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Le Pavillon Populaire de Montpellier organise la première rétrospective de photographie française des années 70 et 80. Gilles Mora, maître des lieux, a confié le commissariat de cette exposition « Métamorphose, la photographie en France 1968 – 1989 » à Michel Poivert accompagné d’Anna Grumbach, co-commissaire. Dans cet entretien, l’historien revient sur les débuts de cette aventure qui donne à voir les mutations du medium à travers une pratique française. L’exposition est à voir jusqu’au 15 janvier prochain.

Quelle est la genèse de cette exposition et pourquoi avoir choisi cette période précise 1968-1989 ?

La genèse de ce projet d’exposition c’est bien entendu le livre que j’ai publié fin 2019 aux éditions Textuel « 50 ans de photographie française, de 1970 à nos jours ». C’est à la suite de sa publication que Gilles Mora m’a contacté. À cette époque-là, il n’y avait pas eu de projet d’exposition autour de l’ouvrage. Cependant, il nous semblait difficile d’aborder 50 ans de photographie en une seule et unique exposition. Nous avons donc réfléchi à construire cette exposition sur une première partie historique qui est donc 1968-1989. L’idée était de trouver deux dates qui étaient extrêmement fortes d’un point de vue de l’histoire générale et qui étaient de vrais marqueurs pour l’histoire de la photographie. En 1968, la photographie a vécu des moments importants dans le monde, bien sûr en France avec Mai 68, mais c’est aussi la génération qui a crée les nouvelles agences. Enfin, 1989, c’est à la fois la chute du mur de Berlin, mais aussi la célébration des 150 ans de la photographie. Ces deux terminus, comme on dit en histoire, étaient donc parfaitement justifiés. Sur le fond, le fait de traiter cette génération des années 70/80, et c’est ce qui est le plus intéressant me semble t-il, est que l’on apporte une autre lecture, car c’est à ce moment-là que les choses se sont jouées et qu’il y a eu des transformations profondes, à la fois dans la manière de faire la photographie, dans la manière de la concevoir mais aussi sur ses acteurs et son économie. Et c’était ça qui était le plus intéressant à donner à voir, puisqu’à partir de la fin des années 80, on est dans une photographie qui rentre au Musée d’art contemporain et qui, d’une certaine manière, est institutionnalisée et légitimée. Alors que tout cette période qui a précédé est le moment où tout s’essaye et tout se transforme. D’où l’idée, du titre de l’exposition : « Métamorphose ».

Claude Batho, L’éponge et son image, 1980
Photographie noir et blanc, 30,2 x 21,6 cm / 40,4 x 30,3 cm,
Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI
© John Batho
Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI /
Audrey Laurans / Dist. RMN-GP

Quel est, aujourd’hui, l’héritage de cette période qui a marqué le début de la photographie d’auteur ?

Il est important de préciser que la majeure partie des photographes exposés sont encore vivants et actifs, mais on peut en effet parler d’héritage dans le sens où il s’est passé quelque chose qui a perduré dans le temps, et aujourd’hui cette notion d’auteurs, de créateurs voire d’artistes, existe. Tous les ponts qui se sont créés entre le monde du reportage et celui de la création plasticienne, ou même les changements de statuts, sont devenus une évidence. Aujourd’hui, plus personne ne se choquera de voir une exposition en grand format de Guillaume Herbaut sur l’Ukraine. Ces images ne sont plus seulement destinées à la presse. Pour moi, l’héritage c’est qu’il n’y a plus de hiérarchie de valeurs entre les différentes applications de la photographie, et que finalement on peut reconnaître aujourd’hui de la créativité dans différents domaines. Et c’est essentiel de le montrer, parce que les cloisons qui séparaient les différentes pratiques ont été brisées. Et je pense que la grande métamorphose n’est pas simplement formelle, c’est qu’il y a de la pensée et de la création en photographie à peu près dans tous les champs.

Bernard Plossu, Françoise et Joaquim, 1987
Epreuve gélatino-argentique, 24 x 30 cm, Paris, Centre Pompidou – Musée
national d’art moderne – Centre de création industrielle
© Bernard Plossu / Signatures
Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI / Dist. RMN-Grand
Palais / image Centre Pompidou, MNAC-CCI

Est ce qu’il y a une singularité de la photographie française ?

Moi je ressens cette singularité, mais elle n’est pas toujours facile à démontrer. Je dirais que la photographie française dans sa diversité, est une photographie qui est assez marquée par la littérature et la philosophie. Alors, je sais que ce n’est pas un terme très apprécié, mais je trouve que c’est une photographie assez intellectuelle. Un peu comme chez les cinéastes d’auteur ou dans la littérature de la même époque, où on aime bien réfléchir à ce que l’on fait, on recherche de nouvelles voies et on ne se conforme pas au genre. Les photographes de cette génération sont des gens extrêmement cultivés, ils sont souvent politisés, ils connaissent bien la géopolitique, circulent dans le monde et ils sont en fait assez anticonformistes. Et cette photographie, elle est assez anticonformiste, finalement. C’est pour cette raison que souvent, on a un peu du mal à l’étiquetter d’un style ou d’une école française à cause de sa diversité de formes et d’attitudes. Par contre, tous ceux que j’ai rencontrés et tous les morts sur lesquels j’ai pu travailler, m’ont toujours épatés par leur conscience critique et politique et leurs armes intellectuelles. Et c’est vrai qu’on a une photographie qui est assez peu instinctive et distanciée. Personnellement, je l’aime comme ça. Pour moi, il y a même une sensualité de cette pensée.

