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Pour sa quatrième et dernière carte blanche, notre invité de la semaine, Florent Basiletti, Directeur de la Fondation Manuel Rivera-Ortiz, nous dévoile en exclusivité, la nouvelle recherche menée par l’artiste, théoricien et historien, Gilles Massot sur le Mystère des Pyramides. En mars dernier, la Fondation Manuel Rivera-Ortiz avait consacré une grande rétrospective de son travail à travers « L’espace entre les choses ». Découvrez aujourd’hui, son tout dernier projet !

Extrait carnet de Gilles Massot

Extrait carnet de Gilles Massot

Suite aux expositions au sein du Musée Muséum départemental des Hautes-Alpes et de la rétrospective intitulée « L’espace entre les choses » à la Fondation Manuel Rivera-Ortiz, nous explorons la nouvelle recherche de Gilles Massot, artiste, théoricien et historien. Sa pratique dans les arts visuels se concentre plus particulièrement sur la théorie de la photographie et sa relation au temps et à l’espace. En 2010, il entreprend une étude approfondie sur Jules Itier, le photographe qui a réalisé les premiers daguerréotypes de la Chine, des Philippines, du Sri Lanka, de Singapour et du Vietnam en 1844-45.
Sous le nom de son alter ego, le Professeur Ma, Gilles Massot mène également une recherche sur les parallèles et les croisements entre les histoires respectives de la photographie et de la mécanique quantique. En exclusivité, découvrez sa nouvelle recherche sur le Mystère des Pyramides.

Le Mystère des Pyramides
Gilles Massot

Temple d’Isis sur l’Île de Philae, daguerréotype original Jules Itier en 1846/ Re-photographié en situation par Gilles Massot en 2019.

La question de la première photo existante des pyramides de Gizeh surgit dans le cadre de ma recherche sur Jules Itier. Ce daguerréotypiste précurseur avait visité l’Égypte en 1845/46 au retour d’un voyage en Asie en tant que conseiller économique de la Mission Lagrené dont les membres avaient négocié le premier traité diplomatique franco-chinois, le Traité de Whampoa, signé le 24 Octobre 1844. Itier était un inspecteur des douanes passionné de sciences qui s’était intéressé au daguerréotype dès son apparition. Il l’avait déjà utilisé lors d’une mission au Sénégal en 1843 et avait emporté sa malle de daguerréotypie à titre personnel pour ce voyage en Chine. Bien qu’amateur, il avait développé une compréhension intuitive que l’on peut dire visionnaire de ce nouveau medium pictural. Cette vision lui fit réaliser un corpus documentaire que ma recherche a établi comme contenant les premières photos existantes du continent asiatique (1) réalisées dans le cadre d’un des tout premiers tours du monde photographique (2).

Le séjour en Égypte, réalisé à titre privé, lui permit de remonter le Nil jusqu’à Aswan, un voyage au cours duquel il réalisa un ensemble de trente-trois daguerréotypes connus. Le sujet en est principalement architectural, les sites archéologiques prenant la part du lion. Or chose étrange, parmi les nombreuses vues des monuments antiques alors déjà célèbres en Europe, aucune plaque ne montre les pyramides de Gizeh. Que s’était-il passé ? Comment les monuments les plus emblématiques de l’Égypte ancienne pouvaient-ils être absents d’une étude picturale montrant plusieurs vues des autres sites ? Les plaques étaient-elles perdues ? Ou n’était-il tout simplement pas allé méditer à l’ombre de leurs siècles ? Un concours de circonstances fortuites me permit d’apprendre plus tard que c’était bel et bien cette deuxième option qui était la raison de cette absence intrigante. Mais l’observation initiale titilla ma curiosité. Itier était un des tout premiers voyageurs à utiliser la caméra en Égypte. Paradoxalement, le symbole incontournable de cette civilisation ne faisait pas partie des images ramenées. Qu’en était-il alors dans le travail des autres photographes ? Quelle pouvait être la première photo des pyramides ? Une photo non seulement connue pour avoir été prise mais surtout existante ? Une image dans laquelle nous pourrions voir aujourd’hui la lumière du passé matérialiser ces colosses qui ont fasciné l’humanité depuis la nuit des temps ? Quelle est l’image dans laquelle ces monuments-repères de l’Histoire ont basculé de l’antiquité à la modernité dans leur représentation ? Serez-vous surpris si je vous dis que cette image est d’une nature presque quantique ?

