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FLORE, L’odeur de la nuit était celle du Jasmin à l’Académie des Beaux-Arts

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En décembre dernier, nous recevions la photographe FLORE comme invitée de la semaine à l’occasion de son exposition à l’Académie des Beaux Arts suite à sa récompense au prix de Photographie Marc Ladreit de Lacharrière. Notre critique, Pascal Therme s’est rendu sur place, l’un des rares lieux culturels ouverts au public, à l’heure où toutes les expositions muséales sont suspendues. Vous avez jusqu’au 31 janvier pour visiter « L’odeur de la nuit était celle du Jasmin ».

Le sujet a pour moi une importance secondaire; je veux représenter ce qui vit entre l’objet et moi.” Claude Monet

Un prince voulait faire exécuter des peintures dans son palais ; une foule de peintres répondirent à son invitation et, après avoir présenté leurs respects, ils s’affairent aussitôt devant lui, léchant leurs pinceaux et broyant leur encre. Un seul, toutefois, arriva après tous les autres ; sans se presser, il salua le prince au passage, puis disparut en coulisses. Intrigué, le prince chargea un serviteur d’aller voir ce qu’il faisait. Le serviteur revint, tout perplexe : « Cet individu s’est déshabillé et il est assis demi-nu, à ne rien faire. – Splendide ! s’écria le prince, celui-là fera l’affaire : c’est un vrai peintre ! ” Les Chinois considèrent que « peindre est surtout difficile avant de peindre », car « l’idée doit précéder le pinceau ». dixit Alain Durand, la notion que la peinture est « cosa mentale » a toujours été évidente pour eux.

Que pré-existe t-il à la réalisation des images qui forment à la fois l’exposition et le livre paru aux éditions CF, ( graphisme et mise en page Adrian Claret et Nelly Riedel, ) Galerie Clémentine de la Féronnière, 2020, si ce n’est une “suite” à donner à Lointains Souvenirs paru en 2016 aux Éditions Contrejour dans la continuité d’une écriture photographique qui s’adjoint la figure tutélaire de Marguerite Duras et de son oeuvre littéraire liée à L’Indochine française et aux romans qui en parlent, jusqu’au dernier succès de l’Amant. Visiblement l’empreinte de cette Indochine est restée vivante en Flore dans un retour conjoint du mythe durassien.

Y aurait il au terme de ce travail photographique remarquable, de ce retour au pays mythique, non seulement la pratique de ce noir et blanc teinté de thé et ciré dans ses tirages comme une voie médiane au traitement du motif proustien du souvenir et de la citation des lieux traversés aussi par Duras elle même; Quels sont les liens qui fabriquent ces chevauchements de la parole, de l’écrit, de ce qui fait l’un et l’autre, dans une approche du corps, de l’exil, si ce n’est ce que personne ne cherche à nommer aujourd’hui, la raison dialectique de l’Histoire et ses rapports aux itinéraires de chacun, notamment par leur trajectoire. Ici, ces deux enfances-adolescences, deux œuvres se doublent, s’adoubent, se réfractent, se recomposent, se retrouvent, dans une sorte de productivité admirable, en tout cas de réflexions mutuelles et fécondantes.

Pourra-t-on relire désormais l’Amant sans avoir les photographies de Flore en tête, sans se projeter , si besoin était, dans cette Indochine là, mystérieuse et orientaliste?

L’odeur de la nuit était celle du jasmin © FLORE

Pour suivre ces temps du souvenir, mais aussi de l’Histoire, dans la question de l’Exil, il faut se souvenir que Flore, par sa propre histoire familiale est profondément reliée à l’Espagne de l’exil, et de la dictature. Un livre superbe, récompensé en 2019, édité aux éditions Contrejour Maroc, un temps suspendu, revient sur une partie de son enfance. Toute une recherche d’images et d’imaginaires l’entrainait vers cet AÏON des épiphanies. J’écrivais à ce sujet: “Marchant contre l’oubli, dans une célébration discrète, Flore a retrouvé l’Impressionnisme, coeur de sa photographie. Elle fait joindre ainsi l’orphisme de la lumière qui dématérialisée, qui s’égraine dans une vision qui fait photographie, ce temps suspendu où tout apparaît léger, joyeusement triste, renouveau, pur et intègre, proche de cette paix de l’aurore où un soleil magistral redonne vie à la vie. Ce sont ces souvenirs, nés de la pierre, roses de l’heure, matières adoubées dans le voyage intérieur de l’inspir, épis, grains de lumière caressés de la main-oeil, paroles muettes aux fondements de cette aventure, de ce qui advient de soi, (Duras) comme la descente impassible de ce Mékong évoqué antérieurement dans un souffle.”

