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Pour sa première carte blanche, notre invité de la semaine, le photographe plasticien, Yves Gellie débute son exploration des passages qui existent entre la photographie et d’autres formes d’expressions. Ici, il nous parle de série photographique « La Chambre Soeur » qui l’a menée à l’installation lumineuse « Néon ». Il traduit le passage d’un travail photographique documentaire puis plasticien vers une installation vidéo au coeur de l’architecture d’Antti Lovag. Dans ce texte, il décrypte son évolution de création entre deux séries emblématiques, passant de l’image fixe à l’image animée…

La chambre soeur, 2014 © Yves Gellie

Neon, installation vidéo, 2017 © Yves Gellie

Depuis plusieurs années mon travail photographique se prolonge par des installations vidéo. C’est une démarche récurrente qui s’est imposée naturellement. J’ai longtemps pensé que ces deux formes de création suivaient des processus très différents. Pourtant dans mon travail sur l’architecture organique d’Antti Lovag cette approche s’est faite très naturellement.

Une approche documentaire

© Yves Gellie

Cette maison avec son architecture enveloppante si particulière m’apparaissait extraordinaire dans son rapport à la lumière et à la nature environnante.
Elle m’évoquait un coquillage brisé, échoué dans les rochers de l’Esterel avec ses innombrables circonvolutions dans lesquelles on pouvait déambuler infiniment confondant l’intérieur et l’extérieur de la structure. L’idée même de la photographier me paraissait incongrue. J’imaginais cette construction comme un des éléments originels de ce paysage peuplé de pins, de rochers roses, bordé par le bleu méditerranéen et le ciel azuréen où une colonie d’hominidés auraient élu domicile dans des temps reculés.

© Yves Gellie

© Yves Gellie

Jamais je n’avais envisagé de réaliser un projet photographique sur cette maison, jusqu’au jour où le Fonds de Dotation Maison Bernard m’a demandé de réaliser une série de photographies pour la création de son site internet.
Cela a correspondu aux travaux de rénovation de la maison qui se sont étalés sur quatre ans. La maison s’est alors retrouvée mise à nue depuis ses fondations jusqu’à ses skydomes et leurs puits de lumière.
Les espaces se sont transformés en atelier de travail, de nouvelles couleurs sont apparues. Les très nombreux problèmes auxquels se sont confrontés tous les corps de métier m’ont permis d’explorer cette architecture dans tous ses recoins et finalement de la découvrir. Les courbes amenaient les artisans à concevoir des outils ou des gestes inédits, comme les arrondis travaillées par les plâtriers qui déformaient durablement leur spatule créant ainsi un nouvel outil adapté. La complexité de tous ces détails à résoudre m’a permis de mesurer l’entreprise d’Anti Lovag et de reconsidérer mon approche avec un tout autre regard.

Je me suis d’abord contenté de documenter l’évolution du chantier, de photographier le travail des artisans le plus simplement possible. Cette phase m’a amené à considérer tous les éléments constitutifs de la maison. Les sols, la courbure des plafonds et des murs, les portes, les ouvertures, le mobilier intégré, les salles de bains les revêtement muraux les perspectives des couloirs, les plinthes au sol, les escaliers menant aux mezzanines, les skydomes.

Les artisans ne cessaient d’adapter des détails inscrits dans les plans de rénovation pour arriver aux formes parfaites. Je comprenais pourquoi Anti Lovag vivait sur son chantier. J’avais le sentiment que toutes ces structures quasi invisibles pendant mes longues journées estivales m’apparaissaient tangibles, essentielles pour envisager de travailler sur un projet cohérent.
La façon d’aboutir ce travail n’était bien sûr pas de reproduire cette architecture mais de l’interpréter, parfois de la détourner afin de mieux l’approcher et la comprendre.

Une deuxième approche plus plasticienne

Odile Decq, l’architecte de la rénovation, et Isabelle Bernard avaient choisi de rénover la maison par la couleur. C’est ce qui leur a permis de donner une identité forte aux différents espaces de la maison, de modeler les volumes avec des dégradés et de redessiner des perspectives. C’est donc la couleur qui est devenue ma nouvelle clé de lecture et m’a permis de m’affranchir de l’image traditionnelle d’architecture.

Art Paris, 2017 © Galerie Baudoin Lebon

Pour restituer les volumes, j’ai opté pour une mise à plat des perspectives en me focalisant sur les couleurs qui restituaient les espaces et la complexité des volumes. Je suis en quelque sorte passé d’une vision tridimensionnelle à une vision en deux dimensions. Les perspectives se sont effacées au profit d’une image plus simple de lecture. En m’appuyant sur les différences de couleurs et leur entrelacement, j’ai réussi à faire apparaître les courbes des plafonds, les renfoncements des niches et les murs avec leurs angles de fuite permanents.

La Chambre sœur, 2017 © Yves Gellie

La Chambre sœur, 2017 © Yves Gellie

Comme certains éléments revenaient systématiquement, je me suis lancé dans une sorte de classement typologique : hauts de portes entrouvertes, sols, plinthes, ouvertures, décrochages de murs, niches, fantômes de lumière, escaliers, plafonds, sources d’éclairage. Chacune de ces séries me faisaient toucher du doigt la magie de cette architecture. Cette maison, qui avait toujours été approchée dans sa globalité, se révélait dans les détails.

