astérides fait partie du réseau « Triangle Network » qui rassemble environs 90 partenaires dans 40 pays. Teesa Bahana dirige 32° East, qui est notre homologue à Kampala en Ouganda. C’est quelqu’un de formidable. Elle est littéralement en train de construire le premier centre d’art en Ouganda, brique par brique avec une levée de fonds impressionnante et un projet en matériaux durables. Il y aura des ateliers, une galerie d’exposition, un café, une bibliothèque…. Pour l’instant son programme de résidence existe dans espaces temporaires et elle organise également un festival dans l’espace public. Nous discutons depuis des années et préparons un partenariat de résidence entre Triangle – Astérides à Marseille et 32° East à Kampala. Comme je l’évoquais plus haut, le réseau Triangle est impliqué dans une vision transnationale qui valorise le dialogue et l’idée que « les artistes apprennent des artistes » c’est la devise du réseau. Je pense qu’il est important de créer de nouveaux circuits au-delà des centres occidentaux du marché de l’art et je suis persuadée que la génération actuelle d’artistes souhaite tout autant aller à Kampala qu’à New York. L’un n’empêche pas l’autre d’ailleurs. C’est ce sur quoi j’ai travaillé avec Teesa depuis ces dernières années. Son lieu sera prêt à accueillir des artistes français à la fin de l’année et l’équipe de Triangle – Astérides, avec sa nouvelle directrice, accueillera je l’espère des artistes et professionnels ougandais.

Question plus personnelle : quels mots choisiriez-vous pour résumer vos 10 ans passés au sein de Triangle ?

Je viens en effet de prendre mes fonctions à la direction du Magasin – Centre National d’Art Contemporain de Grenoble. Je dirais sans hésiter : passion, bonheur, transmission, partage, engagement, intelligence collective, écoute…et bien entendu en ce moment beaucoup d’émotion. Ces dix années au plus près de la création, des artistes et des publics continueront à me guider pour la suite à Grenoble. J’ai beaucoup appris et je remercie toutes les personnes avec qui j’ai eu l’occasion de travailler et d’échanger.

A découvrir également lors de votre visite l’exposition Mimicry- Empathy par Fraeme, déjà chroniquée (relire mon article).

Festival PAC – 14ème Printemps de l’art contemporain – gratuité du 26 au 29 mai 2022
Agenda complet du Festival du 26 mai au 12 juin 2022

INFOS PRATIQUES
Les cendres du naufrage, Dominique White
jusqu’au 5 juin 2022
Prochaine exposition :
JAIMES
Exposition collective avec Aurilian, Marina de Caro, Kapwani Kiwanga, Hana Miletić, Katrin Ströbel, Tadáskía et Ashes Withyman.
Commissariat : Marie de Gaulejac
Du 24 juin au 16 octobre 2022
Friche La Belle de Mai
41 Rue Jobin
13003 Marseille
https://www.lafriche.org/

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

You may also like

En voir plus dans Interview Art Contemporain