Le Maroc est un voyage intérieur dédié à la couleur, comme celui du Mékong l’est au Sépia, à la profondeur olfactive de la Nuit, enfanté par les amours de l’air , de l’eau et de la terre. On pourrait écrire que ce poème, l’Eau des Rêves, selon l’inspiration bachelardienne, est toujours orienté vers son pole magnétique, Orient de l’Orient, comme il existe un pays au fond du pays; c’est ce voyage de la profondeur, de la lumière noire, de l’ombre qui fait ici Mystère et Fascinum, Flore descend en elle même, remonte ce temps vers l’ Orient de sa Nuit, (une autre nuit du Chasseur) dans une pure vision, issue de la complicité de l’ indéchiffrable silence du Mékong.

Voilà qui répond de l’image et de son souhait, de sa venue du fond de cette psyché où se croisent les jours et s’ensemencent les nuits, de celles qui ont l’odeur du Jasmin et qui attachent en leur orbe singulière tout un rêve, tout un appel de sons, de sensations, d’ombres, d’odeurs, de paroles éteintes puis entendues, voix venue du fond d’un corridor, chant d’un oiseau, gong magique (qui appelle au diner), profondeur des ombres, transparences, dès la nuit humide, tout cela vient à travers le corps et trouve ici sa forme accomplie.

L’odeur de la nuit était celle du jasmin © FLORE

Corps et dé-corps sont les lieux et les temps où se dépose cette Indochine française, où résonne aussi cette Indochine de l’Amant, d’où parvient encore la voix de Duras, au grain si singulier… Mouvements fascinants de création qui trouvent à se fondre, à prendre l’oeil qui cherche déjà à écouter et à transcrire, pour garder, puis re-garder.

Fusions des écritures, renvois complexes au rêve d’appartenance alors que le voyage creuse son lit dans celui du Mékong, dans une permanence obsessionnelle, où souvenirs, impressions, ombres et lumières, sensations diffuses s’intriquent. Il s’agit alors de rendre perceptible et par l’image le corps lumineux et obscur de l’enfance disparue et présente, invisible, et du don qui honore encore le théâtre des objets, la poétique résilience des lieux, physique de l’essentiel. Ainsi se grave sur le film toute la présence de l’entrevu, de l’aperçu du ressenti, de l’éblouissement, le corps disparu du texte dans sa voix (Duras) à elle se conjugue à la photographie de Flore, du retour des enfers à la présence du monde; Orphée questionne toujours de ce second regard interdit dans l’accomplissement de la perte définitive et du sacrifice, le Voyant.

L’odeur de la nuit était celle du jasmin © FLORE

J’écrivais en Novembre 2016 sur Lointains Souvenirs, qui précède de quatre ans ce volume présent et qui l’annonce, sans aucun doute, ces mots qui restent toujours justes sur cette exposition où l’expérience photographique n’a pas changé subjectivement et où se conçoit une fusion entre ces deux auteurs identiques intra subjectivement, chez Flore, comme deux substances qui s’échangent et se nourrissent, s’intriquent comme des atomes, dans un phénomène quasi physique appelé coalescence.

“Parfaitement inscrite dans l’oeil durassien, inspiré par ses longs silences où il ne se passe rien, (ce qui était consubstanciel au Nouveau Roman entre autres) et dans cette écriture du désir, les photographies de Flore portent la souvenance durassienne jusqu’aux plis de l’aube neuve et blanche, quand se dissout le monde dans la présence de l’aveu…la pleine séduction des territoires et des paysages que le Mékong offre à l’écriture, écritures complices qui s’inspirent mutuellement, le livre devient du coup un territoire de mémoires et de rencontres somptueusement réussi, une connexion sémantique au delà du temps, fortement musicale et si douce, si reposante, si gémellaire, que le voyage redouble le temps afin que l’anamnèse puisse porter le corps absent de l’écrivain au devant de la vision…” .

Ces images nouvelles, issues du dernier voyage, situent immédiatement leur être là dans ce paramétrage inconscient, toujours pleinement actif du point de vue d’une auteure qui danse silencieusement en elle même, fait le vide en soi, pour recevoir et atteindre, dans une respiration de l’être, ces images qui se forment par le truchement de l’appareil photographique; il faut faire advenir l’image entre son plein et son vide, c’est là que se joue entre autres le processus de leur aventure et le fait qu’elles adviennent.

© FLORE

Pour Flore, il faut revenir à la vision par le truchement de la naissance organisée d’une image qui parle en son nom… C’est là le mystère de ceux qui ferment les yeux pour voir du centre d’eux mêmes, (renvoi à la philosophie Zen, au Tao, en occident à Sophocle, Tirésias, Cocteau, deux problématiques qui se réfractent ici …).

