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Pour sa quatrième et ultime carte blanche, notre invité Luc Debraine, directeur du Musée Suisse de l’appareil photographique de Vevey, nous présente l’exposition qui est actuellement proposée au public du Musée. « Infrarouge » rassemble des portraits thermiques réalisés par l’architecte Philippe Rham. Il tire parti d’une caméra thermique dans sa pratique, soucieuse de développement durable. Il utilise aussi la technique infrarouge pour prendre des portraits ou des scènes urbaines. L’image utilitaire est détournée vers un but artistique, surtout empathique.

Naguère cantonnée à des applications spécifiques, l’image thermique apparaît désormais souvent sur les écrans. Elle montre combien les bâtiments mal isolés perdent de la chaleur, donc de l’énergie. Elle indique la température corporelle d’individus qui vivent en temps de pandémie. Elle surveille de nuit les mouvements suspects, incorpore au besoin des logiciels de reconnaissance faciale. Cette image-là est anxiogène : elle est la signature de l’inquiétude climatique autant que de la peur de la contamination ou de l’intrusion. Elle est outil de surveillance et de dénonciation.

La thermographie concentre les qualificatifs accolés à notre époque. Elle est complexe, ambiguë, instable, inquiétante. Elle est numérique et algorithmique, accumulant une quantité de données à chaque prise de vue. Avec ses couleurs trop fausses, trop vives, sa faible résolution qui brouille les contours, son rendu apparaît comme irréel. Elle est pourtant de notre temps. Celui-ci aime les filtres, les pixels saturés, les halos et les fluos. Cette imagerie est pourtant ancrée dans le réel, enregistrant les ondes calorifiques du dérèglement climatique ou de la fièvre dans un organisme contaminé.

Marc-Olivier Wahler, directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève. Photo Philippe Rahm

Philippe Rham expose actuellement ses portraits thermiques au Musée suisse de l’appareil photographique, à Vevey. L’architecte suisse, établi de longue date à Paris, inverse la polarité symbolique de la thermographie. D’une charge négative, l’image prend une charge positive, amicale, chaleureuse dans le sens le plus aimable du terme. Comme elle conserve son inquiétante étrangeté, son pouvoir de séduction n’en est que renforcé. Habile stratégie : l’architecte prend l’un des outils de sa pratique professionnelle, axée sur le développement durable, et en mésuse à dessein. Il retourne la machine contre elle-même, désactivant ses fonctions utilitaires au profit de l’émotion.

Un jardin tropical. Photo Philippe Rahm

Dans le même temps, Philippe Rahm reste fidèle à son propos architectural. Celui-ci incorpore les dimensions du climat, de la météorologie, de la physiologie. Il tient compte des pouvoirs réfléchissants ou absorbants des matières, intègre les gradients de lumière et de température dans l’aménagement de ses espaces. Exactement comme l’image thermique enregistre des gradients de chaleur.

Prendre un appareil, en l’occurrence la caméra thermique, puis le détourner de son application initiale : c’est une constante dans l’histoire de l’image infrarouge, à laquelle appartient la thermographie. Lorsque Kodak a commercialisé sa pellicule 35 mm infrarouge couleur dans les années 1960, des photographes et artistes s’en sont emparés. Les fausses couleurs propres au film, le vert étant par exemple rendu dans un spectaculaire rose violacé, surfaient sur la vague psychédélique.

Le film avait été développé pour une utilisation militaire : le voilà qui était mis au service de l’esthétique Peace & Love, avec son goût pour le graphisme sous acide. L’inversion de couleurs était doublée par une inversion de valeurs, la paix se substituant à la guerre. Jimmy Hendrix, Donavan, Cream, Frank Zappa, Black Sabbath : les couvertures de disques de l’époque avaient grâce au film infrarouge des vertus hallucinatoires.

Philippe Rahm dans son exposition au Musée suisse de l’appareil photographique. Photo Luc Debraine

Plus récemment, dans sa série Infra, l’artiste irlandais Richard Mosse a utilisé les dernières boîtes disponibles du film Kodak Aerochrome moyen format 120. La production de la pellicule a cessé en 2009. Aerochrome : le nom du film infrarouge trahissait le but de surveillance aérienne pour lequel il avait été conçu. Richard Mosse a tiré parti de l’émulsion pour photographier le Congo en guerre. En particulier les soldats immergés dans la végétation tropicale, rendue ici dans un rose flamboyant. Cette couleur pimpante entrait ici en tension contradictoire avec une situation de guerre. Une fois encore, la photographie infrarouge était utilisée de manière réflexive par un artiste.

« Red tulips, green leaves », vers 1937, une photo infrarouge de Raoul Hausmann. Crédit: MDAC Rochechouart.

Richard Mosse était aussi intéressé par la capacité de l’image infrarouge à élargir le spectre électromagnétique vers un rayonnement invisible à l’œil humain. Elle lui permettait de repousser les limites de la perception aussi bien que de la représentation. Telle était également l’intention de Raoul Hausmann dans les années 1930. L’artiste dadaïste utilisait les premiers films infrarouges mis sur le marché. Il photographiait des paysages aussi bien que des objets ou des fleurs. Son but était de suggérer, en phase avec les préceptes modernistes, que la vision humaine pouvait être augmentée grâce à la technique.

Mieux voir, voir différemment, tenter de tout voir : voilà une définition acceptable de la création artistique.

INFORMATIONS PRATIQUES

mer10mar10 h 23 minmer10 h 23 minInfrarougeMusée suisse de l’appareil photographique, Grande Place 99 1800 Vevey

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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