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Pour sa troisième carte blanche, notre invité de la semaine, Hervé Marchand, directeur du festival la Quinzaine Photographique Nantaise, revient sur l’Histoire de la photographie avec comme axe principal, l’Illusion. Et ce qui l’a amené à choisir ce thème pour la 28ème édition de la manifestation, qui vient tout juste de fermer ses portes. Depuis la première image obtenue par Nicéphore Niépce jusqu’aux créations réalisées par l’intelligence artificielle, la photographie n’a eu de cesse de jouer avec la réalité.

« Voilà presque deux siècles que la photographie nous accompagne en nous permettant d’enregistrer des images fidèles à la réalité. Une fidélité qu’il faut cependant relativiser car, des pionniers de la photographie jusqu’aux pratiques les plus contemporaines permises par les technologies du numérique, les photographes jouent souvent les faussaires !
L’illusion est au coin de l’image, jouant de notre confiance, parfois de notre crédulité. Sous différents atours, la tromperie s’immisce dans le document, un monde d’artifices à la fois séduisant et inquiétant ! »

C’est le texte qui a présenté pour cette 28e édition du festival, nos intentions thématiques !
De fait, la photographie n’est pas si inféodée au réel qu’elle ne le paraît et cette inclinaison à s’affranchir de la réalité, à la transformer, est finalement bien partagée quelque soit l’époque.

Différents grands pas technologiques ont permis de mieux coller au réel (en donner l’illusion) ou a contrario, de s’en éloigner, à des fins créatives. Le vrai, le faux, deux pôles d’attraction entre lesquelles nos cœurs de photographes balancent !

L’illusion est intrinsèque au médium : la photo ne fait que donner l’illusion de la réalité.
Du réel en 3 dimensions (considéré du point de vue de l’optique, mais le réel est aussi perçu par nos autres sens, ouïe, odorat, toucher), on passe en 2 dimensions. Le N&B ôte de plus l’information couleur et se détache encore plus de la vision humaine.
Et pourtant, l’œil s’y trompe, le cerveau accepte d’entrer dans cette illusion.

Point de vue du Gras, 1827 © Nicéphore Niépce

Original du Point de vue du Gras par Nicéphore Niépce

Si on revient aux temps des pionniers, les limites techniques ont d’emblée créée ce décalage avec le réel , la première photo prise, le célèbre « Point de vue du Gras » par Nicéphore Niépce, montre une scène irréaliste car les ombres portées enregistrées sur la photo sont incohérentes du fait du trop long temps de pose (une 60aine d’heures).
https://lesphotographes.org/fr/magazine/la-toute-premiere-photographie

Boulevard du Temple © Daguerre

Détail

Idem sur cette photo de boulevard parisien (Bld du Temple en 1838) vidé comme par magie de ses passants, le temps de pose les a dilué dans un flou de bougé généralisé et seuls les éléments immobiles sont nets.
https://www.nouvelobs.com/photo/20170825.OBS3786/le-boulevard-du-temple-la-premiere-photo-ou-apparait-un-humain.html

Par delà ces contraintes matérielles, subies, les opérateurs vont très vite jouer des possibilités de modifier le rendu des images par la technique, à la prise de vue ou lors du tirage.
On assemble des images pour offrir un cadrage panoramique, pour ce faire il faut parfois masquer le raccord des clichés en les retouchant à la gouache.
http://expositions.bnf.fr/legray/arret_sur/2/index2c.htm
Une vue du camp de Chalon (par Gustave Le Gray), qui a beaucoup plu à Napoléon III.

 

Edouard Baldus, Amphithéatre de Nîmes, montage de 3 vues intérieures, 1851 © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, diffusion GrandPalaisRmn Photo

Edouard Baldus, Amphithéâtre, Nîmes, vue intérieure, 1851 © Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, diffusion GrandPalaisRmn Photo

Baldus amphithéâtre de Nîmes (tirage de plus de 90 cm, on voit le raccord au centre)
Les négatifs ont été assemblés, les raccords sont masqués par une retouche à la gouache.

