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Entre la photographie documentaire, sociale et le photojournalisme, le travail d’Ilir Tsouko est dominé par des images de l’immigration en Europe. L’exposition Lifo in Limbo organisée à Space52 (Artist RunSpace) par Adela Dematja, conservatrice et directrice du Tirana Art Lab-Center for Contemporary Art, a mis en lumière les derniers travaux du photographe. Ayant vécu pendant dix-huit ans en Grèce, Ilir partage aujourd’hui sa vie entre Tirana et Berlin. Le voyage fait partie de son travail ; ses quatre majeures séries photographiques (Life in Limbo, Future in Chernobyl, Taliban : Afghanistan’s past threatens its future, Illegal Streets) ont été créées dans le contexte d’importants changements socio-politiques en Europe et au Moyen-Orient.

Ilir place les réfugiés et les immigrés au centre de son œuvre photographique, dans une volonté de rendre hommage à leurs expériences individuelles et collectives. Le photographe met en lumière leurs histoires personnelles et en leur donnant une dimension plutôt humaine que dramatique. Les figures d’enfants qui jouent insouciants et la spontanéité des jeunes réfugiés-immigrés sont saisis par Ilir d’une manière admirable. Probablement, il s’y reconnait à travers leurs yeux. L’expérience commune de l’immigration est quelque chose qui le relie à presque tous ces individus qu’il photographie et en fait des protagonistes. Bien que son travail évolue dans le style du photojournalisme en raison du sujet qu’il traite, sa récente exposition à Athènes a mis en évidence les qualités artistiques de ses photographies. Après tout, Ilir Tsouko choisit le terme de story teller pour se décrire. Il raconte les histoires de ceux qu’il a croisés à un moment précis avec lesquels il a réussi à créer une relation de confiance mutuelle. Cette confiance est scellée par le saisissement de la pureté du regard et du confort des corps des personnes photographiées. Pendant les deux derniers ans, Ilir Tsouko est consacré à un nouveau projet collectif concernant l’organisation du Centre de la photographie albanaise contemporaine. Une première série de conférences vient de s’achever et il se concentre avec son équipe sur la mise en place des leurs prochaines actions.

© Ilir Tsouko- Rafaelo Hotel Albania. Life in Limbo.

© IlirTsouko. Homeless Budapest. Illegal Streets.

Vous êtes engagé depuis huit ans dans la photographie documentaire. Souhaitez – vous partager vos premières expériences photographiques ?

La pratique photographique a été introduite dans ma vie alors que j’étais encore étudiant à Larissa (ville grecque). À cette époque, j’ai été surtout motivé par le besoin de travailler dans un domaine qui me permettrait d’avoir des récompenses financières satisfaisantes et en même temps des horaires flexibles afin de ne pas retarder l’accomplissement de mes études universitaires. J’ai donc commencé par la photographie événementielle. Grâce à ce travail, j’ai réuni une somme suffisante pour acheter mon premier appareil photo professionnel. Cependant, je me suis vite rendu compte que ce style de photo ne m’intéressait pas vraiment. En parallèle de mes études et de mon activité professionnelle, je consacrais une part importante de mon temps libre à l’étude de l’histoire de la photographie et à l’observation des œuvres de photographes connus. La photographie en tant qu’art et document a gagné de plus en plus mon intérêt. Ensuite, les premières questions se sont posées sur ce que je serais exactement intéressé à faire en tant que photographe. J’ai ressenti le besoin de sortir à la rue, de suivre l’un des premiers flux de réfugiés traversant les Balkans à destination de Budapest. Sans avoir préparé de plan précis, emportant avec moi un sac avec l’essentiel et l’appareil photo, je me suis retrouvé à les suivre sur leur route, comme si j’en faisais partie. Je ne m’éloignais pas d’eux un instant. J’ai choisi de passer mes soirées comme eux. Voilà alors ma première expérience photographique, vers 2015. Celle-ci m’a aidé à comprendre que pour moi la photographie n’est pas et ne serait jamais un passe-temps agréable, une activité ludique mais deviendrait mon métier. De retour à la vie quotidienne après le voyage, j’ai décidé d’étudier le photojournalisme. Un an plus tard, en 2016, j’ai été accepté dans une école spécialisée à Hanovre. Dans cette ville, un nouveau cercle s’est ouvert. Depuis, ma rencontre avec le photographe Enri Canaj a joué un rôle décisif dans l’évolution de ma carrière. La formation pratique en photographie s’est déroulée pendant que nous étions ensemble sur la route, tandis que l’école m’a offert de très bonnes bases théoriques et connaissances, même si je n’ai jamais obtenu finement le diplôme.

