L'InterviewPhoto

Rencontre avec Victoria Jonathan, commissaire de l’expo « Les flots écoulés ne reviennent pas à la source »

Temps de lecture estimé : 10mins

L’exposition “Les flots écoulés ne reviennent pas à la source” dans le cadre de Normandie Impressionniste 2020 livre dans ce site patrimonial unique de l’abbaye de Jumièges, un vibrant plaidoyer à l’aune du regard de 13 artistes contemporains sur la rivière, le paysage et ses transformations, entre traditions picturales chinoises, philosophie taoïste et puissance imaginaire. Face aux bouleversements de la civilisation le fleuve est ce refuge régulièrement visité par les photographes chinois ou étrangers. Victoria Jonathan est la co-commissaire avec Bérénice Angremy de cette exposition aux multiples résonnances dans le contexte que nous vivons.

Victoria Jonathan a dirigé avec Bérénice Angremy le festival Jimei x Arles et fondé l’agence franco-chinoise Doors autour de projets artistiques entre l’Europe et la Chine. Elle a répondu à nos questions, revenant sur le contexte particulier de la crise et notamment son implication au sein du collectif Protège ton soignant, pour lequel JR vient d’imaginer une immense fresque sur la façade de l’Opéra Bastille.

Genèse du projet et de l’invitation de Normandie Impressionniste, spécificités de l’Abbaye de Jumièges

Pour remonter aux origines du projet nous avons été contactées Bérénice Angremy et moi-même en 2019 par le Département de Seine-Maritime et l’Abbaye de Jumièges alors que nous étions encore directrices du festival de photographie Jimei x Arles, festival créé par les Rencontres d’Arles et le musée Three Shadows à Xiamen en Chine en 2015.

Exposition In Situ Abbaye de Jumièges

L’Abbaye de Jumièges est un ancien monastère bénédictin du VIIème siècle qui fut l’un des centres religieux les plus importants du Nord de la France, transformé en carrière durant la Révolution française et dont l’histoire a continué tout au long du XIXème siècle. Surnommé par Victor Hugo « la plus belle ruine de France », le site a été célébré par de nombreux artistes romantiques. Le Département a décidé d’accueillir dans ce lieu des expositions de photographies qui sont installées dans le logis abbatial, qui rassemble aussi des lapidaires trouvés dans les ruines. Le seul cahier des charges pour les expositions : trouver un écho avec ce lieu à l’identité si singulière. Nous avons été invitées à programmer une exposition chinoise, donc le lien semblait a priori difficile à faire avec une abbaye bénédictine mais comme elle se trouve dans l’une des boucles de la Seine et que la rivière est un thème récurrent de la photographie chinoise contemporaine, l’idée s’est imposée d’utiliser ce thème comme fil conducteur de l’exposition. L’exposition s’inscrit dans le festival Normandie Impressionniste, dont le thème était cette année « la couleur au jour le jour » : nous l’avons interprété par l’idée de changement perpétuel, de mutation sans cesse renouvelée, qui est au cœur de la pensée chinoise taoïste. C’est le sens du titre de l’exposition : « Les flots écoulés ne reviennent pas à la source », vers extrait d’un poème de Li Bai, grand poète de la dynastie Tang, très marqué par le taoïsme.

Comment avez-vous opéré la sélection des photographes et comment ont-ils réagi à cette invitation ?

