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Carte Blanche à Numa Hambursin : Gilles Mora, le baroudeur des terres américaines

Temps de lecture estimé : 6mins

Numa Hambursin est notre invité de la semaine (lire son portrait publié lundi 10 avril), dans le cadre de sa carte blanche, il a souhaité rendre hommage à Gilles Mora, directeur artistique en photographie qui est actuellement en charge du pavillon populaire de Montpellier.

Moi : « Salut Gilles, c’est Numa. Tu es d’accord pour que je te consacre ma carte blanche photographie pour 9 lives, enfin à toi et au Pavillon populaire ? »

Gilles Mora : « Oh Numa… Tu es trop gentil avec les personnes âgées… »

Il est comme ça Gilles, il esquive toujours par une plaisanterie. C’est un directeur artistique rafraîchissant, qui sait éviter de se prendre trop au sérieux tout en conservant une légitime et haute estime de sa mission. Nous partageons un goût semblable pour la littérature, surtout quand elle est érotique, Pierre Louÿs et Georges Bataille. C’est lui qui m’a fait découvrir la merveilleuse écriture de John Cowper Powys en m’offrant Wolf Solent. J’accompagnais de longues semaines les promenades et les rêveries de ce héros sensuel dans la campagne anglaise, lumineuse et sublimée. Longtemps, nous avons caressé l’idée de monter ensemble une grande exposition à Montpellier sur le sexe et la chair, Gilles au Pavillon populaire de la photographie, moi à Sainte-Anne. Rien de racoleur ou de sale, seulement des œuvres qui auraient donné envie aux amoureux de terminer leur tour au plus vite pour se précipiter sous les draps. Imaginez le succès ! Mon départ annoncé sonne le glas d’un projet qui, de toute façon, n’avait aucune chance d’être accepté.

Nous nous sommes rencontrés pour la première fois il y a sept ans. Nous venions d’être recrutés l’un et l’autre par Valérie Astésano, la précédente et remarquable directrice de la culture de la Ville de Montpellier. En matière d’arts visuels, la politique municipale était alors balbutiante, pour ne pas dire nulle. C’est à Valérie, celle dont il faut taire désormais le nom, que nous devons cet élan qui a profondément marqué la ville et dicté ses aspirations futures. J’étais alors très impressionné par l’idée de boire un verre avec cet homme dont le parcours m’intimidait. Cofondateur en 1981 des Cahiers de la photographie, directeur pendant trois ans des Rencontres d’Arles, auteur de nombreux ouvrages de référence sur la photographie américaine, Gilles Mora m’apparaissait in abstracto comme un personnage inquiétant devant qui j’avais l’obligation de faire bonne figure. Pour ne pas me ridiculiser, je profitais des quelques heures précédant l’entrevue pour rassembler mentalement toutes mes connaissances en matière de photographie. Il me fit d’abord l’effet d’un baroudeur blagueur et truculent, le nez extraordinaire et le crâne un peu dégarni, une jambe légèrement boiteuse, comme ces aventuriers qui ont vécu des histoires louches en écumant les terres du Bas-Congo. Et puis nous avons parlé de pêche dans ces rivières autrichiennes que je ne connais pas, de la beauté des femmes, de littérature donc, d’art enfin. En peu de temps, chose rare, il m’avait apprivoisé par sa simplicité de ton. Il ne m’a jamais fait la leçon, malgré les trente-quatre ans qui nous séparent, et pourtant j’avoue avoir appris beaucoup de lui, en particulier sur le soin qui doit être apporté à toute publication. Dans quelques dizaines d’années, si je traîne toujours mes guêtres dans les coulisses de la création contemporaine, après moult commissariats, préfaces et directions artistiques, le cuir tanné et la bosse roulée, c’est à Gilles que j’aimerais ressembler, le rire facile, le jugement indulgent, des anecdotes plein la besace, la curiosité, la grivoiserie, la fantaisie et les doutes d’un jeune homme.

Donner une légitimité à Montpellier en matière de photographie n’était pas une mission évidente, avec Arles pour voisine obsédante. Gilles Mora s’y est attelé avec obstination et patience, en convoquant son réseau unique et en construisant une programmation reposant sur des équilibres, modernité et contemporanéité, thématiques et monographies, Europe et Amérique, grands noms et découvertes. Permettez-moi de citer quelques faits d’arme comme ma mémoire les restitue, seulement parce qu’ils m’ont marqué : Les suds profonds de l’Amérique ; Brassaï (en couleur) ; Apocalypses, la disparition des villes ; William Eugene Smith ; Bernard Plossu ; Linda McCartney ; Aaron Siskind ; Denis Roche ; et très récemment Elina Brotherus. Gilles Mora et Natacha Filiol, chargée de production du Pavillon populaire, forment un duo qui est parvenu à faire de ce lieu une étape importante pour les amoureux de la photographie et les néophytes. Combien de fois ai-je manqué de m’étrangler de jalousie devant un article élogieux écrit dans un grand canard outre-Atlantique ? Mais il faut bien émettre un doute, en tout cas une interrogation. Le Pavillon populaire est aujourd’hui à ce point marqué par la personnalité de Gilles que je me demande s’il pourra survivre à son départ. Existe-t-il sans lui un avenir pour une institution uniquement consacrée à la photographie à Montpellier ?

Un mot encore sur Antebellum, le bouquin qu’il a publié l’an dernier aux éditions La main donne et qui réunit ses propres photographies prises dans le sud des Etats-Unis à partir de 1972, une terre que selon son expression il a « parcourue jusqu’à l’os ». En le lisant, je fus saisi d’y trouver la clef de la cohérence d’un homme, ses facettes présentes et passées s’articulant soudain par enchantement. Il me renvoyait à mes propres chimères quant à l’espoir que ma vie, mes expositions et mes textes ne puissent un jour faire qu’un. Je lui envoyai ce sms :

« Cher Gilles,

Je viens de passer quelques heures, subjugué, ému, à feuilleter ton livre. Le texte que tu as écrit se confond avec tes photographies, transporté par les mêmes sentiments. Une immense nostalgie pour l’idée même de nostalgie, ce pays que tu décris, dans ses dernières heures, ses derniers soubresauts, une épopée personnelle qui croise des personnages exceptionnels et qui définit ton destin à venir. Et puis ce goût de la sensualité que nous partageons, celle des corps bien sûr, celle aussi d’un paysage, d’un climat, d’une moiteur, d’une histoire décomposée, d’un poème, tout cela à jamais entremêlé. 

Enfin cet amour sublime pour Françoise que je lis comme le fil directeur de ton œuvre, une œuvre faite d’expositions, de textes comme celui-ci, de photographies comme celles-là. Faut-il être aveugle pour ne pas comprendre que cet ensemble est indissociable, qu’il est tout simplement le fruit de la vie d’un homme ?

Je t’embrasse.

Numa »

INFORMATIONS PRATIQUES
Actuellement : Notes sur l’Asphalte, une Amérique mobile et précaire, 1950-1990
Jusqu’au 16 avril 2017
Pavillon Populaire
121 Allée de Jerusalem
34000, Montpellier

LIVRE
Antebellum
Gilles Mora
Editions La Main donne
Format 24 x 26 cm
176 pages
135 photographies en bichromie + gardes
35 euros
http://www.lamaindonne.fr/lamaindonne/Antebellum.html

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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