Entretien avec Alexia Fabre MAC VAL : « L’ accès culturel digitalisé depuis chez soi au-delà d’un côté positif, a fait beaucoup de dégâts et interroge plus que jamais le sens de nos actions et relations avec le public »

Alexia Fabre revient sur sa découverte de cet artiste et l’écho qu’il tisse avec les collections et la vocation même du MAC VAL. Elle nous dresse le bilan de cette période et son impact sur la programmation et la vie des équipes, soulignant son regret et incompréhension face à une situation qui perdure et l’impossibilité de rouvrir les musées au mois de décembre, période encore relativement calme et favorable. De plus elle s’inquiète du poids des habitudes prises face à la digitalisation de l’offre culturelle pendant cette période, qui sera décisif en termes de liens avec l’art et de retour de fréquentation des musées.

Quels enjeux et défis lancés par cette période ?

Les enjeux sont de plusieurs ordres. Tout d’abord des enjeux culturels en lien avec le sens d’un musée et également les enjeux internes au niveau d’une équipe et je commencerai par là.

Nous ne travaillons pas de façon normale depuis presque un an, comme de nombreuses autres institutions. Les équipes doivent travailler différemment. Nous avons malgré tout la chance d’être des fonctionnaires territoriaux sans l’inquiétude du salaire à la fin du mois. Néanmoins la question du sens de ce que nous entreprenons se pose sans arrêt. J’ai pu compter sur une équipe qui est restée très mobilisée et j’observe comme un rassemblement dans l’adversité comme cela doit être le cas j’imagine dans beaucoup d’équipes. Malgré tout la situation reste préoccupante, surtout à un moment où l’on nous demande de nous réorganiser suite au départ de 3 personnes de l’équipe. La question de la poursuite de nos actions revient systématiquement à travers d’une part les projets artistiques et d’autre part la relation au public. Les projets artistiques sont maintenus car c’est un enjeu majeur de soutien aux artistes, les acquisitions aussi, de même pour les expositions. Néanmoins certains types d’invitations ont dû être modifiés comme les ateliers dédiés aux familles pendant les vacances qui ont pris une forme numérique ou d’autres rencontres impliquant des intervenants extérieurs. Les invitations aux artistes et commissaires, auteurs, critiques, ont également pris une forme numérique mais ont été réduits tout en maintenant nos engagements en termes de rémunération, ce qui est très important.

Les résidences sont les plus pénalisées étant exclusivement consacrées au MAC VAL à des artistes étrangers pour qu’ils puissent venir travailler en France. Nous devions d’ailleurs accueillir des artistes africains, ce qui est impossible. Nous avions aussi l’idée d’inviter un artiste libanais ce qui est également exclus. Nous commençons à réfléchir à la saison Portugal France qui a une résonance forte ici étant donné la présence d’une communauté portugaise importante à Vitry, avec un possible partenariat avec la Biennale de Coimbra, également en suspens. J’ai découvert cet évènement par les réseaux sociaux et été séduite par l’ouverture de sa programmation.

En ce qui concerne les acquisitions, elles se poursuivent avec un soutien du département toujours constant. Nous avons mis en place un premier volet d’acquisitions avec l’idée cette année d’une répartition peut-être plus équitable pour pouvoir aider un plus grand nombre d’artistes et des galeries avec lesquelles on travaille moins souvent.

La stratégie numérique, quel bilan ?

Sur la question des publics nous nous interrogeons beaucoup même si nous pouvons recevoir des groupes de professionnels et d’étudiants étant considéré comme un établissement d’enseignement au final. Nous le proposons depuis le mois de novembre et grâce à cela le musée n’est pas vide comme il l’avait été lors du premier confinement, ce qui nous fait beaucoup de bien. On ressent comme une nécessité même si le numérique a été probant pour maintenir une relation, faire exister les artistes, montrer leur atelier ou donner la parole à d’autres. Nous allons donc continuer à le développer car on ne peut plus faire autrement. Nous réfléchissons à de nouvelles façons de toucher le public même si nous savons bien que même avec la réouverture, l’accès pour les écoles sera compliqué avec la réactivation du plan Vigipirate.  On développe les contenus numériques en lien avec les différents enseignants comme nous faisions ici avec les visites et productions particulières.