© IlirTsouko. Ukrain. Future in Chernobyl.

© IlirTsouko. Ukrain. Future in Chernobyl.

La plupart des sujets que vous avez traités jusqu’à maintenant sont à la fois d’intérêt documentaire et journalistique. Comment trouvez-vous les nouvelles et les informations pour les histoires que vous mettez en avant ? Avez-vous rencontré des difficultés à la publication de vos photos ? Existe-t-il des lignes directrices de la part des journaux et des magazines avec lesquels vous collaborez ?

Je travaille en freelance, ce qui me permet d’être indépendant tant dans le choix des sujets que lors du processus de création. Je ne suis pas tout à fait seul mais, généralement et selon les projets, je collabore avec d’autres professionnels. Je crois à la dynamique des équipes. Dans le cas de la série de photos autour de la zone d’exclusion de Tchernobyl (2019-2021) par exemple, j’ai obtenu l’information par l’intermédiaire de deux collègues allemands, dont l’un vivait à Kiev. Au début, avant notre départ, aucun journal ne s’était intéressé à ce sujet. Nous avons donc pris en charge les frais de voyage et d’hébergement nous-mêmes, déterminés à documenter l’incident et à trouver en cours de route comment le mettre en valeur. Il est intéressant de noter que dans cette série, il s’agit encore d’une histoire sur les réfugiés. Ces familles – environ trois cents – ont été contraintes de quitter le sud de l’Ukraine en raison de la guerre, et se lancer à la recherche d’un avenir meilleur dans un endroit au moindre coût financier. En fait, ces gens-là ont quitté une condition désastreuse pour recommencer leur vie dans un endroit qui porte la destruction à ses racines : au Tchernobyl. Cependant, ce que j’aimerais qu’on retienne de leur histoire, c’est leur volonté, leur soif de vivre et leur détermination à ne pas baisser les bras même si les conditions restaient mauvaises. La réaction la plus courante des gens dans de tels cas est de se sentir victime des événements. Ici, au contraire, ces familles ont choisi de ne pas accepter passivement et fatalement ce qui s’est passé dans leur vie mais de chercher une solution, elles ont cru qu’il est possible si elles sont activées de réclamer une meilleure vie quotidienne loin de la peur. Un tel sujet peut ne pas sembler intéressant au premier regard pour un éditeur. Mais plus tard, après avoir reçu notre rapport et nos photos, les rédacteurs en chef étaient ravis de présenter le sujet dans les médias.

La migration est le thème central de votre travail. Quel est votre lien avec les réfugiés ?

Mes travaux photographiques sont liés aux souvenirs et expériences personnels. L’immigration représente une grande partie de ma propre vie. J’avais six ans quand je me suis installé en Grèce avec ma famille. Les souvenirs sont vifs de cette période. Je me souviens d’avoir traversé à pied la frontière entre l’Albanie et la Grèce, où nous avons ensuite pris un autocar pour Athènes. C’était l’hiver de 1996. Même si j’étais très jeune, j’ai encore en tête des images des flots de personnes qui suivaient le même parcours que ma famille. À vingt-quatre ans, j’ai décidé pour la deuxième fois de vivre l’immigration en changeant de pays, cette fois-là pour des raisons professionnelles. Je comprends ce que c’est que de devoir tout quitter à la recherche de quelque chose de mieux. Je sais ce que c’est de devoir recommencer sa vie à zéro. Ce processus est également lié à quelque chose de très important, la recherche identitaire. Changer de pays signifie se redéfinir.

