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Aujourd’hui, nous vous proposons notre rencontre avec l’historien de la photographie et le commissaire d’exposition français Michel Poivert. Dans l’attente de l’inauguration du Collège international de photographie dans la maison de Daguerre prévue en 2023, nous avons parlé de l’évolution du médium photographique. Cette semaine il présentera le second colloque  » Où va le tirage ?  » à l’Inha (Paris 02). Un événement autour des savoir-faire photographiques, leur patrimonialisation et leur place dans la création contemporaine. Cet automne, on retrouvera Michel Poivert à l’occasion d’une rétrospective sur la photographie française des années 70 et 80 au Pavillon Populaire de Montpellier sous le titre « Métamorphose ».

Quelle est votre première rencontre avec la photographie et pourquoi avez-vous décidé de vous consacrer à ce médium ?

J’ai réellement rencontré la photographie lors de mes études d’histoire de l’art. J’y ai découvert des photographes qui m’ont dévoilé une histoire de la photographie plus complexe que je pouvais l’imaginer avec l’hybridation des techniques intégrée au processus de création. Étant spécialiste de la peinture, je me suis mis à m’intéresser à l’interaction entre les deux médiums. Rapidement je me suis dirigé vers l’histoire du pictoralisme et c’est en m’éloignant de l’art classique, que je suis arrivé dans le champs des études photographiques qui promettaient d’être généreux, car même s’il y avait des historiens de la photographie, il y avait finalement peu d’historiens d’art spécialisés dans la photographie en France. J’ai donc avancé sur un territoire qui était en train de se bâtir.

Portrait Michel Poivert © Catherine Peter, 2020

Vous êtes également professeur-chercheur à l’université Panthéon-Sorbonne de Paris, qu’y a t’il important dans la transmission ?

Le paradoxe avec la photographie, c’est qu’elle extrêmement populaire mais qu’elle est enseignée comme une spécialité, souvent à haut niveau, dans les écoles supérieures.
On peut regretter que la photographie ne soit pas plus présente, je me suis d’ailleurs associé à l’Éducation Nationale pour intégrer la photographie au programme des arts plastiques du bac par exemple, mais on ne pourra jamais finalement donner à la photographie sa place et sa force dans le monde de la culture si l’enseignement n’est pas présent dès le plus jeune âge. Il faut espérer que la photographie fasse partie des humanités visuelles.

La représentation de la photographie en exposition telle que l’on a connait habituellement évolue t-elle vers une pratique plus expérimentale ?

L’exposition est un médium en soi, c’est un art de l’espace, un art du regard dans l’espace plus exactement. Au début des années 2000, à l’heure où la photographie documentaire était en pleine expansion, j’avais proposé un contre pied à cette tendance dans une exposition présentée à la galerie Thessa Herold à Paris.
Je me suis toujours intéressé, à travers l’histoire d’avant-garde, à l’expérimentation, pour moi elle fait vraiment partie de l’histoire de l’art. J’ai donc été surpris de voir que cette pratique expérimentale n’était pas vraiment reconnue ou répandue en photographie. Alors que les photographes sont très souvent confrontés à expérimenter le médium lui-même dans la matérialité de sa chimie, ou ne serait-ce que tester de nouveaux supports.
Il ne faut pas oublier que la photographie avant d’être une image, était des procédés qui permettaient de dialoguer avec l’espace, avec la sculpture, avec l’installation, avec parfois le minimalisme de certaines propositions.
Depuis quelques années, le salon a ppr oc he ou la Biennale de l’image Tangible à Paris sont des caisses de résonance de ce courant expérimental, qui aujourd’hui est présent sur le marché et de plus en plus dans les écoles d’art.

La photographie n’a eu de cesse d’évoluer depuis sa création officielle en 1839, quelles sont pour vous les grandes évolutions du médium, ces 30 dernières années ?

Dans sa technique, il faut rappeler que le milieu des années 90 reste véritablement l’instauration et l’institution de la technologie numérique dans tous les médias, pas uniquement la photo. Elle est plus venue bouleverser le rapport au réel que les pratiques en elles-mêmes. L’effet principal de la technologie numérique a surtout permis de démocratiser la production des images. On peut dire qu’avant les années 90, les gens faisaient de la photo, cette pratique requérait malgré tout un peu d’équipements et de connaissances. Avec l’instauration de toute l’industrie numérique à travers les smartphones, la question de la production des images a emporté la question de la production des photographies. On fait tous des images, mais peu font de la photographie. Généralement, les photographes utilisent des équipements qui nécessitent un apprentissage, il y a un généralement une post-production voire un passage au laboratoire, tout cela requiert des savoir-faire, et une culture. Aujourd’hui le grand cap qui a été franchi avec la culture numérique c’est la distinction du monde des images et des photographies. La photographie est un art, une technique, un savoir-faire… elle a une identité extrêmement forte, c’est une sorte de photophilie. Le fait qu’elle apparaisse noyée dans le monde de l’image c’est quelque chose qui la masque dans notre univers mais qui, d’un autre côté, la définit comme quelque chose de très spécifique.

