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Partager Partager Temps de lecture estimé : 38minsHier soir, lors de la soirée de projection au Théâtre Antique organisée dans le cadre de la semaine d’ouverture des Rencontres d’Arles, Isabelle von Ribbentrop, directrice exécutive du Prix Pictet, a annoncé les 12 photographes finalistes en lice pour remporter cette 10ème édition sur le thème de l’Humain. Le nom du ou de la photographe qui succèdera à Sally Mann, primée en 2021, sera révélé le 28 septembre à l’occasion du vernissage inaugurale de l’exposition des finalistes au Victoria and Albert Museum, à Londres. Découvrez dès à présent les photographes finalistes. Ce prix international de photographie a été créé en 2008 par le groupe bancaire Pictet et est axé sur le développement durable. Tous les deux ans, il récompense le travail d’un·e photographe avec une dotation de 100 000 francs suisses (soit 91 000 euros). Chaque édition est l’occasion d’ouvrir à la réflexion et au débat en matière de développement durable sur une thématique précise. Pour cette dixième édition anniversaire, c’est l’Humain qui est au cœur de toutes les attentions. Le jury présidé par Sir David King, Fondateur et président de Climate Crisis Advisory Group (Groupe consultatif sur la crise climatique) a choisi les douze photographes finalistes originaires de 11 pays différents. Ce thème permet aux photographes de mettre en lumière des questions cruciales concernant notre planète et ses habitants. Des injustices sociales aux crises environnementales, l’exploration de la condition humaine peut constituer un outil puissant de sensibilisation et d’incitation au changement. Ainsi, les 12 séries sélectionnées permettent d’explorer le sort des peuples indigènes, les conflits, l’enfance, l’effondrement des processus économiques, les traces de l’occupation humaine, la violence des gangs, les terres frontières, aux confins des Etats et les mouvements migratoires. Hoda Afshar Iran Speak the Wind Hoda AfsharUntitled #12015–20Courtesy the artist and Milani Gallery, Brisbane Dans les îles du détroit d’Ormuz au large de la côte méridionale de l’Iran, une culture locale singulière a émergé à la suite de plusieurs siècles d’échanges culturels et économiques, dont les traces sont visibles non seulement sur le plan matériel, mais aussi dans les coutumes et les croyances des habitants. Au cœur de ces pratiques se trouve la croyance à l’existence de vents – généralement considérés comme néfastes – qui peuvent posséder une personne et la rendre malade, ainsi qu’une pratique rituelle pour y remédier impliquant de l’encens, de la musique et des mouvements, au cours de laquelle un chef de culte de père en fils communique avec le vent par l’intermédiaire du patient atteint, dans l’une des nombreuses langues locales ou étrangères, afin de retarder son départ. Les plus grandes croyances à l’égard de ces vents imprègnent la culture, mais sont rarement ouvertement abordées, que ce soit par méfiance ou par croyance dans le pouvoir du langage à concrétiser l’invisible. Bien que leur origine exacte ne soit pas clairement établie, l’existence de croyances et de pratiques similaires dans de nombreux pays africains suggère que le culte a pu être amené dans le sud de l’Iran via l’Afrique du SudEst, par le biais de la traite arabe des esclaves, un récit qui coïncide avec celui de nombreuses populations locales, qui soutiennent que les vents viennent d’Ethiopie. Pour les habitants comme pour les visiteurs, ces croyances résonnent avec le paysage surréaliste des îles: des vallées étranges et des montagnes ressemblant à des statues, lentement sculptées par le vent au cours de plusieurs millénaires. Le projet que j’ai commencé en 2015 décrit l’histoire de ces vents et les traces visibles qu’ils ont laissées sur ces îles et leurs habitants – un témoignage visible de l’invisible vu au travers de l’œil de l’imagination. Hoda Afshar travaille à l’intersection de la création d’images conceptuelles, d’images mises en scène et d’images documentaires, en explorant la représentation du genre, de la marginalité et du déplacement. Elle a commencé sa carrière de photographe en 2005 et a obtenu l’année suivante une licence en arts appliqués et en photographie à l’université Azad d’art et d’architecture de Téhéran. Elle a déménagé en Australie en 2007 et a obtenu un doctorat en arts créatifs à l’Université Curtin de Perth, en 2019. Gera Artemova Ukraine War Diary Gera ArtemovaLeft: Fragment of a Fresco from Saint Sophia Cathedral (11th Century), KyivRight: Hand of My Son Mykhail, Vyhraiv Village, Cherkasy Oblast2022 Je me suis réveillée dans mon appartement de Kiev au petit matin du 24 février 2022 au son des explosions, et j’ai immédiatement compris qu’une invasion russe à grande échelle avait commencé en Ukraine. Le lendemain, toute la famille a déménagé dans une maison appartenant à notre famille dans le village de Vyhraiv, dans la région de Tcherkassy, à 130 km de Kiev. Après trois mois d’exil, nous sommes revenus à la capitale à la fin du mois de mai 2022 et avons décidé d’y rester. J’ai commencé mon journal visuel le premier matin, dès que j’ai pu me remettre du choc initial. Je raconte ma propre vie et celle de ma famille, et je décris notre environnement plus large. Ce sont les sujets que j’ai traités pour créer War Diary. La série n’a pas de chronologie stricte: dans les diptyques, des clichés de la période d’évacuation peuvent figurer à côté de photos que j’ai prises après mon retour à Kiev. L’idée principale est la connexion interne qui lie ces clichés, qui devient une métaphore. War Diary ne traite pas particulièrement d’événements extérieurs, mais plutôt des états d’âme et des