 Lorsque le premier flux de réfugiés de Syrie est arrivé à l’Europe centrale, les images d’enfants que j’ai vues dans les journaux, l’internet et la télévision ont réveillé les souvenirs de mes propres expériences. J’ai eu l’impression que ce que j’avais vécu se répétait devant mes yeux. J’ai ressenti inconsciemment le besoin de revivre cette condition afin de sentir la situation de réfugié maintenant en tant qu’adulte. Dans ce premier travail photographique, je n’ai jamais pensé à commercialiser les images. Je voulais juste photographier pour saisir mon expérience de voyage et de vie avec eux. 

Donc, d’après votre propre expérience, pensez-vous qu’il existe finalement une image stéréotypée dramatique et victimisante que le public voit à travers le photojournalisme et les médias de masse sur les réfugiés et les immigrants ?

La position dramatique de l’immigré est une réalité. Il s’agit de quelqu’un qui n’a rien à perdre parce qu’il a déjà tout perdu. Les photos qui circulent dans les médias se ressemblent plus ou moins. Il faut beaucoup de travail et de temps pour pouvoir se débarrasser des stéréotypes. Peu nombreux de photographes l’ont réussi. Un bon exemple c’est le livre Say Goodbay before you leave (auto-édition, Athènes, 2021) du photographe Enri Canaj. 

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

Dans la série Lifo in Limbo (2021) les images semblent d’abord oxymoriques avec le thème de l’immigration. Plusieurs familles afghanes semblent protégées – enfermées dans une « cage dorée ». Mais il n’y a rien de plus permanent que le temporaire. C’est un sujet, moins connu, que vous avez réussi à faire émerger sous un angle intéressant. Aviez-vous besoin d’une autorisation spéciale pour faire vos photographies ?

J’ai travaillé sur le sujet avec un de mes collègues du journal suisse NZZ. Pour faire ce reportage, nous avons décidé de voyager ensemble en septembre 2021 en Albanie dans la ville de Shengjin sur la mer Adriatique. En arrivant, nous avons été impressionnés par l’apparence ultra-luxueuse de l’hôtel Rafaelo Resort. Après avoir obtenu les autorisations nécessaires du ministère des Affaires étrangères et de la direction de l’hôtel, nous avons commencé à faire connaissance avec les gens. Les familles afghanes hébergées à l’hôtel sont issues des couches sociales très élevées de leur pays. Des diplomates, des ingénieurs civils, des médecins, des professeurs d’université, des avocats et même des politiciens se sont soudainement retrouvés en Albanie, n’en sachant absolument rien. Il était émouvant que dès les premiers jours, ils aient exprimé leur gratitude pour le petit pays qui leur avait ouvert les portes de l’Europe, leur assurant un environnement sécurisé et d’excellentes conditions de vie. Leurs paroles et leur joie nous ont créé un sentiment étrange, car jusque-là, à peine un mot d’éloge pour l’Albanie avait été entendu. En fait, ce que l’Albanie a fait pour les Afghans, c’est ce qu’elle aurait souhaité que quelqu’un fasse pour elle lorsque les réfugiés albanais étaient à leur place les « Afghans d’Europe ». Il est plus humain de se voir proposer un hôtel plutôt qu’un sous-sol. Dans le cas des Afghans, la communauté locale les a non seulement accueillis mais leur a donné des emplois et des maisons. L’État et les Albanais leur ont offert la liberté de cuisiner leur propre nourriture et de poursuivre leurs pratiques religieuses et culturelles sans être dérangés. Les frais de séjour à l’hôtel étaient pris en charge par les organismes américains.

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

Cependant, le sujet n’est pas apparu dans la presse aussi rapidement que nous l’attendions. Au début, les médias ont pensé qu’il n’y avait qu’un petit intérêt journalistique et se sont limités à un bref compte-rendu sur le sujet. Notre communication avec les journaux allemands était infructueuse. Après tout, il n’y avait aucune information indiquant que la durée du séjour des familles de réfugiés serait supérieure à une ou deux semaines. Enfin, elle est passée une année entière ! Pendant ce temps-là, l’intérêt de la part de la presse a progressivement évolué. Le journal DIE ZEIT MAGAZIN a confié à moi et à ma collègue Franziska Tschinderle la réalisation d’un photoreportage. Plus précisément, ils nous ont demandé de rester à l’hôtel pour observer et documenter le passage du rêve d’une vie meilleure et du sentiment de bénéfice à l’insécurité et à la déception de l’attente. C’est exactement cette étape intermédiaire entre « le paradis et l’enfer » que nous avons voulu exprimer avec le terme Limbo utilisé comme le titre de la série [dans la théologie catholique « limbo » est le lieu temporaire des âmes entre l’enfer et le ciel]. Quelques mois plus tard, je suis retourné à l’hôtel pour une nouvelle mission envoyé par The Washington Post.