De fait, ce moment clef aurait dû avoir lieu pratiquement avec l’apparition de la photographie elle-même. Dans son annonce historique du 19 août 1839, Arago présentait le daguerréotype comme une invention destinée à révolutionner le monde des arts et des sciences. Un des exemples les plus parlants utilisé pour soutenir son argument mentionnait précisément l’utilisation du daguerréotype dans l’étude des antiquités égyptiennes. Trois mois plus tard, le peintre orientaliste Horace Vernet s’embarquait pour son troisième voyage en Orient, accompagné par son assistant Frédéric Goupil-Fesquet. Leurs bagages comprenaient un matériel complet de daguerréotypie dont Goupil-Fesquet avait appris le maniement afin de compléter les recherches picturales de Vernet par des documents d’un réalisme perçu comme inégalé jusque-là. Goupil-Fesquet publia à son retour un journal de voyage dans lequel on apprend que la première utilisation du daguerréotype eu lieu le 7 Novembre 1839 à Alexandrie pour faire une vue du harem de Mehmet Ali, le Pacha d’Égypte. Le 20 Novembre, il était à l’œuvre sur le plateau de Gizeh et après beaucoup d’essais infructueux, du fait de l’intensité lumineuse, il finit par réaliser une vue satisfaisante de la pyramide de Khéops. Leur voyage se poursuivit en Palestine et en Syrie. Des trente plaques ramenées, huit furent utilisées par l’opticien-éditeur Lerebour pour le premier volume de ses Promenades Daguérriennes, y compris bien sûr celle de la pyramide. L’image nous est donc connue, mais seulement sous forme de lithographie car toutes les plaques ont disparu. La première photo des pyramides, contemporaine de l’apparition de la photographie, a donc bien existé, mais nous n’en avons que la trace graphique. Ce ne fut pas ce moment charnière qui nous permettrait de voir les pyramides le plus loin possible dans le temps, telles qu’elles existaient physiquement sous le soleil, ce jour-là.

Excursions daguerriennes / vues et monuments les plus remarquables. Pyramide de Cheops. Noel Marie Paymal Lerebours

Curieusement, le deuxième voyage photographique en Égypte fut lui aussi une occasion ratée, tout au moins du point de vue des pyramides. De 1842 à 1845, le périple méditerranéen de Girault de Prangey est sans doute la première grande épopée photographique. Ce voyage lui fit visiter l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Syrie, le Liban, la Palestine et bien sûr l’Égypte, lui permettant de ramener plus d’un millier de daguerréotypes en grande partie connus. Il était à l’œuvre à Alexandrie en décembre 1842 où il réalisa les premières photos existantes du continent africain. Il retourna en Égypte au printemps 1843 pour remonter le Nil jusqu’à la première cataracte à Aswan, voyage au cours duquel il réalisa les premières photos existantes d’antiquités égyptiennes. Mais tout comme chez Itier, les pyramides sont étrangement absentes de ce corpus magistral dans lequel maîtrise technique et regard artistique se combinent pour produire des images d’une importance historique unique. Vu l’ampleur de cette documentation et sa bonne conservation, il est donc d’autant plus mystérieux de voir qu’aucune image des pyramides ne s’y trouve, ou plus exactement pas celles de Gizeh. Car un daguerréotype de pyramide existe bien, mais c’est une image de la pyramide relativement modeste et en ruine de Una à Saqqarah. De Prangey était en fait surtout intéressé par l’architecture islamique sur laquelle il avait publié un album de ses dessins en 1841. C’est cette inclination artistique qui fait dire à Charles de Simony, son premier biographe, qu’il avait sans doute préféré s’attacher à restituer l’élégance d’une architecture plus complexe et fragile que la silhouette massive résultant de la géométrie minimaliste des pyramides.