émotions humaines en temps de guerre. Les images sont de nature descriptive, mais elles revêtent en même temps une signification symbolique. War Diary traite également de la valeur de la vie et des efforts déployés pour trouver des bribes de normalité dans des circonstances tout à fait anormales. Il ne s’agit pas seulement d’essayer de survivre et de protéger ses proches, mais aussi de préserver son âme en tant qu’être humain. Après avoir commencé sa carrière en tant que conceptrice graphique et directrice artistique, Gera Artemova s’est tournée vers la photographie à partir de 2008. De 2011 à 2014, son travail a principalement été axé sur les photos documentaires, avant qu’elle n’entame des projets conceptuels et artistiques après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, alors qu’elle cherchait un nouveau langage pour appréhender les événements et exprimer ses sentiments. Ragnar Axelsson Islande Where the World Is Melting Ragnar AxelssonKötlujökull Glacier, Iceland2016Courtesy the artist and Qerndu, Reykjavik Dans les régions de l’Arctique, le rythme des changements est plus soutenu que nulle part ailleurs sur Terre. Where the World Is Melting consiste à témoigner de la vie des habitants qui y vivent. La banquise et les glaciers fondent rapidement et les petits villages de chasseurs sont abandonnés car les terrains de chasse des Inuits ne sont plus viables. Une tradition millénaire de communautés de chasseurs est en train de disparaître. Il est essentiel de recueillir des informations sur leur mode de vie pour que le monde entier puisse en prendre connaissance. C’est une vie que la plupart des gens ne connaissent pas. Les générations futures qui habiteront l’Arctique seront confrontées à une réalité bien différente. Cette série est le fruit de plus de quatre décennies de travail et d’expérience. Quand j’étais jeune, je lisais les histoires des grands explorateurs de l’Arctique et leurs aventures dans les endroits les plus reculés de notre planète. Ça m’a ouvert les yeux, car je me suis rendu compte que ces aventuriers luttaient pour rester en vie en affrontant des tempêtes impitoyables et un froid extrême. Ils se déplaçaient en traîneaux tirés par des chiens et vivaient dans des tentes et des igloos. Leurs voyages dans l’Arctique prenaient des années, et ces courageux aventuriers n’en sont pas tous revenus. Leur passion était d’explorer l’inconnu et d’en rapporter des connaissances à partager avec le reste du monde. La plupart des explorateurs avaient le soutien des populations locales, qui vivaient aux confins du monde et savaient comment résister au grand froid. Ces histoires sont restées gravées dans ma mémoire. Le temps est passé, et les choses ont changé: la banquise n’est plus épaisse et solide comme elle l’était à l’époque. Après avoir accompagné les chasseurs de l’Arctique pendant près de 40 ans, assisté aux changements de la banquise du Groenland et perçu les inquiétudes d’amis et de chasseurs quant à leur avenir, il est impossible de les ignorer. Ils n’ont aucun doute sur le fait qu’il se passe bien quelque chose. En passant devant une maison à Thule il y a une trentaine d’années, un vieux chasseur avait dit: «Il y a quelque chose qui ne va pas. Ça ne devrait pas être comme ça. La banquise est malade.» A l’époque, j’ai commencé à voir les choses différemment. J’ai eu très tôt le sentiment, en voyageant dans l’Arctique, qu’il fallait que je documente et que je photographie cette région pour que le monde entier la voie et qu’elle soit préservée pour l’histoire. Les glaciers d’Islande fondent et se retirent, la toundra sibérienne dégèle et les incendies de forêt font rage. Il y en a des signes un peu partout. Il a déjà fait plus chaud sur la planète, et il a déjà fait plus froid. Historiquement, on sait que les glaciers ont déjà été plus petits, mais aussi plus grands. Mais la Terre est maintenant en phase de réchauffement, et les scientifiques nous mettent en garde. Il n’y a aucune raison de les ignorer. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, et les gens qui vivent dans l’Arctique doivent garder cet espoir tout autant que le reste du monde. Il y a aussi des opportunités. Il y a des solutions. Nous ne devons pas l’oublier. Depuis plus de quarante ans, Ragnar Axelsson, aussi connu sous le nom de Rax, photographie les gens, les animaux et les paysages des régions les plus reculées de l’Arctique, notamment en Islande, en Sibérie et au Groenland. Il s’efforce de décrire la façon dont les relations des êtres humains avec leur environnement extrême sont en train d’être profondément modifiées par le changement climatique. Il a été photojournaliste au Morgunbladid, le plus grand journal islandais (1976-2020), et a travaillé à des missions en freelance en Lettonie, en Lituanie, au Mozambique, en Afrique du Sud, en Chine et en Ukraine. Alessandro Cinque Italie/Pérou Peru, a Toxic State Alessandro CinqueBefore mining arrived in Ayaviri, Puno region, local people sold their cheese and milk all over Peru. Due to water pollution and drought, cows’ milk declined in quantity and quality, and the produce is increasingly difficult to sell.2017 Ma série est un voyage de six ans pendant lequel j’ai parcouru 20 000 km et visité 35 communautés minières, décrivant la difficile coexistence entre le peuple indigène quechua, sa terre et l’industrie minière. Par le prisme des nouvelles et des anciennes mines, j’explore le néolibéralisme et le néocolonialisme, en montrant la rupture de la relation humaine avec la nature et le manque de respect des droits humains dans la campagne péruvienne.Tout a commencé en 2017, lors d’un voyage professionnel dans la Vallée sacrée des Incas, dans les Andes, au cours