La Chambre sœur, 2015 © Yves Gellie

La Chambre sœur, 2015 © Yves Gellie

Avec toutes ses couleurs allant du jaune, orange, rouge, rose, mauve et noir, correspondant chacune à un élément architectural, cet espace est devenu un formidable studio photographique. J’ai passé des heures entières à suivre la course de la lumière sur les murs, l’évolution permanente de la couleur et son jeu sur les formes arrondies. Je pourrais vous raconter la vie des murs de cette chambre ! J’ai alors pensé que la matière devait devenir beaucoup plus présente dans ces aplats de couleurs. J’ai donc créé un mur de lumière au contact de toutes les zones situées dans le cadre de l’image avec parfois quatre ou cinq plans en perspective. Cela m’a permis de saisir tous les détails imprimés dans les murs. On y aperçoit la trace des pinceaux, quelquefois même un poil de pinceau englué dans la peinture, l’irrégularité des bordures peintes et la granulosité du béton. Avec la lumière, les murs deviennent matière vivante et révèlent les traces des artisans qui les ont bâtis, lissés et peints. Un vrai travail d’archéologue !

La Chambre sœur, 2014 © Yves Gellie

La Chambre sœur, 2014 © Yves Gellie

J’appelais cette première série d ‘images « La chambre soeur » car cette partie de la maison abritait la totalité des couleurs utilisées dans la restauration.

La Chambre sœur, 2016 © Yves Gellie

Passage à l’installation lumineuse

J’avais envie de restituer l’évolution de la lumière et son influence sur la perception des espaces. J’avais constaté qu’avec le passage du temps, je ne retrouvais plus ni la même ambiance ni le même sentiment. Une image ébauchée en été n’était plus du tout la même en automne, la lumière douce et sensuelle était devenue dure voire métallique. Et toute une palette chromatique m’échappait.

Neon, installation vidéo, Maison Bernard 2017 © Yves Gellie

L’idée m’est venue de créer une installation vidéo en forme de néon. Les couleurs vives, carrément pop, choisies pour la rénovation m’évoquaient le travail d’artistes américains comme Dan Flavin et surtout Keith Sonnier, artistes contemporains de la construction de la maison. Keith Sonnier est un des premiers à explorer, à la fin des années 1960, les effets de la lumière en créant des néons qui dialoguent avec l’espace. Pour avoir l’illusion du néon, j’ai détourné un écran extrêmement lumineux et très fin utilisé généralement dans les aéroports et les gares pour faire défiler les informations aux voyageurs. En l’installant en position verticale, et en jouant sur sa forte luminosité, il devenait un objet lumineux flottant.

L’idée de scanner les pièces à certaines heures de la journée, où la palette des couleurs suit les courbes de l’architecture, m’a permis d’obtenir pixel par pixel toutes les couleurs intermédiaires que l’on trouve par exemple dans une zone d’ombre soulignant une courbe.
À chaque pièce correspond un ensemble de couleurs qui s’affichent en monochromes uniques, au rythme d’un battement par demi-seconde donnant naissance aux six néons élémentaires : rose, vert, fuchsia, orange, pourpre et jaune.

Neon, installation vidéo, Maison Bernard 2017 © Yves Gellie

L’apparition successive de ces pixels lumineux de couleurs en forme de néons permettait de suivre tous les contours des volumes et d’évoquer le mouvement de la lumière sous forme digitale. La couleur ayant toujours était présente dans la maison. Vient ensuite l’évocation des différents stades de la construction comme le ferraillage révélé par un ensemble de lignes en ondulation oscillatoire de très basse fréquence, les sols en mosaïques ou les parois de marbre des salles de bain.

© Yves Gellie

Ensuite, j’ai procédé de façon très empirique en faisant une sorte de carottage d’images. J’ai extrait des fragments des très nombreuses photographies que j’avais réalisées dans quasiment toutes les pièces de la maison. Avec des logiciels de traitement d’images et l’assistance de Lucas Lejeune, un jeune graphiste qui sortait de l’ERG à Bruxelles, on a réussi à explorer pixel par pixel les couleurs et leurs variations infimes sous l’effet de la lumière et à reproduire ces impressions lumineuses que ne peut capter l’appareil photographique.
Lucas a élaboré un processus ou les couleurs de ces éléments sont obtenues par translation d’une photographie sous un masque de fusion par multiplication.
J’ai choisi d’installer cette vidéo dans une alcôve noire surplombant une chambre. Son ouverture dessine un ovale dans lequel se positionne l’écran. Par sa très forte luminosité qui efface toutes les structures autour, cette vidéo crée un véritable trait de lumière flottant dans l’espace.
Ainsi, j’ai obtenu une lecture très personnelle mais plus directe de l’architecture d’Antti Lovag. Parti d’une simple démarche documentaire de l’architecture, j’ai peu à peu abandonné une approche photographique en m’affranchissant des éléments matériels pour créer une oeuvre unique. C’est dire la richesse de cette architecture !

Au-delà des formes et des couleurs, c’est aussi l’âme de la Maison qu’Yves Gellie parvient à capter. D’où le nom si singulier de ce travail photographique, « La Chambre soeur ». L’association d’une technique maîtrisée à un travail artistique qui rend compte d’un lien affectif avec le lieu. Loin du documentaire, l’objectif du photographe réinvente et crée. Son essai photographique questionne les relations entre art et architecture à travers les thèmes communs de la matière, de la forme, de l’espace et de sa représentation. Son intention interroge alors le pouvoir fictionnel d’une image et questionne-le Que voyons-nous ?
– Thierry Ollat

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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