Les figures des enfants dominent cette série et nous impressionnent par l’innocence avec laquelle ils affrontent les moments passés dans l’hôtel ultra-luxueux où ils vivent en réalité piégés. 

Les enfants sont naturellement insouciants, spontanés et curieux. Ils savent s’enthousiasmer pour tout. Je pense que la photographie montrant les enfants jouer à la piscine dégage exactement l’insouciance de leur âge. Ma première pensée a été que comme tous les enfants du même âge, ils ont ceux-ci aussi besoin de partager de bons moments et bien sûr de jouer. Cette image est le résultat d’une journée où le travail qui avait été fait jusqu’au soir ne m’avait pas du tout satisfait. C’était en décembre et il faisait nuit assez tôt. À cause de l’obscurité, j’ai dû chercher un éclairage spécial. Je suis content d’avoir fait ce cliché. Peut-être un jour, ces enfants en étant adultes vont regarder l’image et se rappeler de ce moment-là. 

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

Finalement, les enfants oublient facilement la présence du photographe lorsqu’ils sont distraits par leur jeu.

Je suis le même processus que pour les adultes ; j’essaie de faire leur connaissance, les conduire à m’accepter et les familiariser avec ma présence. Le plus on se connaît entre nous, j’ai l’opportunité à exprimer leur vérité à travers mon objectif et de leur côté ils ne font plus attention à l’appareil photo. 

Il semble y avoir une intervention de réalisateur de votre part sur d’autres photos.

Vous vous référez surement à la photo de deux jeunes étudiantes posant dans leur chambre. Avant la réalisation de ce plan, j’ai discuté plusieurs fois avec elles et nous avons même fait un entretien. De plus, ce n’était pas la première fois que je les photographiais. Cette image prise dans la chambre est en effet une mise en scène. De tous les clichés que j’ai eus avec elles, j’ai finalement gardé cette image. Je voulais capturer le sentiment de calme que les deux femmes m’avaient transmis et visualiser symboliquement leur espoir de jours meilleurs en dehors de la pièce sombre dans laquelle elles étaient obligées de vivre. 

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

Il existe toujours un choix. L’étape du montage est très importante et déterminante dans mon travail. J’ai l’impression de traduire des instincts à travers la sélection d’images. La photographie arrive la plupart du temps très rapidement, on voit quelque chose et avant d’avoir le temps de réfléchir, on appuie sur le bouton. Certes, lorsqu’on photographie, un cadre est créé dans lequel quelque chose y est dedans tandis qu’autre chose est exclue. Mais ce n’est pas toujours fait par choix, c’est souvent l’instinct qui nous guide. À l’inverse, lorsqu’il s’agit de publier une image, c’est clairement une question de choix.

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

ⓒ IlirTsouko. Hotel Rafaelo Albania. Life in Limbo.

Cependant, on remarque que ces deux femmes sont photographiées dos à la caméra. Dans cette série, toutes les femmes, à l’exception d’un cas, ont été photographiées sans que leur visage ne soit montré. Est-ce un choix artistique ou ont-elles refusé de se faire photographier leur visage ?

Cela dépend des photos. Dans celle-ci avec les deux étudiantes en particulier, elles m’ont imposé une limite pour des raisons religieuses et de sécurité. Dans le portrait avec la femme portant un hijab blanc et un manteau rouge, c’était mon choix. La combinaison de l’espace, des couleurs et de la lumière m’a permis d’ériger la photo en portrait sans ressentir le besoin de montrer le visage de la femme, qui en tout cas dégage une puissance calme.

Comment ceux que vous photographiez perçoivent-ils votre rôle et votre présence ? Pensez-vous qu’ils en ont des attentes ?