duquel j’ai rencontré une femme de 53 ans qui m’a raconté avoir développé un cancer de l’estomac à cause de la contamination de l’eau dans son village. Quand j’avais 10 ans, je vivais dans une ville en Italie où l’eau était aussi très polluée, et ma mère a été emportée par le même cancer. Cela m’a permis d’établir un lien immédiat et profond avec l’histoire de cette femme et, depuis ce jour, je n’ai jamais cessé de m’y intéresser. Les communautés quechuas situées à proximité du corridor minier péruvien ont enduré des siècles de discrimination, de pollution et de stagnation économique, malgré les richesses minérales qui les entourent et qui sont enfouies dans la beauté des Andes. Le pays est le deuxième producteur mondial de cuivre, le troisième producteur d’argent et dispose de ressources aurifères importantes. Mais sous le soleil écrasant, l’opulence métallique côtoie une pauvreté abjecte. Aujourd’hui, les Andes abritent toujours les communautés indigènes les plus pauvres du pays, les Quechuas, dont les richesses ont été jadis pillées par les Espagnols et sont aujourd’hui exploitées par des multinationales. Et la fin du contrôle colonial a ouvert la porte à un nouveau problème: le néolibéralisme. Soutenues par les politiques économiques libérales de l’Etat, les multinationales ont parcouru les Andes à la recherche de métaux. Le coût en a été payé par la santé des indigènes péruviens, dont les sources ont été soit détournées pour l’exploitation minière, soit polluées par cette dernière. Beaucoup d’entre eux ont des métaux lourds dans le sang, ce qui provoque des anémies, des maladies respiratoires et cardiovasculaires, des cancers et des malformations congénitales. L’exploitation minière a également détruit leurs richesses en créant des champs aux terres mortes et en tuant le bétail, moteur de l’économie locale. L’exploitation minière a bouleversé la relation des populations avec le territoire, entraînant la disparition progressive du folklore et de l’identité des Andes. Les Quechuas ont un lien privilégié avec la terre et se consacrent à l’agriculture avec une attention particulière, comme en témoigne leur danse rituelle en l’honneur de la déesse Pachamama – Madre Tierra, la mère de la Terre – priant pour la pluie et une bonne récolte. La présence de sociétés minières ne dévaste pas seulement la terre avec des métaux toxiques, elle déséquilibre également la relation des populations andines avec Pachamama. J’ai récemment étendu mon projet à l’Equateur et à la Bolivie et, au Pérou, j’ai commencé à publier un fanzine que je distribue aux communautés que je visite. Quand les entreprises commencent à explorer de nouveaux territoires, les peuples autochtones et leurs dirigeants ne savent pas à quoi ils s’exposent. Ce fanzine a pour but de contribuer à rétablir un sentiment d’appartenance parmi les personnes subissant les conséquences de l’exploitation minière. Il vise à sensibiliser et à favoriser le dialogue sur l’exploitation minière durable, tout en informant les paysans des autres communautés rurales qui cohabitent avec les sociétés minières. Alessandro Cinque est un photojournaliste qui étudie les problèmes environnementaux et sociopolitiques en Amérique latine, en particulier les effets dévastateurs de l’exploitation minière sur les communautés indigènes quechuas et sur leurs territoires. Pendant son enfance en Italie, essentiellement passée à Florence, Cinque a été inspiré par son père, un photographe de mariage admirant les grandes icônes de la photographie classique de l’agence Magnum des années 1990. En 2019, après avoir étudié au Centre international de photographie de New York, Cinque s’est installé à Lima pour approfondir son travail de longue haleine et le plonger dans la culture et la société péruviennes. La même année, il a commencé à travailler comme pigiste pour Reuters, couvrant l’ensemble de la région andine. En janvier 2023, il a publié son premier fanzine, qui retrace le travail qu’il a effectué sur les Quechuas au cours des six dernières années. Siân Davey Royaume-Uni The Garden Siân DaveyLila2022 «Il n’y a pas de secrets dans cette maison, vous entendez? Là où il y a un secret, dit-elle, il y a de la honte, et la honte est quelque chose dont nous pouvons nous passer.» Foster, de Claire Keegan. «Pourquoi ne remplirions-nous pas notre jardin de fleurs sauvages et d’abeilles, et les personnes rencontrées audessus du mur du jardin – nous les inviterons à entrer pour que tu les prennes en photo?». C’est ce qu’a proposé mon fils Luke dans la cuisine, pendant l’hiver 2021, notre jardin ayant été laissé à l’abandon depuis au moins dix ans. J’étais assise à table, je gérais une famille en pleine crise. Il s’en est suivi un pèlerinage: un acte continu pour cultiver un espace fondé sur l’amour, une offrande vénérable à l’humanité. C’est ce qui a donné naissance à la série de photos intitulée The Garden. Notre maison se situe dans le domaine de Dartington Hall – une terre d’écologie, de spiritualité et de justice sociale. Ses douces collines, sa rivière profonde attirent des artistes, des philosophes et des militants depuis le début du XXe siècle. The Garden incarne les valeurs inspirées par cet esprit. Cela m’a révélé que nous avions tout ce dont nous avions besoin pour être créatifs près de chez nous. Une plaque apposée sur le mur de Dartington Hall par Rabindranath Tagore, poète et écrivain bengali, porte l’inscription suivante: «Ici s’étend la mer, et ici même se trouve l’autre rive, qui attend d’être atteinte. Oui, c’est ici que se trouve le présent perpétuel – ni lointain, ni ailleurs.» Le projet a commencé pendant une période d’incertitude et d’anxiété profondes, où les gens étaient confinés chez