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Anne Immelé est photographe et c’est également la co-fondatrice et directrice artistique de la Biennale de la Photographie de Mulhouse autour de la photographie contemporaine. Cette année, la manifestation célèbre ses 10 ans avec l’organisation d’une exposition collective qui réunit 10 artistes photographes séléctionné·es aux précédentes éditions de la Biennale en résonance avec la thématique de l’édition 2024 « Monde impossible ». À l’occasion de cette exposition anniversaire, inaugurée le 7 octobre prochain, Anne a répondu à nos questions.

Ericka Weidmann : Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre avec la photographie ?

Anne Immelé : La photographie, c’est une passion que j’ai depuis l’adolescence. J’ai eu mon premier appareil photo lorsque j’étais au collège, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à découvrir l’histoire de la photo à la bibliothèque municipale de Colmar, ma ville natale. J’étais très curieuse, je pouvais autant m’intéresser au travail de Diana Arbus, dont j’avais reçu le livre à Noël, que celui de Paolo Roversi… Mais pour moi, la rencontre décisive reste Les Américains de Robert Franck. J’avais 18 ans lorsque j’ai découvert ce livre, je l’ai acheté et je l’ai gardé avec moi. Ça a été un grand choc. À la fois par rapport à la pesanteur existentielle, la relation au monde que Robert Franck tisse dans ce voyage, mais aussi le grain argentique qui participe réellement à ce ressenti, sans oublier la question de la séquence et la mise en relation des photos au sein du livre photo.

Pascal Amoyel, Adam, Peyragudes, 2016

E.W. : Il y a 10 ans, vous co-fondiez la Biennale de la Photographie de Mulhouse, dans quelles circonstances avez-vous décidé de monter un tel projet ? Et pourquoi au rythme de biennale ?

A.I. : Je suis venue vivre à Mulhouse pour travailler à la galerie photo de la Filature. Je me suis appuyée sur cette expérience professionnelle pour ma recherche en thèse que j’ai soutenue en 2007 et qui portait sur les séquences, les agencements et les constellations photographiques dans l’espace d’exposition. Mulhouse est une ville industrielle, qui a connu très tôt l’invention de la photo au XIXᵉ, puisque l’histoire de la photo de la ville est marquée par le Daguerréotype très tôt utilisée grâce à la Société industrielle de Mulhouse, puis par l’atelier photo d’Adolphe Braun. Puis, beaucoup plus tard, dans les années 1980, avec une programmation photographique très forte, notamment à l’AMC, puis à La Filature, scène nationale.
Avec Jean-Yves Guénier, quand on a eu l’idée de créer le festival, c’était pour s’appuyer sur nos compétences mutuelles. Jean-Yves était en charge de la régie générale à La Filature, il avait beaucoup d’intérêt pour la photo et de compétences dans la supervision technique et l’organisation générale d’évènement. Et de mon côté : ma connaissance du champ de la photographie, mon appétence pour l’exposition et ma réflexion sur l’usage contemporain de la photo. Ensemble, nous avons créer l’association l’Agrandisseur et nous avons proposé de fédérer des lieux et des énergies. L’adjoint au Maire de l’époque nous a soutenus et nous a notamment proposé de faire une grande exposition au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, situé en plein cœur de la ville. Depuis, grâce au soutien de la Ville, et à partir de ce lieu central, nous avons réuni différents lieux et partenaires pour participer à ce projet. Le rythme de biennale nous permet d’alterner avec Mulhouse 00, biennale d’art contemporain dédiée aux jeunes artistes organisé par la Ville.

Janine Bächle, Graeme and Robin milking the cows, Crystal Waters Eco Village, QLD Australia, May 2016

E.W. : Pour chaque édition vous déterminez des thématiques, mais comment opérez-vous le choix des photographes ?

A.I. : En effet, l’idée de départ du festival est d’inviter des photographes internationaux à partir d’une thématique. Pour chaque édition, nous déterminons une thématique différente qui est assez large et qui permet de questionner l’usage que font les photographes du médium, mais aussi de questionner la société contemporaine. Il est vrai que la dimension esthétique est forte dans le choix de la programmation, mais en même temps, ce qui va guider la sélection des photographes ou des commissaires invités, c’est le regard lucide, critique sur la société contemporaine et d’interroger le mode de production des images.
Nous nous plaçons plutôt dans le champ de l’art contemporain, mais c’est à prendre de manière très large puisque la photo documentaire peut pleinement s’inscrire dans nos choix.