Tout un monde pictural et littéraire, est présent en soi et séjourne en lui même, la vie de Flore semble retrouver cet esprit des lieux toujours inscrits dans les profondeurs du temps intérieur et dont le miroir argentique ne peut recevoir les effets, sans ce double mouvement de dédoublements. Ce dédoublement du sujet secrète un dédoublement du réel agi par l’acte photographique. Flore se rend disponible à l’aventure durassienne, à ce qui advient magiquement à travers elle, en lien avec ce qui poursuit vibratoirement cet invisible au chevet de la raison….Volonté, involonté sont à la source de ces images techniquement, Flore articule entre sa main et son oeil intérieur le grand espace qui fait naître du néant la remontée des souvenirs et des images, le voile d’Isis se soulève.

Tout cela est en images, vogue dans l’exposition sous le regard émerveillé du “regardant”. C’est la résultante d’un travail de plusieurs années, sous les yeux d’un public qui s’éveille et qui, me semble participer à cet Or du Temps, éminemment secret, alchimique, surréaliste essentiellement dans l’approche revendiquée de Breton citant Gérad de Nerval “le Rêve est une seconde vie” Aurélia.

De quoi le poète, l’écrivain, le peintre, le photographe sont-ils fait pour devenir ces Voyants dont parle tout le Romantisme depuis Baudelaire et quels sont les liens qui occupent tout le processus de création, depuis la première intuition, le premier rêve, ce qui se respire dans l’air, jusqu’à l’épreuve au sel d’argent magnifiquement travaillée, exposée sur ces murs, couchées entre les pages d’un livre savamment conçu, ouvrant dialectiquement tout le mouvement du singulier à l’universel, dans cette respiration fondamentale de l’être, dans son rapport au monde, au fleuve, vérité du temps?

L’odeur de la nuit était celle du jasmin © FLORE

Flore, en ce voyage intérieur, sur les bras du Mékong, croise cette mémoire étincelante et discrète du fleuve, eaux paisibles, eaux dormantes. Une image héraclitéenne du temps s’y réfracte, s’y est installée durablement; l’eau hypnotise, interroge dans sa transparence l’étrangeté ophélienne qui voyage entre deux mondes, eau des rêves éveillés, images coalescentes.

..Ainsi s’inscrirait dans le dépôt du temps et de ses alluvions sur la surface sensible de cet oeil qui garde et re-garde à nouveau, le travail de l’alchimiste, ce qui s’est formé en soi pour faire image, (le plan spéculaire) photographie, la matière lourde des souvenirs, devenue légère, de ces intérieurs de début du siècle, à la patine ambrée, à la matité accueillante, à une solennité sacrée, comme pour restituer une part de cette maison perdue et retrouvée, du fond de la mémoire, au présent du verbe Faire, dans l’alchimique transmutation des lumières mortes des eaux lourdes, à l’éclat de leur nouvelle transparence, eaux fluentes et vives, aux reflets d’or…aux seules fins de toucher la lumière et d’être touchée par elle.

Tout un voyage s’était déjà initié au pays de l’enchantement et du mystère, dans cet Orient d’ hier, quand les respirations du Mékong étaient autant de pulsations sourdes, de propositions visuelles et de dialogues secrets, quand se posaient sur le fleuve les yeux azuréens ; hypnose, rêve éveillé; un somnanbulisme est toujours présent directement, indirectement afin de trouver en creux ce qui s’énonce des instances multiples du paysage et du souvenir, de l’écriture et des mots qui arrivent… qui structurent la pratique poétique de Flore et dont le champ de la production des images porte en soi les joies mystérieuses et démultipliées du Faire, expériences gémellaires insoupçonnées et prodigues, vaste songe rimbaldien., “Je est un Autre” plus que jamais.

Ce qui se joint à l’oeil se joint au réel, entre dans l’écriture, a fait photographie. Une part de l’invisible est devenu visible maintenant, grâce à tout un travail. Ce sont ces tirages qui s’exposent, magnifiquement couchés en ces épreuves à l’or et au thé, à l’abri de toute effraction. La sollicitation d’une intimité a provoqué cet onirisme actif et hypnotique, de ces présences inavouées, au sein d’un grain qui fait écrin aux noirs charbonneux, à la matière sensible des transparences, renversant les jours dans leur lumière infusée comme un thé, expérience de la madeleine devenue substance, tirage au thé, à l’or, douceur limpide et précieuse.