eux, confrontés à eux-mêmes et se tournaient vers la nature pour y trouver refuge. Ce changement de paradigme dans la conscience a entraîné de profonds changements sur le plan personnel. Les gens ont réfléchi à qu’ils étaient et à ce qu’ils étaient devenus. Même en période de crise collective, de croissance économique sans fin, de dégradation des ressources naturelles et de combats, The Garden nous rappelle que la nature ne peut qu’être belle. Après l’annonce de Luke, nous avons travaillé d’arrache-pied pour débroussailler notre jardin, négligé depuis si longtemps. Nous avons effectué des recherches sur les fleurs endémiques, le sol et la biodiversité. Nous nous sommes procuré des graines locales bio et nous les avons semées en respectant les phases de la lune. Nous avons fait quelques prières. Nous avons invité les pollinisateurs et les esprits de la nature. Luke et moi avons partagé sans cesse nos rêves, nos idées, nos visions. Nous avons fait appel à nos ancêtres pour renforcer notre vision. Nous avons recueilli les récits des personnes que nous avions rencontrées au-dessus du mur de notre jardin, qui s’est transformé en un espace intime et propice aux confessions. Nous avons ensuite observé les fleurs qui apparaissaient silencieusement partout: molène, reine des prés, carotte sauvage, tournesol et des milliers de coquelicots et de bleuets. Nous avons construit des structures pour que les courges, les potirons et les pois de senteur puissent y grimper. A mesure que les fleurs s’ouvraient, elles attiraient le voisinage – les mères et leurs filles, les grands-parents, les solitaires, les marginaux, les adolescents, les amoureux, les cœurs brisés, ceux qui avaient passé leur vie à dissimuler leur honte. Tous se sont retrouvés dans The Garden, devenant ainsi créateurs et acteurs à parts égales. Au fur et à mesure de son évolution, The Garden est devenu une expression de joie, d’interconnexion, d’aspiration, de sensualité et de défi. C’est devenu une métaphore pour le cœur humain. The Garden nous montre que nous sommes plus que nos souffrances; nous ne sommes pas séparés de la nature ni les uns des autres – nous sommes tous interconnectés du simple fait d’être des humains. Tout le monde a sa place dans notre jardin. Je suis The Garden. Ceux qui entrent dans le jardin sont The Garden. Sans distinction. Siân Davey est une photographe ayant une formation en arts plastiques et en politique sociale. Elle a travaillé pendant quinze ans en tant que psychothérapeute bouddhiste humaniste. Après avoir admiré la rétrospective de Louise Bourgeois à la Tate Modern, à Londres, en 2007, elle a eu envie de transposer son histoire personnelle, notamment son enfance marquée par la pauvreté et l’absence de soin, dans une œuvre créative. En 2011, elle s’est tournée vers la photographie. En 2012, Davey a obtenu un master en photographie de l’Université de Plymouth et un MFA l’année suivante. Gauri Gill Inde Notes from the Desert Gauri GillJannat, Barmer1999– ongoingCourtesy the artist and James Cohan, New York En avril 1999, j’ai entrepris de photographier les écoles de village du Rajasthan. Quelques mois auparavant, j’avais vu une petite fille battue par son professeur et j’en avais gardé un mauvais souvenir. De retour à Delhi, j’ai proposé à l’hebdomadaire politique où je travaillais un article sur ce que c’était que d’être une fille dans une école de village, mais on m’a répondu que mon idée n’avait pas de «point d’ancrage» ou de sujet auquel les lecteurs urbains pourraient s’identifier. J’ai décidé de prendre un mois de congé sabbatique et de le passer dans la partie rurale du Rajasthan. J’ai commencé par voyager d’école en école, sillonnant le pays en passant par les districts de Jaipur, Jodhpur, Osiyan, Bikaner, Barmer, Phalodi, Baran et Churu, en prenant des photos principalement des villages. Dans la ville de Lunkaransar, j’ai visité une école expérimentale pour les enfants nomades Jogi. J’ai rencontré Urma et Halima, j’ai été invitée chez elles et présentée à Bhana Nathji, le père d’Urma et une personnalité respectée au sein de sa communauté. Il est devenu mon ami et mon guide spirituel jusqu’à son décès en 2019. Nous étions assis dans leur maison en terre, sur le lit avec des serpents, des caméléons et un coq, les frères d’Urma et leurs chiens de chasse autour de nous, et Bhana Nathji m’a invitée à voyager avec eux. Dans le quartier de Barmer, perdue, je suis tombée sur un groupe de femmes vêtues de châles ajrak sombres qui se tenaient autour du cadavre d’une petite fille. Elles avaient l’air intimidant, mais l’une d’entre elles, Izmat, a saisi mes mains et, avec une grande conviction née de sa propre souffrance, m’a fait comprendre qu’à mon retour à Delhi, je devais parler aux gens des problèmes des habitants de Barmer. Elle a pris mon adresse et, dans des lettres dictées à des proches sachant lire et écrire, elle m’a vivement encouragée à revenir. Ce que j’ai fait. Le fait d’observer des écoles m’a fait découvrir un nouveau monde. Je me suis rendu compte que l’école n’était que le microcosme d’une réalité complexe dont je ne connaissais rien, ayant grandi principalement en ville. Lors de mes nombreuses visites dans l’ouest du Rajasthan, pour y revoir essentiellement les mêmes personnes et y visiter les mêmes endroits, j’ai été témoin d’années de sécheresse et d’une année de grande mousson – alors que Barmer était rattachée au Cachemire -, de tempêtes de sable qui peuvent provoquer de la fièvre et d’une inondation suffisamment grave pour que la maison d’Urma ait besoin d’être reconstruite. J’ai suivi le cycle agricole, les hommes se rendant au travail dans le Gujarat et le Maharashtra, les programmes «Nourriture contre