Comme je l’ai souligné, ils sont nombreux dans ces deux dernières décennies à explorer cette thématique de la rivière en Chine et je précise que ce ne sont pas uniquement des photographes chinois. Nadav Kander, Ian Teh, ou, plus proches de nous, en France, des artistes comme Tim Franco ou Cyrus Cornut ont réalisé de très beaux projets photographiques notamment dans la région du Sud-Ouest de la Chine autour du Barrage des Trois Gorges. Mais nous avons choisi de montrer pour cette présentation des œuvres produites dans un contexte chinois. L’exposition rassemble 13 artistes, dont 11 sont Chinois et un, l’Américain Michael Cherney, vit en Chine depuis 1990 et travaille de façon très inspirée par l’esthétique chinoise. L’exception dans notre sélection est le photographe canadien Edward Burtynsky, dont l’image retenue, une vue large et presque neutre du Barrage des Trois Gorges en construction, constitue une sorte de contrepoint au reste de l’exposition, dans une volonté de témoigner de façon extérieure et peut-être plus objective des modifications dans le paysage en Chine dues à l’industrialisation, à l’urbanisation et à l’hyper modernisation qui s’est accélérée depuis le début des années 1980. L’enjeu était aussi de parler de la référence au passé et de l’héritage pictural dont les artistes contemporains sont légataires, la rivière étant avec la montagne l’un des deux éléments au cœur de la peinture de paysage dite shanshui – style qui a émergé dès le IVème siècle et s’est beaucoup développé entre le Xè et XIè siècle (shan désignant la montagne, et shui l’eau, le fleuve). Ces deux éléments fondamentaux correspondent également aux principes Yang et Yin ; à la force et la grandeur de la montagne s’oppose la fluidité et l’adaptabilité de l’eau. Cet héritage est forcément présent pour les artistes chinois d’aujourd’hui qui explorent les questions de représentation de la nature.

Exposition In Situ Abbaye de Jumièges

Quels ont été vos partis pris scénographiques face à la présence forte du lieu ?

L’exposition rassemble plus de 80 oeuvres et nous avons essayé de créer des petites unités de sens en ayant en tête que l’exposition n’avait pas lieu en Chine mais pour un public pas forcément familier de la culture de ce pays. Le logis abbatial s’étend sur 2 étages.
Au rez-de-chaussée nous avons plutôt montré les œuvres qui se situent dans la droite ligne de la tradition et parfois se livrent à une réinterprétation du shanshui, avec Yang Yongliang, Sui Taca, Luo Dan et Michael Cherney. Dans l’escalier, assez majestueux, la photo d’Edward Burtynsky du Barrage des Trois Gorges en construction fait figure de transition, et à l’étage nous trouvons des travaux teintés d’une approche plus documentaire, plus multi-formats ou nouveaux medias. Un groupe important d’œuvres traite du Barrage des Trois Gorges avec plusieurs vidéos de Zhuang Hui et Chen Qiulin, et des extraits de films de Jia Zhangke. La fin de l’exposition se veut plus onirique, autour de photographes plus jeunes qui reprennent à leur compte la puissance d’évocation, la puissance mythologique liée au fleuve – souvent en référence à des œuvres de la littérature chinoise. Nous avons également une petite installation en extérieur d’œuvres du photographe Zhang Kechun. Le lieu résonne déjà d’une histoire très forte, et nous avons essayé de ne pas surcharger les espaces pour que le dialogue se fasse assez naturellement entre ces images d’une Chine « entre deux » avec des ruines, des chantiers en construction, des hommes évoluant dans des paysages quasi surréalistes, sur le point de disparaître ou d’apparaître, et, en arrière-plan permanent, l’abbaye de Jumièges que l’on aperçoit à travers les fenêtres et ces lapidaires qui transmettent une vision résolument différente, toute occidentale, du patrimoine et de la sauvegarde d’un héritage historique et culturel.

Que nous disent ces artistes des grandes mutations de la Chine actuelle ?