Dans le cadre d’un nouveau projet d’établissement du musée j’ai souhaité que nous réfléchissions à une sorte de dynamique à mettre en place pour aller plus les autres, comme nous le faisions à l’origine avant l’ouverture à l’époque du FDAC où nous allions beaucoup dans les associations et les écoles. Malgré tout et c’est paradoxal, les habitudes prises d’un accès culturel globalisé depuis chez soi au-delà d’un côté formidable ont fait des dégâts considérables, en ce qui nous concerne mais également le cinéma les arts vivants… J’ai remarqué néanmoins que quand nous avons rouverts cet été il y avait une véritable attente avec un public très local et beaucoup de primo-visiteurs.  Après 4 mois y aura-t-il cette même attente ? je suis moins optimiste ayant l’impression que l’on a intégré d’autres réflexes et habitudes.

La genèse de l’exposition de Taysir Batniji, ses liens avec le MAC VAL

Les liens entre l’artiste et le MAC VAL remontent à loin et s’inscrivent d’abord avec Frank Lamy. Cette invitation lui revient entièrement avec mon accord absolu. Il l’avait déjà invité dans plusieurs expositions temporaires, ce qui est positif à mon sens car cela permet de se connaitre, d’apprendre à travailler ensemble et d’éviter parfois les mauvaises surprises ! Une confiance réelle s’est ainsi mise en place entre les deux commissaires et Taysir Batniji et cette vision commune a été essentielle dans le contexte si instable de cette exposition que nous avons malgré tout, réussi à maintenir. Le temps supplémentaire dû à sa date décalée a été propice pour le catalogue, prêt pour l’ouverture.

Comment avez-vous découvert l’artiste ?

J’avais découvert son travail par la presse à l’occasion de son exposition à Arles en 2018 « Gaza to America, Home Away from Home » suite à la commande photographique franco-américaine, programme de soutien à la photographie contemporaine créé par la Fondation d’entreprise Hermès et l’Aperture Foundation. Il a su révéler la façon dont les réfugiés s’approprient un nouvel horizon à travers les vêtements, les marques, l’enveloppe corporelle. Je l’avais aussi beaucoup apprécié à la galerie Eric Dupont mais la vraie complicité artistique s’est nouée entre les commissaires et lui. Je dois avouer que j’ai eu un véritable choc quand le mur de photos de la rampe d’entrée a été achevé. Malgré tout ce que j’avais appris de lui, écris pour le catalogue, documenté, j’ai réalisé sa faculté immense à mêler l’expérience vécue et celle plus vaste de l’arrachement et de l’exil, d’un univers à la fois intime et universel mais jamais impudique. Ces images qui m’ont bouleversées permettent de réaliser où se tient le nœud de son œuvre. Des situations d’une grande simplicité et humilité, une ode à la vie qui ne peut que parler au plus grand nombre. Cela rejoint ce que je cherche chez les artistes, à savoir comment leur expérience intime et personnelle trouve en chacun de nous ou pas une résonance. C’est en ce point précis que se niche le talent d’un grand artiste et j’ai eu un moment de grâce et de grande émotion.

Taysir Batniji n’est pas encore entré dans les collections même cela va se faire. Au-delà de la conviction que c’est un grand artiste, il incarne l’un des sujets majeurs de la collection à savoir le paysage de l’art en France avec des artistes qui viennent d’ailleurs, ont trouvé refuge ici et dessinent un panorama nouveau.

Nouvel accrochage : « Le Vent se lève », genèse

Cette exposition dont je suis commissaire a été pensée pour les 15 ans du MAC VAL.

J’ai voulu y croiser deux éléments, d’une part ce qui anime une partie de la jeunesse durant le printemps 2019 et notamment pour moi quelque chose de très familial avec ce signal qui m’a été envoyé par mes enfants. J’ai eu une expérience assez bouleversante de ces manifestations de nos jeunes. D’autre part ce que je remarquais aussi chez les artistes depuis un moment avec tout d’un coup l’impression d’être entrainée et submergée par ce sujet autour de l’avenir, de ce que l’on n’a pas fait, de ce qu’il est encore possible de faire. Un certain nombre de facteurs convergents ont abouti à l’émergence de tous ces mouvements collectifs. J’aurais aimé d’ailleurs qu’il y ait plus de représentations de ces mouvements dans l’exposition elle-même si ce sont les œuvres des artistes qui y répondent comme par exemple Clément Cogitore, Lola Gonzalez ou Bruno Serralongue.