travail», le MNREGA et d’autres programmes publics, les voyages nomades, les épidémies, le paludisme cérébral, la tuberculose, les hôpitaux débordés et le personnel enseignant en sous-effectif; la mort par morsure de serpent, par immolation par le feu pour avoir fourni une dot insuffisante, de vieillesse; la mort d’un chameau au cours d’une année dont on se souviendrait comme l’année de la mort du chameau; les naissances; les mariages; les mariages d’enfants; les prêteurs; les élections de dharmas; les élections nationales et de panchayats; les festivals; les querelles qui durent de génération en génération; les cérémonies; les prières… et, tout au long de ce parcours, mes amis, qui m’ont guidée. Vivre pauvre et sans terres dans le désert revient à une dépendance inéluctable envers soi-même, envers les autres et envers la nature. Les enjeux sont importants, les éléments proches, et la vie est aussi bon marché que les blagues sont monnaie courante. Dormir sur les dunes glacées en hiver, sous de simples bâches et de vieilles couvertures épaisses, signifie que tout le monde doit se blottir et respirer ensemble sous la couverture, avec les chiens. On ne distingue plus vraiment qui est qui et quoi est quoi dans cet enchevêtrement. Le travail de Gill souligne sa conviction de travailler avec et à travers la communauté, par ce qu’elle appelle «l’écoute active». Depuis plus de deux décennies, elle s’est engagée auprès de communautés marginalisées dans le désert du Rajasthan occidental, ainsi qu’au cours de la dernière décennie avec des artistes autochtones à Maharashtra. Gill a étudié au Delhi College of Art, à la Parsons School of Design, à New York, et à l’université de Stanford, en Californie. Michał Łuczak Pologne Extraction Michał ŁuczakMiner2017 Je suis né, j’ai grandi et je vis toujours avec ma famille en Haute-Silésie, une région du sud de la Pologne où l’on exploite la houille depuis plus de 200 ans. Près de chez nous, une mine extrait du charbon à plus de 1000 mètres de profondeur. Une seconde a été fermée il y a quelques années après 135 ans d’exploitation. Notre maison penche et ça se voit à l’œil nu. Mais à l’intérieur on ne s’en rend pas compte. Dehors, la chaussée s’enfonce. Ce phénomène, dû aux galeries minières, se poursuivra bien après la fermeture de la dernière mine. Dans la rue, en face de la maison, il y un terril. Un jour, on utilisera les scories comme une matière première pour construire une route, et le terril disparaîtra. En hiver, les habitants peuvent même «voir» l’air malsain qu’ils respirent. Je reconnais que nous contribuons malheureusement nous aussi à ce problème, parce que notre maison est chauffée par une chaudière qui consomme ce qu’on appelle avec fierté du charbon «éco-pois». Depuis 1989, date de la chute du communisme en Pologne, la Haute-Silésie change. La plupart des mines de la région ont été fermées parce que les gisements sont épuisés ou que les filons sont trop profonds pour être rentables. Il y a quelques années, le gouvernement polonais a annoncé qu’il n’y aurait plus de mines de charbon en exploitation dans le pays d’ici 2049. Extraction reflète ma perception de l’expérience, à plusieurs niveaux, de la vie près d’une mine et constitue une représentation visuelle des effets de l’exploitation minière sur le paysage, l’architecture, l’air que l’on respire et les êtres humains. Michał Łuczak est photographe, artiste visuel et commissaire d’exposition. Il travaille sur la relation complexe et utilitaire de l’être humain avec son environnement immédiat et son environnement naturel au sens large. Il s’est récemment intéressé à des problématiques locales mais d’importance mondiale, en particulier les conséquences de l’exploitation du charbon et de l’exploitation des forêts. Łuczak a obtenu une licence en études ibériques à l’université de Silésie à Catovice et un doctorat à l’Institut de photographie créative de l’université silésienne à Opava, en République tchèque. Il est membre de Sputnik Photos depuis 2010 pour lequel il co-dirige l’atelier annuel de photographie documentaire. Il enseigne à la faculté d’arts appliqués l’Université pédagogique de Cracovie. Yael Martínez Mexique Luciérnaga (Luciole) Yael MartínezAbuelo Estrella2021Courtsey the artist and Magnum Photos, and Patricia Conde Galerí a, Mexico City J’ai débuté ce projet comme une étude sur la résilience: un portrait de ceux qui ont subi des traumatismes et qui luttent encore contre la violence dans leur communauté, et d’autres qui ont risqué leur vie en émigrant pour échapper à cette violence et soutenir les familles qu’ils ont laissées derrière eux, devenant ainsi leur pilier économique. Ces personnes et ces communautés habitent et subissent un territoire difficile, un espace, un corps. Pour créer ces clichés, j’ai réalisé des tirages et percé le papier de trous d’épingle, puis j’ai fait passer de la lumière à travers ces trous et j’ai photographié à nouveau les clichés. Les trous d’épingle dans les images font l’analogie avec le traumatisme et la façon dont nous, en tant qu’êtres humains, pouvons transformer une énergie ou une situation négative en quelque chose de positif, en transformant l’ombre en lumière. Chaque tirage devient une personne, un corps, fait l’analogie avec nous, les êtres humains, et la beauté de l’œuvre vient de la résilience de nos âmes qui résistent face à un territoire, à un espace, à un corps. Je cherche à créer des œuvres qui reflètent l’époque dans laquelle nous vivons et qui répondent à l’identité latino-américaine et mexicaine. Je crois que si la photographie se mêle à l’éducation, à la culture et à la politique, nous pouvons créer un monde meilleur avec des voix qui se font entendre et des