© Isabella Hin / Lauréate de la commande 1er Plan 2020-21 du Collège international de photographie. Exposition sur les Bords de Marne jusqu’en septembre 2022

Cette production d’images – qui se compte au quotidien en milliers de milliards – est-ce d’après vous une tendance qui va s’accentuer, se stabiliser ou s’inverser dans le futur ?

À partir du moment où le régime de gratuité de production des images est instauré, il n’y a aucune raison qu’on ne soit pas dans un phénomène exponentiel. C’est au moment où l’on va mettre un prix derrière chaque saisie d’image, quand on va mesurer le poids de la responsabilité carbone derrière chaque fichier que les choses peuvent changer. Aujourd’hui, on nous donne l’apparence de la gratuité, mais c’est un leurre, rien de tout cela n’est gratuit. Il n’est alors pas impossible qu’on assiste à une prise de conscience que faire une image a un prix, au sens financier, écologique et énergétique et qu’il y ait probablement une réduction de cette production.
En prenant le problème dans l’autre sens, 90% des images qui sont faites aujourd’hui n’existeront plus demain en terme de matérialité puisqu’elles disparaissent dans les mémoires des machines si elles ne trouvent pas une traduction matérielle. Toute l’histoire de la photographie repose sur ces restes (restes de photographies sur verre, de daguerréotypes, reste de photographies instables chimiquement…) Et les musées en regorgent. Qu’adviendra t-il de ceux de la culture numérique ? Il est fort probable qu’ils soient moins nombreux que la culture matérielle.

À l’heure du tout numérique, la pratique analogique n’a pas disparu, les procédés anciens font leur grand retour, pourquoi d’après vous une telle fascination pour la pratique traditionnelle ?

Il y a un phénomène que l’on observe dans la génération des digital natives. Ils sont nés dans la culture numérique, et pour eux, la photographie au sens d’une tradition, relève d’un mystère et d’un ailleurs. Mais surtout, il s’agit de la « vraie » photographie. Et c’est ce qui est passionnant avec la culture numérique, c’est qu’elle fait en sorte – en devenant le standard – que la photographie telle qu’on l’entend traditionnellement est à redécouvrir. Les procédés anténumériques sont des aventures qui permettent de se ressaisir de la question de l’image en ayant le contrôle de ce que l’on produit et en gardant un sentiment de tangibilité, de matérialité de l’image. C’est cette fascination qui réside à la fois dans la redécouverte de pratiques historiques mais aussi dans l’attachement que l’on perçoit dans le traitement des images numériques à savoir tous les filtres de type polaroids, cyanotypes et vintages. Ce goût du vintage d’un côté qui est très populaire et cet intérêt, cette actualisation des procédés historiques, c’est quelque chose qu’il faut penser ensemble et ceux qui nous éclairent le mieux dans ce domaine sont les artistes contemporains. Ils nous montrent aujourd’hui dans les galeries d’art l’intérêt d’utiliser le cyanotype, le ferrotype, le daguerréotype, et bien sûr la photographie argentique, plus connue.
Ces signaux sont tout à fait passionnants. Cette avant-garde artistique va exploser les potentialités plastiques des procédés historiques. Il y a un mouvement fort qui se dessine, probablement du fait que la photographie classique est quelque chose qui est suffisamment loin de nous en terme de standard pour que ça apparaisse comme une alternative aux standards numériques.

C’est l’un des principaux objectifs du Collège International de Photographie de transmettre les savoir-faire traditionnels, de conserver cette photographie classique pour contribuer à la réinventer.

Le projet du Collège est né de cette prise de conscience de cet intérêt pour cette photographie classique et en même temps du risque de perdre les savoir-faire. L’industrie de l’image a proposé à marche forcée le numérique en laissant de côté les procédés analogiques. La première mission du Collège est la préservation d’un patrimoine immatériel que sont les savoir-faire, et la deuxième c’est d’accompagner les artistes contemporains dans leurs recherches expérimentales de production en mettant en rapport un photographe contemporain et un tireur ou un spécialiste des procédés anciens pour dialoguer autour de l’hybridation des techniques à l’échelle numérique. Puis le troisième, c’est de s’ouvrir à un public, où tout un chacun pourra faire de la photographie et découvrir la production matérielle d’une image avec des moyens parfois assez simples. On a donc cette volonté d’associer à la fois un laboratoire de recherche artistique, un atelier de transmission au public et cette idée d’un conservatoire des pratiques et des savoir-faire.