Force est donc de constater qu’aucune photo existante des pyramides issue de ces trois premiers voyages photographiques en Égypte ne nous est parvenue, tout au moins à ce jour. Et chose étonnante, après le voyage d’Itier en 1845, il faut attendre encore cinq ans pour voir enfin une image des « véritables » pyramides, une image produite par l’appareil dont on pensait à l’époque qu’il ne pouvait mentir. Cinq ans c’est peu par rapport aux pyramides mais par rapport au début de l’histoire de la photographie c’est beaucoup. Cette image, ou plutôt ces images furent produites par Maxime Ducamp en 1850 et distribuées commercialement sous forme d’album en 1852, un album considéré comme marquant le début de l’orientalisme photographique. Ducamp était à l’origine un écrivain qui avait publié en 1848 un premier ouvrage sur un voyage autour de la Méditerranée. Il décida alors de repartir en 1849 mais en tant que photographe utilisant la technique du calotype sur papier ciré de Gustave Le Gray, technique qui permettrait leur reproduction pour un public passionné par l’Égypte et la Terre Sainte. Le voyage, financé par le ministère de l’Instruction publique, dura de Novembre 1849 à Avril 1851 et le conduira jusqu’à Abul Simbel, une partie de la Haute Égypte qu’aucun photographe n’avait visité jusque-là. De ce voyage il ramena plus de deux cents négatifs dont cent vingt-cinq furent utilisés pour une édition par souscription des éditeurs Gide et Baudry avec des tirages effectués dans les ateliers de l’imprimeur Blanquart Evrard. L’album, intitulé Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, contenait trois vues des pyramides et du Sphynx de Gizeh ! Les pyramides étaient enfin entrées de plain-pied dans la modernité picturale, celle de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (3). Leur éternité et leur mystère étaient assujettis au phénomène de la mémoire technologique, et le moment de ce basculement pouvait être enfin identifié ! Mais l’est-il vraiment ?

Une recherche un peu plus approfondie sur l’album de Ducamp révèle une variation pour le moins intrigante entre la première et la deuxième édition. Les deux éditions contiennent le même nombre de planche traitant des pyramides mais la version de la première de ces trois planches varie d’une édition à l’autre. Dans la première édition, l’image n’est pas de très bonne qualité, à la fois dans son cadrage et son exposition. Mais la nouveauté d’une photo des pyramides devait être telle à l’époque qu’elle fut néanmoins utilisée pour ouvrir la série dans ce qui semble avoir été une édition faite pour tester le marché car les légendes y sont écrites à la main. Quelque temps plus tard, une nouvelle édition voyait le jour dans laquelle Blanquart Evrard faisait la démonstration de tout le savoir-faire qui avait fait sa réputation d’éditeur photographique à la pointe des progrès techniques. Les tirages sur papier salé étaient encollés sur des feuilles où légendes et nom de l’auteur étaient cette fois-ci imprimés pour répondre aux besoins d’un plus grand nombre de copies. Et surprise, la première photo de la série des pyramides est différente de la première édition, différente mais surtout de bien meilleure qualité, tant du point de vue technique qu’artistique. En creusant le sujet, on découvre que Ducamp avait rencontré Aimé Rochas au Caire, un photographe français qui travaillait encore au daguerréotype. Les épreuves en étaient plus nettes et pour répondre au manque de reproductibilité de la plaque métallique, Rochas avait développé une technique permettant le transfert de l’image daguerrienne en négatif sur verre albuminé. C’est cette technique qui avait permis à Ducamp d’utiliser trois images de Rochas dans son album, dont la fameuse photo des pyramides, tout en les signant néanmoins de son nom.

Vue de la grande pyramide Chéops prise à l’angle S.E., Décembre 1849. Maxime Du Camp. Première version de l’album Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, 1852

Vue de la grande pyramide de Chéops, Aimé Rochas, signée Maxime Ducamp. Deuxième version de l’album Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, 1852

On sait que les deux photographes étaient au travail au Caire au début de 1850, mais la date exacte de leurs prises de vues respectives n’est pas connue. La question de savoir qu’elle est la véritable première photographie des pyramides, ce temps « T» ou le monument bascule dans la modernité, reste donc entière. Ce temps « T » se trouve en fait au cœur d’un nuage de possibilités mais ne peut être identifié avec certitude, un nuage de probabilités qui n’est pas sans rappeler la nature déconcertante du photon à laquelle la physique quantique était arrivée en 1927 avec son interprétation, dite de Copenhague, de la célèbre expérience de la double fente réalisée par le physicien anglais Young en 1801. Car pyramides, photographie et réalité sont essentiellement faites de mystères et sans doute le resteront-elles à jamais (4).

(1) Jules Itier and the Lagrené Mission, Gilles Massot, History of Photograpy, 2015.
(2) 1842-1846, un tour du monde photographique par Jules Itier, Gilles Massot, Mondes photographiques – Histoires des débuts, Actes Sud, 2023.
(3) titre du fameux essai de Walter Benjamin.
(4) White Space Conflict Theory, understanding photography as energy, Gilles Massot, Symbolism, De Gruyter, 2019.

La Rédaction
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