perspectives différentes. Le travail de Martínez porte sur les communautés déchirées de son pays natal, créant des images qui reflètent souvent le vide, l’absence, la douleur et la souffrance des personnes qui subissent la corruption et le crime organisé. Son travail a fait l’objet d’expositions individuelles et collectives en Afrique, en Asie, en Europe et aux Etats-Unis. Martínez a été récompensé à plusieurs reprises pour ses clichés. En 2019, il a bénéficié d’une bourse du Fonds W Eugene Smith, d’une bourse de la Fondation Magnum pour la photographie et la justice sociale, et a remporté le deuxième prix dans la catégorie des projets à long terme du World Press Photo. En 2022, il est devenu membre associé de Magnum et il a remporté le prix du concours World Press Photo Contest pour la région Amérique du Nord et Amérique centrale. Il est représenté par la galerie Patricia Conde, à Mexico. Richard Renaldi Etats-Unis Disturbed Harmonies Richard RenaldiCallery Pear2023Courtesy the artist and Benrubi Gallery, New York Les hommes sont perturbés sur cette planète perturbée. Les autorités économiques et politiques n’ont pas réussi à apaiser leurs inquiétudes. La force physique n’offre qu’une illusion de protection. Bien que la suprématie masculine n’ait jamais été prédestinée, ni par l’histoire ni par la biologie, les ambitions des hommes puissants ont hanté le passé et remodelé la nature. Quelle est l’origine de ce malaise? Est-ce parce que les hommes sont plus susceptibles que les femmes de subir des actes de violence mortelle, d’être appelés au combat, d’être emprisonnés, soumis à des châtiments corporels ou exécutés? Est-ce dû à leur espérance de vie plus courte? Peut-être que le «mandat biblique» de dominer tout ce qui bouge sur Terre a exercé une pression un peu trop forte. Les spécialistes modernes de la bible, qui travaillent avec des traductions plus récentes et plus précises des textes hébraïques anciens, ont établi que le terme ’ādām – le premier habitant du jardin, à qui l’on a ordonné «de le soigner et de le garder» – n’était pas un nom, mais plutôt un terme générique signifiant «humain». Le terme n’est pas masculin en soi. Pourtant, des siècles d’ambiguïté ont permis de faire pencher opportunément la balance en faveur des hommes. De nouvelles recherches archéologiques et anthropologiques – ainsi que de nouvelles façons de déchiffrer les données anciennes – ont commencé à révéler que les sociétés dominées par les hommes étaient des inventions relativement modernes. Les mécanismes exacts par lesquels les hommes se sont accaparé le pouvoir au cours des derniers millénaires ne sont toutefois pas entièrement décryptés. Pour l’instant, la littérature et l’art doivent combler les vides dans les récits. Et peut-être jouer un peu à Freud. La perte de paradis semble avoir déclenché un syndrome de déplacement de la colère à partir duquel des millénaires de perturbation de la Terre et de ses créatures se sont succédé: la destruction par le feu, les tueries, l’exploitation minière, la construction de barrages, les massacres, les tirs, les conquêtes et d’autres formes de perturbation. Des herbes et des fruits ont poussé sur des chardons et des épines. En 1864, en pleine guerre civile américaine, le défenseur de l’environnement et diplomate américain George Perkins Marsh a publié Man and Nature (L’homme et la nature): Or, Physical Geography as Modified by Human Action. Il soutenait qu’il y avait un danger imminent dans le fait que l’homme pensait avoir vaincu la nature. Cinq ans plus tôt, l’ouvrage de Charles Darwin intitulé On the Origin of Species (De l’origine des espèces) expliquait d’où venait l’homme; Man and Nature annonçait ce qu’il allait devenir. Marsh écrivait que l’homme était en train de «casser le plancher, les boiseries, les portes et les cadres de fenêtres de notre maison». Quatre-vingt-dix-huit ans avant Silent Spring (Printemps silencieux) de Rachel Carson, et plus d’un siècle avant que les scientifiques d’Exxon ne prouvent discrètement la menace croissante du changement climatique anthropique, puis n’invoquent leur droit de garder le silence, Marsh affirmait que l’homme était le premier «perturbateur des harmonies de la nature». Mes photographies représentent les harmonies troublées de Marsh. Elles expriment le désir d’un artiste de réaligner les hommes sur un monde naturel dont ils se sont profondément éloignés. Chaque diptyque correspond à un équivalent, chaque face à un globe énigmatique dont la géographie, l’histoire et les divisions politiques nous incitent à mieux comprendre les pressions tectoniques. Pendant des siècles, des instruments anciens comme les astrolabes et les planétaires (modèles de planétariums) décrivaient la forme et la position du monde connu. Nous avons peut-être oublié comment les utiliser, mais ils indiquent toujours la direction à suivre. Diplômé de l’Université de New York en 1990, Renaldi a travaillé comme chercheur et éditeur chez Magnum Photos et Impact Visuals. C’est à cette époque qu’il a entamé le premier de ses nombreux projets à long terme, une série de portraits de rue sur Madison Avenue. Il a été professeur adjoint au Fashion Institute of Technology, à New York, et à Harvard. En 2019, il a été président de la chaire de photographie Henry Wolf à la Cooper Union, à New York. En 2008, Renaldi a fondé les éditions Charles Lane Press, qui se consacrent à publier des photographes moins connus ou inconnus, ainsi que des projets mis de côté. Depuis 2004, il est engagé auprès de Visual AIDS en tant qu’archiviste, collecteur de fonds et donateur. En 2011, il a reçu le prix Bill Olander, saluant son engagement en faveur de l’activisme artistique, la prévention et la lutte