Comment hiérarchisez-vous le propos de cette exposition ?

C’est une exposition polyphonique. Il était important qu’elle ne soit pas chronologique, nous l’avons ordonnée par thématique. Ce n’est pas une exposition-critique, il n’y a donc pas de hiérarchie. Nous avons essayé de donner à voir à travers différents axes et différents domaines, comment se joue cette métamorphose. J’ai mis beaucoup de temps à élaborer ces thèmes, même si certains étaient déjà présents dans le livre, il a fallu traduire l’ensemble en six entrées pour offrir un véritable dialogue.

Pierre de Fenoÿl, Tarn, série « Campagnes du Sud Ouest » (mission DATAR), 1985
Tirage argentique noir et blanc, 30,8 × 47 cm, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art
moderne – Centre de création industrielle
© Pierre de Fenoÿl / In-actua
Crédit photographique : Centre Pompidou, MNAM-CCI / Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat

Est-ce difficile d’exposer la photographie française ?

Je pense que statistiquement on montre les photographes français en France et ce, depuis très longtemps. On a beaucoup de photographes et on a beaucoup d’institutions. En revanche, ce qui est sûr et certain c’est qu’on ne représente pas la photographie française, c’est à dire qu’on montre les photographes, mais on ne montre jamais les photographes français ensemble. Et c’est je pense ce point spécifique qui a intéressé Gilles Mora dans cette exposition. Quitte d’ailleurs à bousculer complètement les hiérarchies pour créer des dialogues entre les photographes. On se rendra compte de ce qu’est la photographie française à partir du moment où l’on réunira les photographes de différentes générations et de styles différents. Par exemple, faire dialoguer Raymond Depardon avec Bernard Plossu, qui pour moi, sont deux grands photographes français historiques en termes de longévité et de présence dans le champ. C’est aberrant qu’il n’y ait jamais eu d’exposition où on les présente ensemble ! Ils ont deux parcours de vie absolument fascinants et ils ont tous les deux inventé des modes d’écriture photographiques. Ce qui est sûr, c’est qu’on aurait dû faire une exposition sur la photographie française il y a 25 ans, au moment où on avait les trois générations vivants ensemble. Les images parlent, elles dialoguent ensemble, on voit les sensibilités et les différences. Faisons enfin dialoguer les photographes français. Pour conclure, ce qui manque, ce n’est pas montrer les photographes français c’est de les montrer ensemble. Parce qu’il y a besoin d’un regard sur cette scène-là. Ce qui est curieux, c’est qu’on me pose cette question à l’étranger : pourquoi n’expose t-on pas la photographie française ? Il y a une sorte d’angoisse injustifiée de penser que la photographie française ne s’exporte pas. Et on découvrira dans quelques temps que finalement elle est désirée, mais qu’il ne s’agit pas uniquement d’exporter un ou deux grands photographes, il faut la montrer dans son ensemble.

Florence Chevallier, in Noir Limite, série Corps à
Corps,1987, Tirages barytés noir et blanc au gélatinobromure,
tirage de Florence Chevallier, 35 x 53 cm,
Collection de l’artiste
© Florence Chevallier / Adagp, Paris, 2022

Pour une visibilité de la photographie française

Le CLAP, comité de liaison et d’action pour la Photographie – qui réunit plusieurs agences et collectifs – a publié en 2020, une étude quantitative sur la représentation de la photographie française en France sur la période 2015-2020.
L’étude pointe alors la faible représentation des photographes français au sein de ses principales institutions. À Paris, le Jeu de Paume ne consacre qu’un quart de sa programmation aux photographes français, la MEP, quant à elle enregistre une baisse drastique des photographes français exposés sur ses cimaises depuis l’arrivée de Simon Baker en 2018. Le taux étant en 2020 à 44,17% selon l’étude.Depuis, la moyenne chute à 14,29% et 22,73% pour l’année 2021 et 2022, respectivement. En région, les expositions des photographes français ou vivants en France sont représentés en moyenne à 65% sur les différents centres d’arts. Le Centre photographique Rouen Normandie et le Pavillon Populaire à Montpellier sont respectivement à 23% et 18%. Du côté des principales manifestations comme les festivals, les Rencontres d’Arles et Visa pour l’image font figure de mauvais élèves avec des moyennes à 37 et 28%.
C’est ainsi que l’une des mesures du rapport Franceschini du Ministère de la Culture demande le renforcement de la visibilité de la création photographique, en développant la présence de la scène française sur le territoire et à l’étranger.
http://www.leclap.org

INFORMATIONS PRATIQUES

sam29oct(oct 29)10 h 00 min2023dim15jan(jan 15)18 h 00 minMétamorphose. La photographie en France, 1968-1989Exposition collectivePavillon Populaire // Espace d'art photographique de la Ville de Montpellier, Esplanade Charles de Gaulle, 34000 Montpellier


Voir la programmation du Pavillon Populaire

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Cet entretien a été réalisé et publié dans le cadre du numéro #354 de Réponses Photo.

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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