The Pond—Moonlight de Edward Steichen
Edward Steichen

Ainsi de même du courant pictorialiste, qui opère un retour à la peinture. Là aussi beaucoup d’interventions pour transfigurer l’image et l’emmener sur un terrain nouveau, un certain réel teinté d’onirisme.
On croit voir de la peinture !
https://pictorialisme.wordpress.com/

On peut aussi se rappeler dans ces temps premiers du medium, le courant de la photo spirite avec ses indubitables constats d’expectorations ectoplasmiques. On prends alors en photo tout un tas de fantômes et manifestations surnaturelles, avec des artifices qui nous amusent et paraissent ridicules à l’ère du numérique et de l’IA.
Il suffisait de prendre des draps avec des temps de pose un peu longs et tout le monde se laissait berner !
https://www.beauxarts.com/grand-format/laventure-abracadabrante-des-photographes-spirites/
Cela pose la question de la crédulité de celui qui regarde, on voit parfois ce que l’on a envie de voir !

Autre avancée technique qui va apporter la sensation du relief, apporter l’illusion d’une 3e dimensions dans l’image : la photographie stéréoscopique.
https://lechronoscaphe.com/la-photographie-stereoscopique-impression-du-relief/

La photogrammétrie bien qu’ancienne (un procédé basé sur la triangulation), redécouvre actuellement avec le numérique, une façon de simuler le relief en créant des images 3D.
https://www.artec3d.com/fr/learning-center/what-is-photogrammetry

La couleur sera une nouvelle étape pour venir au plus près du réel (le N&B est une abstraction), l’autochrome (brevet des frères Lumière) arrive au tout début du 20e siècle (avec aussi le cinéma qui lui donne le mouvement, breveté aussi par les frères Lumière en 1895).
L’histoire de la photographie va aller d’innovations en innovations et surtout se démocratiser, l’image envahit tous nos espaces, l’écran va à termes devenir son réceptacle privilégié.

Dans la décennie 1990 le numérique va bouleverser le monde de la photographie, la révolution est matérielle, qualitative et ouvre aussi des horizons nouveaux pour la manipulation des images, la simple amélioration technique n’est que la première étape de cette chaîne numérique.
La main de l’homme, posée sur une souris, adossée à un clavier, va pouvoir repousser les frontières de l’image, la découplant encore plus du réel, sa matière première, qui va pouvoir être façonner plus facilement.

Et c’est Photoshop qui va incarner cette mutation !
On peut assembler des images, les déformer, copier, coller, embellir, amincir, lisser …
L’imagerie publicitaire, commerciale, va y trouver l’outil idéal.
Existe il aujourd’hui une image destinée à la communication, qui n’ait pas été préparée pour sa diffusion ?

Avec l’arrivée des réseaux sociaux et du smartphone équipé de son appareil photo, tout le monde peut créer de petits mensonges visuels sans avoir de compétences techniques en retouche d’image.

Dernière évolution, l’Intelligence artificielle (IA) rebat les cartes et sème le trouble car tout peut être falsifié avec facilité et encore plus de vraisemblance.
Alors que jusqu’à présent (sauf exception) on partait d’une prise de vue, une captation du réel, maintenant on peut s’affranchir de cette étape, plus besoin d’écrire avec de la lumière pour rappeler l’étymologie du terme photographie, on génère dorénavant une image par un calcul, un algorithme à qui l’on va adresser des prompts, instructions écrites qui vont guider l’IA.

Des images du pape François portant une doudoune ont été créées avec l’intelligence artificielle Midjourney – Midjourney / Captures d’écran

L’IA est très présente dans l’actualité, sur les réseaux sociaux, chaque évolution technique suscite de vifs débats, on a besoin de s’enflammer, de nourrir des controverses, c’est aussi un plaisir de discuter ces grandes évolutions, mais c’est plus compliqué de les jauger justement quand elles sont en train de se produire !
On peut citer le travail de Michael Christopher Brown, un photo reporter traditionnel (ancien associé de Magnum) qui a voulu recréer un reportage sur Cuba via Midjourney.
On voit que le résultat est photo réaliste (car il est le fruit de la fusion d’images réelles) mais il n’est qu’une illustration (c’était d’ailleurs le titre d’un journal au début du Xxe siècle qui utilisait de façon novatrice l’image, photo ou dessin), autrement dit l’imagerie d’une idée !
https://www.arte.tv/fr/videos/110342-136-A/le-dessous-des-images/

Avant cet avènement de l’IA nous pouvions déjà constater que la représentation du réel ne suffisait plus et qu’il fallait en quelques sortes l’améliorer, la réalité augmentée est venue ajouter une couche au réel. Au final la motivation reste bien de reproduire au plus près notre perception du réel.
Il y a aussi le variant de la réalité virtuelle, ce n’est plus une couche qui s’ajoute à l’image du réel, mais un univers complètement immersif, il faut des lunettes spéciales pour se plonger dans ce monde virtuel, les lunettes se substituent à nos yeux.