contre le sida, l’éducation et le soutien à d’autres artistes atteints du sida. Federico Ríos Escobar Colombie Paths of Desperate Hope Federico Ríos EscobarHamlet Devastated2022 Deux crises convergent vers le périlleux pont terrestre connu sous le nom de «fossé du Darién»: la catastrophe économique et humanitaire qui sévit actuellement en Amérique du Sud, et la lutte acharnée concernant la politique d’immigration aux Etats-Unis. En 2022, environ 250 000 personnes ont traversé la jungle du Darién, qui relie l’Amérique centrale à l’Amérique du Sud. Ce chiffre est près de deux fois supérieur à celui de 2021 et près de 20 fois supérieur à la moyenne annuelle entre 2010 et 2020. Au moins 33 000 migrants en 2022 étaient des enfants et, au cours des quatre premiers mois de 2023, ils ont été presque aussi nombreux à traverser que ceux sur l’ensemble de l’année dernière. Ceux qui ont traversé en 2022 étaient pour la plupart originaires du Venezuela, et nombre d’entre eux étaient éprouvés par des années de délabrement économique, mais ils ne représentent qu’une partie d’un mouvement diversifié de migrants: De nombreux Cubains, Haïtiens, Equatoriens et Péruviens font également partie du voyage. Les Afghans, dont beaucoup ont fui les talibans, font partie des groupes dont la croissance est la plus rapide. L’inaccessibilité de la jungle du Darién en a fait pendant longtemps l’une des forêts tropicales les plus intactes du monde. Lorsque les ingénieurs ont construit l’autoroute panaméricaine, commencée dans les années 1930 pour relier l’Alaska à l’Argentine, ils ont laissé un tronçon important inachevé: les 106 km sans route du fossé de Darién. Autrefois, seuls quelques milliers de migrants bravaient la pénible traversée, mais aujourd’hui, celle-ci est devenue un véritable embouteillage humain, une vague de gens chassés de chez eux par des économies ravagées par la pandémie, le changement climatique et les conflits, dans l’espoir de pouvoir enfin rejoindre les Etats-Unis. J’ai emprunté la route des migrants, avec Julie Turkewitz du New York Times, en septembre et octobre 2022. Nous avons commencé par une ville balnéaire colombienne, traversé des fermes et des communautés indigènes, franchi la menaçante colline de la mort, où le fait d’y rester bloqué toute une nuit peut s’avérer fatal, et suivi des rivières sinueuses pour arriver à un camp gouvernemental au Panama. Le trekking pour franchir le fossé lui-même a duré neuf jours épuisants. Les rivières remontaient jusqu’à notre poitrine, la boue aspirait nos bottes, chaque zone de peau exposée était brûlée par le soleil et piquée sans relâche par les insectes. Mais nous étions habillés et équipés pour le voyage. Les migrants, en revanche, étaient en short et en tongs, leurs biens entassés dans des sacs en plastique, ils portaient des bébés et tenaient les enfants par la main, ils n’avaient presque rien à manger, ils n’avaient pas de vêtements imperméables ni de comprimés pour désinfecter l’eau. Les chevilles tordues étaient fréquentes et les ampoules se transformaient rapidement en plaies infectées. Les mères sanglotaient lorsqu’elles n’avaient plus de lait maternel pour nourrir leurs bébés. Beaucoup de mes photos se concentrent sur les difficultés rencontrées par les enfants. Certains avaient été séparés de leurs parents, d’autres avaient encore la force de réconforter les adultes. Parmi les horreurs, nous avons été témoins d’innombrables actes de bienveillance: des gens tendant la main pour aider un étranger à échapper au courant, ou cassant des morceaux de papelón, ces blocs de sucre roux qu’ils transportaient pour les partager avec d’autres marcheurs. Tout le monde savait qu’il fallait trouver la force de continuer à avancer. Je ne saurai jamais combien de ceux que nous avons rencontrés y sont parvenus – et combien ont abandonné. Ríos est un photojournaliste de renom dont le travail a porté sur le conflit armé en Colombie, l’environnement et sa relation avec la société. Vanessa Winship Royaume Uni/Bulgarie Sweet Nothings: Schoolgirls of Eastern Anatolia Vanessa WinshipTunceli—Eastern Anatolia2007Courtesy the artist and Agence VU, Paris Je vivais et travaillais dans la région depuis près de dix ans, et en Turquie même depuis plus de quatre ans. Les notions de frontières et d’appartenance me fascinaient. Au cours de mes années en Turquie, je m’étais familiarisée avec de nombreux aspects de vie qui étaient étrangers à ma propre vie en Angleterre: l’armée omniprésente dans chaque ville et sur chaque colline, les vastes étendues de routes poussiéreuses sur les hauts plateaux. Une image qui m’a toujours frappée, où que j’aie voyagé, est celle des écolières en robe bleue, les mêmes dans chaque ville et dans chaque village. Ces robes, avec leurs cols en dentelle et les doux messages brodés sur les corsages, étaient le symbole de l’Etat turc, mais les filles qui les portaient étaient simplement des petites filles. Dans les régions frontalières de l’Irak, de l’Iran, de la Syrie et de l’Arménie, une région appelée par euphémisme «zone d’urgence» à cause d’une longue guérilla de basse intensité, dans laquelle plusieurs milliers de personnes ont perdu la vie, les robes étaient toujours les mêmes. La terre y est dure et impitoyable. La vie y est difficile, et celle des petites filles qui l’habitent est aussi pénible que celle des autres ici. Jusqu’à très récemment, de nombreuses filles de ces contrées lointaines n’avaient jamais mis les pieds dans une cour de récréation. L’attitude à l’égard de la scolarisation des filles tient à la fois aux valeurs traditionnelles, selon lesquelles les filles sont censées rester à la maison, et à une profonde méfiance à l’égard de tout ce qui représente