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Dans le cadre de son itinérance internationale, l’exposition « La Surface et la chair. Madame d’Ora Vienne-Paris, 1907- 1957 » arrive à Montpellier et c’est un évènement. Première exposition en France dédiée à l’œuvre de la photographe viennoise, elle bénéficie de prêts prestigieux et d’un commissariat tripartite constitué de Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon Populaire, de Monika Faber, fondatrice et directrice du Photoinstitut Bonartes, institution de recherche de premier plan spécialisé en histoire de la photographie en Autriche et de Magdalena Vukovic, curatrice au Photoinstitut Bonartes. Pionnière, Dora Kalmus (1881- 1963) se forge une trajectoire hors du commun sur fond des soubresauts tragiques de la guerre et montée du nazisme.

d’Ora, Les danseurs de Anita Berber et Sebastian Droste dans « Suicide », 1922
© Vienne, Collection privée

Si elle commence par saisir les portraits des aristocrates et artistes de la Vienne fin de siècle dans son atelier, elle décide de partir à Paris en où elle ouvre un atelier dans la maison de l’écrivain Tristan Bernard. S’en suit une intense période de création autour de la mode et de l’intelligentsia des années folles. Puis l’histoire la rattrape et en tant que juive elle s’enfuit après la rafle du Vel d’Hiv et vit en clandestinité pendant 3 ans en Ardèche, tandis que sa sœur Anna meurt en déportation. Un point de bascule dans sa vie, très bien traduit par la scénographie. Une plongée dans les ténèbres et la chair selon le beau titre de l’expo emprunté à Cocteau, avec en toile de fond les clichés des camps de réfugiés à Salzbourg et Vienne. Une veine réaliste et humaniste qu’elle développe encore davantage avec ses reportages dans les abattoirs parisiens. Du jamais vu à l’époque. Des carcasses dont elle aime disséquer les détails jusqu’à les joindre à certaines portraits de commande comme le célèbre milliardaire chilien Marquis de Cuevas dont les bals excentriques défraient la chronique. Mais les corps semblent bien fragiles comme à contre -emploi. Le chant du cygne annoncé ? Envie de percer les mystères et coulisses de cette ambitieuse exposition avec Gilles Mora, à l’origine de ce projet, qui place résolument le Pavillon Populaire comme l’un des lieux incontournable dédié à la photographie. Il a répondu à mes questions.

d’Ora, Tête de veau fendue, c. 1949-1957
© Collection Fritz Simak

Quelle est la genèse de l’exposition La Surface et la chair ?

Comme toute exposition au Pavillon Populaire, j’ai choisi d’organiser cette rétrospective consacrée à « Madame d’Ora » car aucune institution française ne l’avait exposée, alors qu’elle occupe une position centrale dans la modernité de l’entre-deux guerres, à la fois comme photographe portraitiste à Vienne, et comme extraordinairement prolixe dans le domaine de la mode en France. Il me paraissait nécessaire de corriger cette injustice.

d’Ora, Chaussures en cuir verni noir
par Pinet, c. 1937
© Vienne, Photoinstitut Bonartes

d’Ora, Joséphine Baker.
© Vienne, Photoinstitut Bonartes

Comment avez-vous opéré les choix et parti pris avec les deux commissaires afin d’en donner une version inédite à Montpellier parmi son itinérance ?

J’ai proposé aux deux commissaires de mettre l’accent sur la double activité de Madame d’Ora : la photographe mondaine (la surface), et l’extraordinaire travail de » documentariste sociale » qu’elle accomplit, en tant qu’exilée juive, et témoin des malheurs de l’après-guerre autrichienne, en particulier autour des déplacements douloureux des populations autrichiennes qui ont été touchées par le nazisme (« la chair »). Les deux commissaires ont alors reconstruit l’exposition autour de cette dichotomie, afin de dresser un portrait beaucoup plus complexe de cette femme-photographe qui, par beaucoup de traits, rappelle les mêmes tendances chez l’américaine Lee Miller. Dans cette perspective, l’exposition présentée à Montpellier devient inédite, et historiquement plus rigoureuse.