Toutes ces considérations sont plutôt d’ordre matériel, nous sommes trompés par une manipulation technique mais l’illusion peut aussi ressortir d’une perception faussée, une vision fantasmée, une utopie.
Au sens figuré on parle ainsi des illusions perdues, de désillusion.
Illusions / désillusions.
On peut se fourvoyer, se tromper, être tromper, refuser de voir la réalité en face.
Cf l’expression « se bercer d’illusions ».
L’utopie sera elle plus prospective, porteuse d’espoir mais elle apparaît souvent comme une chimère, un rêve irréaliste. C’est le temps qui classe les utopies entre illusion ou progrès.

© Romain Leblanc

Dans ces illusions que l’on nourrit, toute l’imagerie publiée sur les réseaux sociaux peut être questionnée sur sa relation à la réalité.
Il y a une forme d’injonction au bonheur, il ne faut montrer de la réalité que sa face lumineuse.
On se rappelle la série « Ma vie est plus belle que la votre » de Romain Leblanc, exposée pour la QPN 2016 et son thème « Heureux qui… ».
https://www.romain-leblanc.com/ma-vie-est-plus-belle-que-la-votre

La logique de communication est généralisée, pour l’image de soi, l’image institutionnelle, l’imagerie commerciale, publicitaire.
Nous avons pour cette 28e édition présenté un récent travail d’Alban Lécuyer, « Texture humaine, 5 $ » une série de portraits retravaillés à partir de photographies issues des banques d’images à l’iconographie ultra stéréotypée.
Ces banques d’image sont de grands catalogues d’images fausses, des illusions que l’on peut acheter pour tous nos besoins d’illustration.
Sur le versant politique, l’image de propagande est aussi riche d’exemples.

© Moïra Ricci

Exposition de Moïra Ricci, QPN 2010

Une autre forme d’illusion consubstantielle à la photographie est liée à son rapport au temps, elle ne montre que le passé. Pourtant la vue de ces moments disparus peut provoquer de fortes émotions, nous revivons le passé.
C’est particulièrement fort quand il s’agit de personnes disparues mais aussi de moments heureux .
La mort est défiée le temps du regard !
Le festival avait ainsi invité Moira Ricci à exposer au Lieu unique pour la QPN 2010 « Nature humaine » opus 2 « je ». « 20.12.53 – 10.08.04 », une série où elle incruste son image dans les photos de famille, se plaçant au coté de sa mère, disparue des suites d’un cancer.

L’illusion peut enfin se lire à l’échelle d’une société, d’une époque.
Entre le monde existant et celui que l’on attend, celui que l’on nous promet, que l’on nous vend, il y a souvent un décalage.
A défaut d’un monde idéal, difficile à définir car très relatif, nous avons un monde qui peut faire illusion !

A travers tous ces univers parcourus, on se rends compte que l’histoire de la photographie, des origines, à notre époque, entretient un rapport ambigu avec le réel, dont elle est pourtant censée être une servante de confiance.
Les photographes prennent tous les chemins de traverses possibles et imaginables, pour magnifier, modifier, altérer, corrompre, détourner ce lien au réel.

Dans le champ des arts, c’est une qualité, qui va bien de paire avec l’idée de création.
Par contre, quand on entre dans le champ de l’image document, notamment le photo journalisme, mais aussi l’image de communication, alors l’illusion devient problématique !
Et l’on se rappellera pour finir que le terme illusion vient du latin illusio (« ironie », « illusion, tromperie ») lui-même dérivé de illudere (« jouer avec, se jouer », « railler »).

INFORMATIONS PRATIQUES

mer06nov(nov 6)11 h 00 mindim08déc(déc 8)19 h 00 minRéseau LUX #121 festivals et foires de photographie s ’exposentLa Poste Rodier, Ancien centre de distribution du courrier, 30-32, rue Louise-Emilie de la Tour d’Auvergne 75009 Paris

ven18oct(oct 18)10 h 00 mindim17nov(nov 17)19 h 00 minQPN 2024 : 28ème Quinzaine Photographique NantaiseIllusionChâteau des ducs de Bretagne, 4 Pl. Marc Elder, 44000 Nantes

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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