Au début oui, certains ont des attentes mais je suis clair dès notre premier contact que je ne suis pas là pour les aider. Malheureusement, je ne sais pas à l’avance si le résultat de l’enregistrement photographique activera ou sensibilisera un public. Avant de commencer la photographie, je consacre d’abord quelques jours pour faire la connaissance de ceux qui vont poser devant mon objectif. Il est important d’établir des liens de confiance entre le photographe et les sujets photographiés. Pour ce faire, il faut être patient et y consacrer du temps personnel. La familiarité qui se crée entre nous contribue à les faire « oublier » la présence de la caméra et s’exprimer plus librement. Les histoires des gens que je photographie m’intéressent particulièrement et je me sens heureux si à la fin du projet photo nous pouvons devenir même des amis.

© IlirTsouko. Ukrain. Future in Chernobyl

Restez-vous alors en contact avec ces personnes après le projet ?

Avec certains, oui, nous sommes toujours en contact. Je suis intéressé à connaître l’évolution de leur vie. Mustafa, par exemple, le jeune homme au pull rouge, est aujourd’hui au Canada. Il étudie le graphisme et souhaite travailler dans la photographie. Nous parlons régulièrement au téléphone et je lui donne des conseils. Je lui ai promis que j’irai à sa remise de diplôme. De plus, Mustafa m’a promis qu’il célébrerait son mariage à l’hôtel où il a vécu en tant que réfugié en Albanie. 

Peu après le projet à l’hôtel albanais, vous avez décidé de vous rendre vous-même en Afghanistan. Là, pour la première fois dans votre travail, apparaît une série de photographies de rue (Taliban: Afghanistan’s past seekes its future, 2021). Était-il facile de prendre des photos en public ? Avez-vous eu l’impression de vous mettre en danger ? Il y a même une photo dans cette série où la distance qui vous sépare de ceux qui détiennent des armes semble vraiment minime.

Je suis resté un mois en Afghanistan mais je n’ai travaillé que deux semaines. À l’origine du voyage était ma connaissance des réfugiés afghans en Albanie. Je voulais connaître leur patrie par curiosité professionnelle et personnelle. C’est ma première expérience au Moyen-Orient. Cependant, au moment du voyage, la situation socio-politique du pays était chaotique à cause de la prise du pouvoir par les talibans, ce qui a certainement limité ma pratique photographique. En raison du manque de sécurité, j’évitais de faire face à des conflits. Même si quelqu’un avait la permission de photographier, il n’y avait aucun cadre pour le sécuriser. Ils avaient déjà arrêté plusieurs photographes et journalistes. Le danger était réel. J’ai choisi de photographier avec une grande discrétion. La plupart des clichés de la série ont été pris depuis l’intérieur de la voiture, donc à distance de sécurité.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

Le regard de certains individus photographiés témoigne de leur étonnement devant l’objectif. Y a-t-il eu des moments où vous avez été confronté à des réactions négatives ? Avez-vous remarqué des différentes réactions face à la caméra selon que vous étiez devant des hommes, des femmes ou des enfants ?

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

Je tiens à préciser que je demande toujours la permission de ceux que je vais photographier, surtout dans un pays comme l’Afghanistan. Si quelqu’un n’est pas d’accord, je l’assure que son visage n’est pas montré. En octobre 2021, lorsque j’ai visité le pays, il y avait très peu de visiteurs étrangers – principalement quelques représentants diplomatiques et quelques journalistes – en raison de la situation politique. Ma présence a surpris les locaux qui se demandaient pourquoi j’étais là alors qu’eux-mêmes, s’ils avaient le choix, se seraient déjà éloignés du danger. En fait, il y en a qui m’ont secrètement donné leur numéro en me demandant de les aider à quitter le pays. Certes, ce n’est pas un endroit où les habitants sont parfaitement familiarisés avec la photographie. Cependant, ce qui a rendu plus difficile mon intégration dans la société locale – autant que je l’aurais souhaité – ce sont les mesures de sécurité strictes, pas les gens.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

Dans cette série, vous photographiez beaucoup de femmes en public. Qu’est-ce qui vous a impressionné et retenu votre attention ? Est-ce peut-être le regard du photographe occidental qui n’est pas habitué à ce spectacle oriental ? Vous avez même réussi à vous approcher et à photographier une femme sans le visage couvert.