Dans cette exposition nous ne montrons que des œuvres produites dans les 20 dernières années, entre 1995 et 2019, par des artistes qui se sont attachés à dépeindre des changements sur le long terme, puisque les projets montrés ont été menés sur plusieurs années. Il y a une sorte de paradoxe entre le fait qu’ils décrivent une forme d’accélération de l’histoire et le temps long qu’ils y consacrent, souvent même en ayant recours à des techniques photographiques du passé telles que la chambre photographique ou le collodion sur plaque humide (qui date du XIXème siècle), qui exigent de se poser, d’installer son matériel, avec une prise de vue et un temps de développement lents. Ce qu’ils constatent et souhaitent décrire, comme cela se lit dans plusieurs interviews du catalogue de l’exposition, c’est qu’à travers la vision de telle ou telle rivière, ce sont les transformations de la Chine toute entière que l’on constate, voire même les transformations de la nature par la main de l’homme à l’échelle globale – ce que l’on appelle aujourd’hui l’ère de l’Anthropocène. Beaucoup des artistes formulent une critique, tout du moins une circonspection, face aux dommages collatéraux de l’industrialisation et modernisation du pays : hormis la transformation du paysage, ce qui est en jeu c’est la disparition du passé, des cultures locales au profit d’une culture mainstream globalisée, et c’est un coût social sans précédent – le Barrage des Trois Gorges, un des éléments au cœur de l’exposition, en est l’exemple paroxystique. Ce projet industriel ayant permis la création de la plus grande centrale électrique au monde et l’endiguement de crues meurtrières du fleuve Yangtsé a engendré également le déplacement de près de 2 millions d’habitants, l’engloutissement d’une centaine de villes et de villages, de plus d’un millier de sites archéologiques… Des travaux qui au nom de la poursuite du progrès signifient de grands sacrifices humains, sociaux et culturels. C’est une exposition qui pose aussi la question de l’engagement de ces photographes, en tant qu’artistes et en tant qu’habitants de ce pays dont ils vivent tous les jours les conséquences d’une politique de modernisation à marche forcée. D’une certaine façon, ils participent tous à une redéfinition de la représentation de la nature en Chine, car même s’ils empruntent à la tradition picturale issue du shanshui, beaucoup d’entre eux s’inscrivent dans une démarche documentaire et mettent l’homme au centre de leur démarche – témoignant notamment de l’impact de ces mutations sur de nouvelles catégories de populations, comme les déplacés et les ouvriers migrants, qui bougent au gré des chantiers du pays pour quelques mois ou quelques années dans des conditions de vie très précaires.

Quel a été l’impact de la crise sur vos projets  et comment avez-vous vécu personnellement ce contexte ?

Cette exposition a été décalée de quelques semaines et nous avons vraiment craint qu’elle soit annulée, mais c’était sans compter la volonté infaillible des équipes du département de Seine Maritime et de Normandie Impressionniste ! C’est une véritable gageure, d’autant plus qu’il s’agit d’une exposition d’art contemporain chinois, à un moment de grande défiance vis-à-vis de la Chine. C’est positif qu’une autre vision de la Chine, hors « contexte Covid 19 », puisse être proposée au public en France. Malheureusement les artistes n’ont pas pu venir même si nous allons essayer d’organiser des voyages à l’automne si la situation sanitaire internationale le permet, l’exposition se terminant à la fin du mois de novembre. Nous avions également prévu une autre exposition aux Rencontres d’Arles cet été de la lauréate du prix des femmes photographes du festival Jimei x Arles : Luo Yang, qui travaille sur la jeunesse underground des grandes villes chinoises née après les années 1990 et 2000, dans une société hyper connectée et individualiste, loin des grandes modernisations économiques et mouvements politiques des générations passées. Nous nous réjouissions de faire connaitre son travail aux Rencontres d’Arles mais l’exposition n’a malheureusement pas eu lieu. Nous ne désespérons pas de montrer ce travail audacieux ailleurs… à bon entendeur ! A un niveau plus personnel, cette période a paradoxalement été assez riche car pendant les 2 mois ½ de confinement j’ai monté un projet caritatif qui s’appelle #Protègetonsoignant avec plusieurs amis et nous avons collecté presque 8 M d’euros pour acheter du matériel médical et des équipements de protection individuelle en Chine et en Europe pour près de 400 hôpitaux, Ephad, centres médico-sociaux… Protège Ton Soignant s’est achevé en juillet sur un projet artistique car nous avons eu l’opportunité de réaliser des portraits de 500 soignants, en collaboration avec l’artiste JR et sa plateforme Inside Out, et de les coller sur la façade de l’Opéra Bastille à Paris pendant plusieurs semaines !

INFORMATIONS PRATIQUES

mer15jul(jul 15)10 h 00 mindim29nov(nov 29)18 h 00 minLes flots écoulés ne reviennent pas à la sourceRegards de photographes sur la rivière en ChineAbbaye de Jumièges, 24 Rue Guillaume le Conquérant, 76480 Jumièges

Evénements programmés dans le cadre de Terres de Paroles :
conférence de François Jullien le 4 octobre, visites contées par Domitille Germain.
Plus d’informations : http://terresdeparoles.com
https://www.protegetonsoignant.com

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

You may also like

En voir plus dans L'Interview