A la frange du regard, dans ces yeux brûlés (René Char), se produit un accroissement singulier et sensible du temps dans la dilatation métaphysique du rêve, afin de faire éclore l’expérience poétique du Voyant…

Il y a ce talent incontestable que la photographe déploie pour réaliser elle même ses propres tirages, en son laboratoire, dont la justesse d’interprétation est primordiale car Flore assume son travail de bout en bout. Le texte de présentation mentionne avec justesse ” les tirages argentiques ont été réalisés par l’artiste en chambre noire, teintés au thé et cirés, ainsi que des héliogravures, des tirages pigmentaires couleur sur papier japonais et des pièces uniques sur feuille d’or ” (dont uniquement six tirages sur soixante et un, dans l’exposition ont été réalisés aussi de mains de maître par l’atelier Hélio’G )… Il faut ici souligner cette perfection du geste dans un temps plus que parfait.

L’odeur de la nuit était celle du jasmin © FLORE

A quoi tient cet enchantement, sinon à la profondeur des noirs, la légèreté des gris, l’or des transparences et des nuances, la proposition onirique des images, leur mélancolie sans doute, mais plus, leur apport aussi à toute une littérature, à la représentation de ce temps là, à travers certaines images particulières qui viennent enrichir ce fond commun de l’imaginaire littéraire.

Je fais allusion à certaines images plus précisément dont ce personnage féminin sur une balançoire , en bord de mer, on ne sait pas l’heure, sous un grand arbre, dans une suspension du temps, dans une respiration, alors que se dessine au loin la côte, puis cet oiseau sur la branche d’un arbrisseau, comme une gravure, un haïku, le fleuve dont l’horizon fond sous une pluie lointaine, la blancheur des souvenirs qui accrochent en quelques sortes cette poésie de l’immédiateté…

Ainsi sans doute cette moisson de photographies connait-elle aujourd’hui une sorte de couronnement, par cette exposition dont la Commissaire n’est autre que Sylvie Hugues, qui écrit au départ de l’exposition cette phrase si juste: “Flore fait partie des rares auteurs qui savent exploiter l’étonnant pouvoir de cet art, à la fois, banal et extraordinaire, qui seul, peut, avec des mains habiles et des yeux perçants faire dialoguer le présent et le passé, la fiction et le réel, la littérature et la photographie. Oui, les yeux et la main sont ici indissociables.” Surtout s’ils sont à la forge des impressions qui réfractent l’image intérieure qui s’est formée en soi pour parler du monde dans son immédiateté méditative et sa transcendance, comme un retour à l’Impressionnisme où se forge une image lumineuse, parfois minimale, proche de l’essentialité du Haïku, liée aux impressions intimes de la couleur, des formes, de la lumière, vaste dialogue des images qui renaissent ensuite pleinement libres, vives comme cette eau du grand Fleuve.

Pascal Therme, 19 janvier 2021

(définition *) “La coalescence se produit généralement dans des fluides mais peut également unir des particules solides. Elle se rencontre dans plusieurs processus de domaines aussi variés que la formation des gouttes de pluie en météorologie, des plasmas en astrophysique et du métal en métallurgie.”)

INFORMATIONS PRATIQUES

mer28oct(oct 28)11 h 00 min2021dim31jan(jan 31)18 h 00 minL’Odeur de la nuit était celle du jasminFLOREAcadémie des beaux-arts - Institut de France, 23, quai de Conti – 75006 Paris


⚠️ Suite au nouveau couvre feu, l’exposition sera dorénavant ouverte du mardi au dimanche, de 11h à 17h (dernier accès à 16h45).

A LIRE :
L’odeur de la nuit était celle du jasmin de FLORE, livre lauréat du Prix Nadar 2020
La photographe FLORE est notre dernière invitée de l’année 2020

https://www.flore.ws/
http://www.galerieclementinedelaferonniere.fr/
https://www.maisoncf.fr/
https://www.academiedesbeauxarts.fr/exposition-de-flore-lodeur-de-la-nuit-etait-celle-du-jasmin
https://www.revuedesdeuxmondes.fr/hors-serie-odeur-nuit-jasmin-indochine-mystifiee-flore/

Pascal Therme
Les articles autour de la photographie ont trouvé une place dans le magazine 9 LIVES, dans une lecture de ce qui émane des oeuvres exposées, des dialogues issus des livres, des expositions ou d’événements. Comme une main tendue, ces articles sont déjà des rencontres, polies, du coin des yeux, mantiques sincères. Le moi est ici en relation commandée avec le Réel, pour en saisir, le flux, l’intention secrète et les possibilités de regards, de dessillements, afin d’y voir plus net, de noter, de mesurer en soi la structure du sens et de son affleurement dans et par la forme…..

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