Je n’avais jamais vu une société aussi oxymore et contradictoire. En Afghanistan j’ai rencontré d’un côté des femmes occidentalisées de la haute société, de l’autre des femmes condamnées à une situation tragique où leurs vêtements ne laissaient même pas voir leurs yeux à un passant. Ces images ne m’ont pas charmé mais m’ont secoué. Le fait de rencontrer une femme et de ne pouvoir distinguer ni son expression faciale ni son humeur est étrange. Il semble que leur propre société les ignore et les dévalorise. Ils ne se promènent généralement pas seuls mais sont accompagnés d’un homme. J’ai même vu le paradoxe suivant, des hommes accompagnant chacun sept ou huit femmes. En même temps, dans le même pays, dans la même ville, il y a des femmes qui ont la liberté de se déplacer sans masque et dans un style vestimentaire occidental. J’ai rencontré de tels cas dans des endroits comme un restaurant du centre de Kaboul.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future © IlirTsouko

ⓒ IlirTsouko. Kabul. Taliban : Afghanistan’s past threatens its future.

Ce n’est pas la première fois que votre objectif saisi les contrastes socio-politiques et leur effet sur la vie quotidienne des citoyens. Un peu plus tôt, en 2018, dans l’un de vos premiers projets (Illegal street, 2018-2019), vous vous êtes concentré sur la situation qui prévalait à Budapest, après le changement de législation et l’interdiction d’utilisation des espaces publics par les sans-abri comme un lieu de résidence.

Budapest est la capitale de l’Europe de l’Est avec le plus grand nombre de sans-abri. Essentiellement, la nouvelle loi qui a été adoptée a érigé en infraction pénale le fait de s’asseoir ou de dormir, en tant que sans-abri, avec ses affaires sur un banc ou aux places publiques. Si le sans-abri ne s’éloigne pas du lieu après avoir été réprimandé jusqu’à quatre fois par la police, il est arrêté et dans les 72 heures suivantes, il doit affronter la justice. Avec cette loi, le gouvernement a réagi de manière punitive envers les sans-abri comme s’il s’agissait de leur choix personnel de vivre dans la rue.

© IlirTsouko. Homeless Budapest. Illegal Streets.

© IlirTsouko. Homeless Budapest. Illegal Streets.

En lisant le titre de la série, nous sommes surpris qu’il s’agisse finalement de portraits pris dans un espace intérieur.

Le mot sans-abri dans mon esprit – et peut-être dans l’esprit de beaucoup d’autres – est associé à l’image stéréotypée de quelqu’un qui dort et vit dans la rue . À ma grande surprise, les sans-abri que j’ai rencontrés et photographiés à Budapest étaient coincés dans une situation embarrassante et étrange : alors qu’ils étaient des travailleurs, ils n’avaient pas assez d’argent pour couvrir les frais d’une maison en raison de l’augmentation du coût du loyer et des factures. C’est une réalité désagréable et paradoxale qui concerne désormais aussi d’autres grandes villes d’Europe occidentale comme Paris, Londres ou Berlin où les loyers ne sont plus soutenables. Bien que le droit au logement soit un besoin humain fondamental, ce n’est finalement pas quelque chose qui peut être mis en œuvre dans la pratique. La façon dont ils s’habillaient ne trahissait pas la mauvaise situation dans laquelle ils se trouvaient, ce qui les a aidés à tromper les autorités policières lors des contrôles routiers. Le seul moyen d’éviter d’être arrêté était de se rassembler le soir dans les centres pour sans-abri. Mais en réalité, l’espace d’hébergement n’était pas suffisant pour tout le monde. La séance photo a eu lieu dans l’un de ces centres. Je n’ai jamais rencontré ces gens dans la rue car ils n’y retournaient que la nuit pour dormir. Le reste de la journée – quand ils ne travaillaient pas – ils se rassemblaient dans les centres. Ma priorité était de mettre en lumière leur histoire en les photographiant dignement. Je ne voudrais pas les photographier comme l’aurait fait un passant ; voire des SDF endormis sur un banc, au coin d’une rue avec leurs affaires. Je visitais le centre tous les jours et nous parlions en buvant notre café. Le processus de prise de vue est finalement venu très naturellement, certains parmi eux ont volontiers posé devant l’objectif et ont semblé profiter du moment, s’évader un instant de la réalité. Peut-être ont-ils senti d’une certaine manière que quelqu’un était là avec eux pour les photographier parce qu’ils les considéraient importants. En fin du compte, ils étaient contents que leur histoire a touché quelqu’un vraiment et humainement.