l’Etat. De plus en plus conscient de cette situation, le gouvernement turc a lancé une campagne visant à augmenter le nombre de filles dans les écoles. Et peu à peu, le nombre de filles inscrites a augmenté. Je voulais faire une série de portraits de ces filles vivant aux frontières. Connaissant leur statut, je voulais leur donner un peu d’espace pour qu’elles aient un petit moment d’importance devant un objectif. J’ai décidé d’utiliser ce moyen plus lent et plus formel de prendre des photos pour créer cet espace. Chaque image a été réalisée à la même distance pour assurer l’égalité. Le symbole de l’uniforme, la répétition de la distance et l’austérité du paysage représenteraient un aspect, mais j’espérais aussi plus que tout, dans les expressions des visages des jeunes filles, attirer l’attention sur l’idée de ces jeunes filles à l’instant «juste avant»: le moment où les possibilités existent, le moment où la présentation de soi bascule dans la conscience. J’ai demandé au groupe de filles de se présenter avec les amies qu’elles avaient choisies ou avec leurs sœurs. Parfois, elles se sont présentées seules. Les filles étaient prises dans un tourbillon d’émotions, ce petit moment théâtral se déroulant devant elles. Elles étaient à la fois excitées, curieuses et un peu tendues. Beaucoup de choses m’ont touchée lors de la réalisation de ces clichés: la gravité de leur comportement, leur fragilité, leur simplicité, leur grâce, leur complicité, mais surtout, j’ai été frappée par le fait qu’aucune d’entre elle n’ait posé devant l’objectif. Vanessa Winship est connue pour ses photos de portraits, de paysages et ses reportages photos. Vasantha Yogananthan France Mystery Street Vasantha YogananthanUntitled2022 A l’été 2022, j’ai passé trois mois à faire de Mystery Street, un corps de travail centré sur le thème de l’enfance dans la ville de New Orléans, en Louisiane. Les 300 ans d’histoire de la ville ont été en partie anéantis par l’ouragan Katrina en 2005, avant la naissance de cette nouvelle génération d’enfants. Comme les enfants que j’ai photographiés, c’est une ville dont l’avenir est fortement menacé par le changement climatique. Composée principalement de portraits placés sous le soleil ardent de la Louisiane, Mystery Street fonctionne à la fois comme une conversation avec le réel et comme une évasion vers de multiples possibilités de récit qui font écho à la liberté des jeux d’enfant. J’étais à la Nouvelle-Orléans pendant l’été; l’école était finie; c’est le moment de l’année où le temps prend son temps. J’ai rencontré les enfants dans leurs espaces, en prenant des photos avec eux, à leur niveau, pour se demander: Comment les enfants jouent-ils? Comment interagissent-ils avec leur environnement? Quel est leur langage corporel pendant les chaleurs étouffantes de l’été dans le sud des EtatsUnis? Qu’est-ce que ça fait de grandir dans une ville qui a subi et des catastrophes naturelles et des catastrophes provoquées par l’homme? Les participants à Mystery Street avaient tous entre huit et douze ans, ils étaient donc sortis de l’enfance, mais n’étaient pas encore des adolescents. J’ai gagné la confiance de chaque enfant individuellement: certains se sont ouverts à moi et ont accepté la présence de l’appareil photo en l’espace de quelques jours, d’autres ont eu besoin de quelques semaines. Après avoir gagné leur confiance, j’ai été accepté, mais d’une manière particulière car j’étais à la fois actif et passif: parfois les enfants me cherchaient, parfois ils m’oubliaient complètement. Mes photos offrent un aperçu du quotidien de l’enfance: sa routine, sa répétitivité, ses micro-événements. Chaque cliché fournit des informations limitées en termes d’espace, de temps ou de lieu, afin de contrer le fardeau de la représentation souvent attribué à ces communautés noires, et de se concentrer sur l’humanité de cette période de transition dans la vie de ces enfants. C’est un âge qui marque la fin d’une certaine innocence et le début de l’intégration de codes sociaux. C’est aussi le début des émotions fortes et des grandes amitiés. Les longues heures passées avec les enfants m’ont permis de voir la répétitivité de leurs gestes. Par exemple, lorsqu’un enfant pose sa main sur l’épaule d’un ami, c’est toujours le même geste et pourtant le geste varie toujours. C’est l’une des grandes richesses de la photographie: elle révèle des choses qui, d’une certaine manière, restent invisibles à l’œil humain. Les moments de la vie quotidienne qui semblent insignifiants, ou qui ne retiennent pas notre attention, peuvent acquérir une signification une fois transformés en images figées. Je me vois comme un conteur lorsque je prends des photos, et je deviens narrateur lorsque j’édite les photos, et Mystery Street est une fable. Les photographies sont à la fois un récit fictif d’un été éphémère et un aperçu de la fragilité et de la détermination de l’humanité. Né d’une mère française et d’un père sri-lankais, Vasantha Yogananthan est un photographe autodidacte qui a commencé à prendre des photos analogiques à l’âge de seize ans. Il a été fortement influencé par les photographes prenant des photos de la condition humaine, en particulier Paul Strand et Chris Killip. Son premier grand projet a été Piémanson, une série réalisée au cours de cinq étés (2009-2013) sur la dernière plage sauvage de France. En 2014, Yogananthan a fondé la maison d’édition Chose Commune à Paris, en partenariat avec son associée. A LIRE Sally Mann, lauréate de la 9ème édition du Prix Pictet La photographe Ivoirienne Joana Choumali remporte la 8ème édition du Prix Pictet Richard Mosse est le lauréat du Prix Pictet Favori0
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