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Carte blanche Sadreddine Arezki : Corps noirs dans les manifs

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Notre invité de la semaine, Sadreddine Arezki, partage avec nous sa première carte blanche intitulée « Corps noirs dans les manifs ». Il est ici question du rôle de la photographie dans les codes de représentations. Les milliers de clichés réalisés lors des récentes manifestations antiracistes se révèlent finalement être construites selon les mêmes normes esthétiques coloniales : « L’homme noir y est aussi plus proche d’un état de nature sauvage que d’un état de culture. »

A l’appel du Comité Adama, au sortir du dernier confinement des milliers de personnes se sont rassemblées à la mémoire d’Adama Traoré jeune homme décédé lors d’une interpellation policière. Ces personnes réclamaient que justice soit rendue et la fin de l’impunité pour les violences policières.
Ce formidable rassemblement a été abondamment documenté dans la presse et sur les réseaux sociaux. A regarder attentivement certaines de ces images, j’ai été frappé par la persistance de caractéristiques de l’imaginaire colonial qui sous tendait quelques-unes des images parmi les plus parlantes.

Copie d’écran média CNN politics

L’invention de la photographie coïncide avec les débuts de la colonisation. La fabrication, l’exploitation et la diffusion de photographies est une des dimensions de l’entreprise coloniale qui a construit des codes de représentation pour asseoir son pouvoir et pour légitimer sa présence.
Aujourd’hui certaines des images censées témoigner de l’antiracisme sont en réalité construites selon les mêmes normes esthétiques coloniales : l’exaltation de la force brute et sauvage du corps noir notamment, la réification du corps de l’autre etc. Reproduire des codes visuels ne vaut pas approbation ou soutien de l’idéologie qui les sous-tend. Ces images de presse n’expriment pas un point de vue colonial. Simplement, le référent visuel de ces images est un référent colonial et racialiste. Ce qui devrait nous interroger quant à leur usage dans ce contexte.

Copie d’écran compte Instagram Theo Guerlet

Il y a certainement aussi une part de mise en scène de soi de la part des protagonistes. Se poster en tête de cortège et souhaiter attirer l’attention sur soi pour de bonnes raisons a son importance.
En réalité, il s’agit d’une reconduction involontaire d’une certaine imagerie qui conserve une solide part raciste mais dont le sens liquide, plus dépendant du contexte de production et de monstration, œuvre à en renverser le signifié originel. Assurément, c’est une opération délicate. En clair, la même image publiée dans Minute ou dans Libé ne sera pas perçue de la même façon. De même, la même réalité visible dans une manifestation antiraciste ou chez l’extrême droite ne sera pas non plus perçue pareillement.

Copie d’écran du compte Instagram de ChinaXinhuanNews

Il semble impossible aujourd’hui de renverser le sens d’une image sans en évoquer, même implicitement, ses éléments originels et problématiques. Un récit visuel d’émancipation semble nécessairement devoir reproduire les codes visuels de la domination qui l’a généré pour y mettre fin.
En élargissant le scope, on s’aperçoit que le même type d’images provient aussi des Etats-Unis. L’homme noir y est aussi plus proche d’un état de nature sauvage que d’un état de culture.
Il se produit un étrange paradoxe visuel, Pour affirmer son autonomie de sujet, le corps noir est donné à voir tel un objet essentialisé. Il est un sujet potentiellement souverain, c’est son souhait et le nôtre aussi, mais il reste vu au prisme d’un canon visuel raciste qui le réifie.
Néanmoins, la seule chose dont un corps noir peut ici se prévaloir c’est de sa force physique et de sa violence contenue. Celle-ci indique aussi son désir violent d’émancipation. Néanmoins, pur ce faire elle l’enferme aussi dans les codes étroits et étriqués d’une imagerie passée.
Ces images conditionnent autant ce qui nous est donné à voir que notre façon de le voir. L’enjeu est le renouvellement des codes de représentation.

Copie d’écran Site D’ailleurs et d’Ici

Les photographes reporters présents sur place sont là pour produire des images qui seront vendues aux journaux et médias, Il faut nourrir la boucle commerciale et fournir des images qui attirent l’attention. Or, le plus souvent, ce sont les images dont nous avons déjà les codes en tête qui vont attirer notre regard.
Tout semble concourir à la reconduction perpétuelle de certains codes visuels déshumanisants et ce en totale contradiction avec les louables objectifs de ces mêmes manifestations. Si les symptômes visuels persistent c’est que le malade n’est pas encore complètement tiré d’affaire.

Copie d’écran compte British Vogue avec un photo publiée sur Instagram de Mark Clennon

Ce texte est une version remaniée d’une intervention dans l’émission de l’Association des journalistes LGBTI “OUT : l’émission, 90 minutes dédiées aux mouvements sociaux actuels et à leur traitement médiatique » L’émission dans son intégralité est visible ici : https://www.ajlgbt.info/blog/2020/06/22/lajl-presente-out-lemission-sur-les-mouvements-sociaux-actuels-et-leur-traitement-mediatique/

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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