Cependant, on remarque que la série se compose exclusivement de portraits d’hommes.

En effet, je n’y ai rencontré aucune femme pendant mon séjour. Peut-être trouvent-elles d’autres solutions pour régler le problème du logement. Elles retournent probablement chez leur famille.

© IlirTsouko. Ukrain. Future in Chernobyl.

© IlirTsouko. Ukrain. Future in Chernobyl.

© IlirTsouko. Ukrain. Future in Chernobyl.

Les séries Future in Chernobyl (2019) et Illegal Streets (2018) sont également dominées par des portraits. Vous avez apparemment une préférence spéciale pour ce genre. 

Le portrait scelle l’intimité que nous avons construite entre nous tout au long de la précédente période de connaissance. Le résultat final révèle comment je vois maintenant cette personne debout devant l’objectif de mon appareil photo. Une chose importante est que je m’assure qu’ils n’entendent aucun son qui pourrait révéler que je les photographie. Je veux qu’ils se sentent à l’aise, calmes et qu’ils ne soient pas affectés ou gênés par ma présence dans l’espace. Souvent je déplace la caméra pendant plus d’une demi-heure et je prends plusieurs clichés.

Pendant notre discussion, vous utilisez souvent le terme « histoire » [story] pour parler d’une série photographique. 

D’après Josef Koudelka (1938- ) le photographe c’est quelqu’un qui a vraiment quelque chose à dire. Je me perçois comme un conteur, voire le narrateur d’une histoire visuelle. À travers mes séries photographiques, je crée et raconte une histoire dans laquelle les protagonistes sont des gens ordinaires. Chaque image fait partie d’une histoire qui invite le spectateur à la regarder, à la comprendre et à en tirer quelque chose. Je fais aussi des films documentaires, par exemple pour Arte ou des émissions à la radio publique allemande et autrichienne. Je suis fasciné par la narration, visuelle ou sonore. 

Aujourd’hui, le processus photographique est devenu plus simplifié que jamais. De nombreux professionnels utilisent leur téléphone portable.

Personnellement, j’utilise l’Olympus, un appareil photo léger et petit. Ce modèle me permet d’être rapide et ne pas rater une image que je veux absolument capter avec mon objectif. Je ne trouve pas qu’il est vraiment important d’avoir un appareil photo cher ou une marque très connue. Ce qui compte aujourd’hui c’est le contenu de l’image, surtout lorsqu’à notre époque des millions de photos sont publiées quotidiennement sur internet. Josef Koudelka a également exprimé cette réflexion en expliquant qu’en effet un photographe n’a pas besoin d’un bon appareil photo mais d’une bonne paire de chaussures et d’un bon sac de couchage pour qu’il voyage et marche autant qu’il lui faut jusqu’à trouver des images intéressantes.

Pour avoir plus d’informations sur Ilir Tsouko : https://www.ilirtsouko.com/

Maria Xypolopoulou
Maria Xypolopoulou est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante. Actuellement, elle est doctorante en histoire à l’Université Paris 1 (Panthéon – Sorbonne). Elle travaille sa thèse sur le regard des photographes, les usages de la photographie et les représentations culturelles et du genre pendant la Première Guerre mondiale dans les Balkans. Son projet doctoral a bénéficié du soutien de l’Ecole Française d’Athènes (2017-2020) et de l’Historial de la Grande Guerre en France(2019). Elle a présenté ses projets artistiques en Grèce et en France en collaboration avec des galeries, institutions et autres commissaires d’art. Ses intérêts de recherche incluent l’histoire de l’art contemporain, l’histoire du genre, l’histoire de la photographie et particulièrement l’histoire des femmes photographes.

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