Comment la scénographie traduit-elle les points de bascule de son destin hors du commun entre Vienne, Paris, la fuite en Ardèche et les camps de réfugiés autrichiens  ?

Effectivement nous avions besoin d’une scénographie impliquant un parcours chronologique rigoureux, accentué par la couleur des murs, le bleu marine de la partie seconde de son travail (« la chair ») venant en contraste avec celle plus heureuse (rose pâle) de sa période portraitiste ou encore de son immersion dans la mode. Après 1945, Madame d’Ora est confrontée à la détresse, à la souffrance humaine autant qu’animale, à l’insupportable inutilité des vies mondaines. Si elle reprend, dans les années 50, son activité de portraitiste, c’est pour dégager, chez ses sujets, l’approche de la mort, comme dans ce magnifique portrait de Colette, pris la veille de sa disparition, ou celui du Marquis de Cuevas, entouré de têtes d’animaux venus des abattoirs.

Quelle est la marque de fabrique du Studio d’Ora ?

La marque de fabrique du studio D’Ora, c’est l’absence de conventions, le rapport heureux avec ses sujets, la célébration (surtout chez les danseurs), de la liberté du corps en mouvement.

Si l’on se penche sur le cliché de cette mère et ses deux enfants Dans un camp de réfugiés (1946-48) en quoi rejoint -il la grande tradition humaniste aux côtés de Dorothea Lange La mère migrante (1936) ?

d’Ora, Dans un camp de réfugiés, 1946-1948
© Hambourg, Museum für Kunst und Gewerbe

En effet, l’humanisme des photos documentaires, dans l’empathie avec les réfugiés, trouve un écho dans le portrait de Dorothea Lange, la mère migrante. Je pense que chez Madame D’Ora, l’emphase, le « pathos » sont moins sollicités que chez la photographe américaine

d’Ora, Rosella Hightower, Danseuse de ballet, c.1955 © Vienne, Collection privée

En quoi sa série sur les abattoirs parisiens est-elle totalement avant-gardiste et annonce les obsessions d’un Francis Bacon ou d’autres artistes contemporains comme Andreas Serrano, Cabeza de Vaca ?

Les abattoirs, qu’elle photographie, renvoient à la fois à la condition des camps de concentration, et à son statut de femme juive, sous le nazisme, qu’elle ne pouvait ignorer. Les animaux, dans l’abattoir, sont réduits à de la chair morte, « choséifiée ». Les surréalistes ne pouvaient qu’être, également, séduits par cette attitude consistant à privilégier comme sujet, de telles images. Et, bien sûr, notre mémoire visuelle contemporaine, fait le rapprochement entre cette série des abattoirs, avec les tableaux du peintre Francis Bacon. Tous deux ont saisi, derrière la surface des corps, la Mort au travail. Mutilations, vivisections, atteintes corruptibles de la surface en devenir constant vers sa transformation finale: autant de thématiques donnant, in fine, à Madame d’Ora, un poids et une gravité que son activité première ne pouvait guère anticiper.

Catalogue aux éditions Hazan 144 pages, 25.05 € en vente à l’accueil du Pavillon Populaire

INFORMATIONS PRATIQUES

sam18fev(fev 18)10 h 00 mindim16avr(avr 16)18 h 00 minLa surface et la chairMadame d'Ora, Vienne-Paris, 1907-1957Pavillon Populaire // Espace d'art photographique de la Ville de Montpellier, Esplanade Charles de Gaulle, 34000 Montpellier

A LIRE
L’œuvre de Madame d’Ora exhumée au Pavillon Populaire de Montpellier
Carte Blanche à Numa Hambursin : Gilles Mora, le baroudeur des terres américaines

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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