Cela a été l’occasion de revoir la collection sous cet angle et d’en compléter certains aspects. J’avais notamment en tête la série de photographies « Fénautrigues » de Jean-Luc Moulène en réponse à la commande publique du Cnap prises dans sa région d’origine Le Lot, traitées à la façon de la Datar. J’ai pu le concrétiser, de même pour les artistes libanais qui s’intéressent de par leurs origines aux pillages connus par leur terre, à savoir Ali Cherri et Joana Hadjithomas & Khalil Joreige.

Même si l’on ne fait pas des acquisitions dans l’objectif d’une exposition, cela faisait sens depuis un moment. Sans oublier le cœur battant de l’ensemble, le don de Tatiana Trouvé avec cette œuvre monumentale « Desire Lines », dans une échelle très différente de ces autres travaux. Nous entretenons avec cette artiste des relations de fidélité et avons été le premier musée à l’acquérir. Je me souviens encore le moment où j’ai découvert son travail à la galerie Valois à Bâle, l’une des rares fois où j’y suis allée. Cette œuvre a dénoué tous nos questionnements en positionnant l’humain à l’échelle du marcheur, de l’arpenteur, de celui qui opère une relation juste avec la terre, ces figures historiques de la pensée en action. Je ne crois qu’à cette conjonction du hasard et à ce que les artistes révèlent et mettent en lumière. On ne part jamais d’une idée préconçue ou militante, tout n’advient que par les productions des artistes.

La scénographie de l’accrochage

Pour la première fois nous avons travaillé avec des muséographes (bGc Studio), ce qui a généré des formes d’évidence comme rarement. L’architecte à l’origine du musée Jacques Ripault avait au moment du chantier comme bras droit une jeune femme, Giovanna Comana que j’ai eu le bonheur de retrouver au moment de l’exposition sur la Lune au Grand Palais. Elle était la plus à même de par sa connaissance du musée, de proposer des solutions très pertinentes en terme de perspectives et de cheminements du public différents de d’habitude mais toujours au service des œuvres. J’aimerais d’ailleurs pouvoir continuer à travailler avec elle. Cette exposition de la collection va durer jusqu’à la fin de l’année.

Calendrier et prochaine exposition

L’exposition Taysir Batniji dure jusqu’au mois d’août puisqu’en octobre nous inaugurons l’exposition de Karina Bisch et Nicolas Chardon « Modern Lovers » si l’on s’en tient au calendrier prévu. Ce couple et duo artistes a chacun une œuvre autonome et aussi une maison d’édition. Nous partons sur un registre très différent car ils vont ramener l’idée de l’art dans l’espace domestique avec quelque chose de très joyeux et optimiste, à la façon des avant-gardes utopiques du début du XXème siècle. Ils vont travailler à l’échelle d’une sorte de pavillon à la Sophie Taeuber-Arp, de grande maison avec des lieux de vie différents où leurs projets vont se mêler. Une forme d’œuvre d’art totale et un hommage aussi à l’histoire de l’art. Cela sera aussi sans doute intéressant de relire alors notre rapport à l’espace domestique que nous vivons comme une contrainte actuellement.

INFORMATIONS PRATIQUES :
« Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse »
Exposition monographique de Taysir Batniji
MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne
Place de la Libération
94400 Vitry-sur-Seine
En attente de la réouverture des Musées

Catalogue Taysir Batniji
Taysir Batniji. Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse.
304 pages, 500 reproductions, 22 x 29 cm, 25 €.
Textes de Bruce Bégout, Julien Blanpied, Marie-Claire Caloz-Tschopp, Alexia Fabre, Antonio Guzmán, Sophie Jaulmes, Frank Lamy, entretien avec Taysir Batniji.

http://www.macval.fr/Quelques-bribes-arrachees-au-vide-qui-se-creuse