© Bernard Plossu / Lauréat du Prix du tirage Collection Florence & Damien Bachelot 2021

Deux ans de crise sanitaire nous ont davantage sensibilisés à une démarche éco-responsable : des photographes qui partent à l’autre bout du monde, des millions de fichiers numériques qui transitent chaque jour… Le futur ne va t-il pas contribuer à une meilleure pratique éco-responsable ?

On peut l’espérer. C’est moins la question de la circulation des reporters dans le monde qui peut créer un choc de responsabilité que le fait de surproduire. En amenant l’apparence de gratuité de la production des images, la culture numérique provoque une surproduction alors qu’on ne publie pas plus de photographies dans les journaux, c’est sans doute l’inverse d’ailleurs. Il faut se poser la question de ce poids écologique de tous ces fichiers qui sont conservés à grand renfort d’énergie dans des réserves de stockages numériques. Peut-être que le photographe professionnel doit réapprendre à faire moins d’images. Bénéficier du numérique pour les transmettre le plus vite possible au plus grand nombre, mais peut-être en faire moins. Donc il y a cette idée de ralentir, on parle de « slow photo », pour ralentir l’acte photographique pour l’ajuster à nos exigences éthiques et écologiques.

Les NFT permettent les certifications et la vente d’œuvre artistiques. Les prix s’envolent dans les salles de vente. Cette technologie apporte t-elle un vrai intérêt à la photographie ou cela reste-il plus spéculatif ?

Autant que je puisse comprendre ce dispositif, pour moi, les NFT sont apparus très pertinents sur la question de l’authentification des créations immatérielles. On peut se demander comment un marché peu naître sans authentification ni certification du caractère unique ou même multiple comme de tradition en photographie. C’est pour moi le réel intérêt des NFT. Cela peut constituer une forme d’assurance pour que le marché de l’art puisse s’approprier ce type de création. C’est la partie la plus classique de la création de la valeur, l’autre partie s’agit en effet plus de spéculer avec une monnaie alternative, on a l’impression que c’est avant tout la construction d’un marché en soi.

Les NFT permettent également l’authentification et certification d’œuvres physiques par système de puces reliées à la blockchain, pensez-vous que cela va rassurer les collectionneurs ?

On peut l’imaginer. Les collectionneurs d’aujourd’hui vont être de plus en plus des digital natives donc ils vont avoir des réflexes d’authentification de ce type. Pendant très longtemps l’authentification se faisait par l’expertise d’un savant assermenté qui avait une éducation et une connaissance. Aujourd’hui on peut résoudre la question de l’authentification à son origine par cette technologie, il y a de fortes chances pour que cela fonctionne, mais tout système peut être dévoyé, il est fragile donc plus on croise l’expertise mieux c’est. L’oeil et la connaissance reste à mon avis, fondamental.

On parle même de se passer des « intermédiaires » comme les galeristes, qu’en pensez-vous ? N’était-ce pas ce qu’on disait au début d’internet ?

Avec les technologies de démocratisation, on a toujours la sensation que l’on peut vivre sans intermédiaire. Le rôle des galeries s’inscrit dans un rôle de professionnalisation de la création, le rôle du galeriste est de constituer, dans la durée, une famille de collectionneurs autour d’un artiste. Vendre ce n’est pas uniquement l’acte de vente, c’est donner de la valeur et du sens à des œuvres au regard de collectionneurs potentiels. Je ne vois pas comment une œuvre peut aller rencontrer un collectionneur avec cette technologie.

Le rapport Racine publié il y a 2 ans a fait un état des lieux inquiétant concernant le métier de photographe en pointant les inégalités et la précarité, comment envisagez le statut de photographe professionnel dans l’avenir ?

Moi ce qui m’étonne toujours c’est la diversité des statuts et parfois même des non-statuts. Les photographes peuvent être salariés pigistes pour les journaux, d’autres sont à la Maison des artistes pour reconnaître leur statut de créateurs plasticiens, tandis que d’autres sont à l’Urssaf parce qu’ils font valoir leurs droits d’auteurs… Finalement, ces statuts – sauf celui de salarié – ne donnent droit à aucune sécurisation du parcours professionnel. Cette instabilité et fragilité professionnelle pourrait être résolue par l’indexation d’un seul et même statut de photographe sur celle des intermittents du spectacle par exemple.
Cette fragilité est inscrite dans le fait que la photographie n’a pas su se constituer en une industrie culturelle à la différence des arts du spectacle ou du cinéma, qui ont leur propre système de financement, de distribution… La photographie est restée très souvent un métier d’artisan, d’indépendant ou d’auteurs et si les agences de photographes ont été au XXe siècle le critère de professionnalisation des photographes, elles sont insuffisantes aujourd’hui et ne répondent plus complètement à ce qui était avant un métier de la presse et de l’information, et qui aujourd’hui s’est ouvert à d’autres horizons.

Ces dernières années, les associations et collectifs ont sensibilisé la profession et le public au manque de visibilité des femmes photographes et militent pour plus d’inclusivité, et de diversité. Est-ce que leur représentation a changé et comment pensez-vous qu’elle va évoluer ?

Oui elle a changé ! Depuis peu, mais elle a changé ! En tant qu’historien de la photographie, j’ai beaucoup œuvré pour que mes élèves étudient l’œuvre des femmes photographes. Les expositions, les éditions et la recherche ont beaucoup avancé pour ce travail de rattrapage historique. C’est en bonne voie. Sur le contemporain, l’enjeu est peut-être moins flagrant puisque la scène contemporaine donne à voir beaucoup d’artistes femmes aujourd’hui et que le phénomène d’inégalité a tendance à se gommer par une évolution générale de la société, mais il faut rester vigilant.
Pour moi, lorsqu’on programme ou on édite de la photographie, intégrer cette parité doit devenir un reflexe.
Cette question anglosaxone de la place des femmes et des minorités est aujourd’hui instituée. En France et en Europe, nous n’en sommes pas encore là, mais le soucis d’inclusivité fait partie du débat et d’une certaine manière, de modernité.

Quels sont les principaux défis auxquels les spécialistes font aujourd’hui face ?

La grande difficulté par rapport à la génération qui nous a précédé est celle de rester ouvert à des pratiques d’une grande diversité. Il y a 30 ans, quand on étudiait la photographie, il y avait des catégories de pratiques dont on ne parlait pas ou très peu, de la valeur patrimoniale de la photographie vernaculaire par exemple, ou d’expérimentations.
Etre un spécialiste de la photographie est être un généraliste de la photographie. Je milite beaucoup pour cette culture permanente, je travaille aussi bien sur un photographe de guerre que sur un expérimentateur. La photographie est devenue un champs riche et large, on ne peut pas s’intéresser à tout, mais il faut concevoir ce champ photographique comme étant ouvert. Je conseille souvent aux étudiants qui veulent étudier l’histoire de la photographie, qu’ils ne se spécialisent pas. Ils vont devenir en réalité des généralistes. Je pense que l’un des grands défis dans le savoir photographique, c’est sa capacité à se penser comme généraliste et non plus comme spécialiste.

En 2019, vous avez publié aux éditions Textuel « 50 ans de photographie française » – Comment imagineriez-vous les 50 prochaines années ?
Le futur va beaucoup dépendre du régime technologique des images. Est-ce que la photographie va vivre une sorte de renaissance avec une vraie inscription des savoir-faire dans un domaine de la création et de la connaissance ? La matérialité de la photographie va t-elle encore répondre à nos sensibilités ?

C’est un peu l’enjeu, ce que l’on voit se dessiner dans les écoles d’art, c’est que la photographie fait partie indéniablement des questionnements et possibles d’une recherche plastique. Il y a donc de fortes chances pour que les métiers et les expérimentations photographiques restent importants dans notre culture.
Sur la question des métiers, c’est plus difficile, cela va dépendre de la relation que nous allons avoir aux images dans les décennies à venir. Est-ce que le terme même de photographie voudra dire la même chose dans 50 ans qu’aujourd’hui ? Il est sûr qu’il y aura des mutations. Est-ce que la photographie sera définitivement intégrée au domaine des médias ou préservera t-elle une singularité ? C’est tout l’enjeu.

INFORMATIONS PRATIQUES
Colloque  » Où va le tirage ?  » (II)
Responsables scientifiques : Linda Garcia d’Ornano et Michel Poivert
Jeudi 30 Juin 2022 de 9h à 18h
Inha – Salle Walter Benjamin
6 rue des Petits-Champs
75002 Paris
Informations / contact : lindagdornano@gmail.com
Consulter le Programme

mer01jui9 h 00 minven08jul(jul 8)23 h 59 minPrix du tirage Collection Florence & Damien Bachelot 2022

Cet entretien a été réalisé et publié dans le cadre du numéro #348 de Réponses Photo.

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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