E.W. : Pour ce 10ème anniversaire, vous avez choisi de réunir 10 photographes qui ont été exposés lors des éditions précédentes, comment s’est opéré le choix des artistes et quels axes artistiques avez-vous privilégiés ?

A.I. : On avait envie de marquer le coup pour cet anniversaire avec l’organisation d’une expo collective. La BPM est organisée par par l’association l’Agrandisseur et nous avons demandé à ses membres quels étaient les photographes qui les avaient les plus marqués au cours des précédentes éditions, sachant que l’idée était de choisir deux photographes par édition. Ça a été un choix difficile parce que bien évidemment, quand on fait une programmation, on aime tous les artistes que l’on invite, mais nous avions un autre critère qui est entré en jeu, celui de l’exposition dans l’espace public et le lien avec la thématique 2024 du festival qui sera « Monde impossible« . L’idée est d’ancrer cette prochaine édition du festival, dans des préoccupations contemporaines qui sont celles de l’anthropocène ou du chthulucène, de construire la programmation à partir de l’héritage du monde industriel, du constat que l’humanité a rendu le monde impossible à vivre pour de nombreuses espèces. Et les photographes invités sont des artistes qui s’intéressent particulièrement aux relations avec le vivant et le monde végétal, au post-industriel, mais aussi qui mettent en image des visions d’un monde futur, réel ou imaginaire.

Céline Clanet-Grande Commande Photojournalisme BnF, Les Ilôts farouches, 2022

Christophe Bourguedieu, Saint-Nazaire, 2019

Dans l’exposition des 10 ans, sont exposés Céline Clanet, Janine Bächle, Paul Gaffney, photographes qui ont particulièrement questionné cette question de la relation où des modes de vie alternatifs peuvent être en harmonie avec nos sociétés modernes et prédatrices. Rebecca Topakian, Michel François, Nathalie Wolff & Matthias Bumiller interrogent, parfois avec humour, les limites et les contradictions des modes de vie urbains. Un autre photographe important est Christophe Bourguedieu, invité en 2019 en résidence pour photographier la ville dans sa dimension post-industrielle. Dans l’exposition, nous avons deux photographes qui ont un travail plus intimiste et qui interrogent la relation de l’individu à son environnement : Pascal Amoyel, qui est un compagnon du festival puisqu’il a été présent sur trois éditions, et Matthew Genitempo avec une série sur des personnes qui vivent reclus, isolées dans la forêt, et qui a été un peu une des expos événements du festival en 2022. Enfin, il y a Geert Goiris, qui est peut-être le photographe le plus emblématique quand on parle de « mondes impossibles », parce que notamment dans sa série « World without us », il interpelle les grands mythes de la civilisation contemporaine, et questionne comment on est traversé par des imaginaires qui peuvent aller de l’antiquité à la science fiction, tout en proposant des images très troublantes, très ambiguës comme celle d’un agneau à deux têtes, qui se situe en plein dans la question des biotechnologies.

© Geert Goiris, Lamb, 2008

E.W. : Cette exposition anniversaire est présentée dans l’espace public, pourquoi ce choix ?

A.I. : Pour les 10 ans, nous faisons une seule et unique exposition en plein air en plein cœur de Mulhouse, sur les berges de l’Ill. Le choix de l’espace public nous intéresse car il permet de toucher un large public. C’est une manière aussi de faire connaître le festival et de donner envie au public d’aller voir nos futures expos, celles de l’édition 2024… L’espace public, un lieu plus interactif avec les habitants et pour un événement comme le nôtre, c’est important. Ça fait partie des évolutions du festival, le fait de proposer plus d’installation photo partout dans la ville. Chaque édition du festival est l’occasion de proposer un parcours dans le centre de Mulhouse, mais aussi de faire des actions ou atelier dans des quartiers de la ville. En complément de l’exposition, nous organisons aussi une table ronde sur ces questions d’exposition dans l’espace public.

Céline Clanet-Grande Commande Photojournalisme BnF, Les Ilôts farouches, 2022

E.W. : Comment décririez-vous l’évolution de la BPM sur ses 10 dernières années ?

A.I. : C’est une évolution assez constante, dans laquelle nous n’avons pas essayé de grandir trop vite, néanmoins on est passés de quelques expositions en 2013 à une quinzaine. Cet anniversaire a été l’occasion de me replonger dans ce qui nous anime et je me suis rendue compte que nos objectifs de départ ont été développés ces dix dernières années. Notre idée était d’inviter des photographes internationaux, des photographes qui peuvent être en début de carrière, mais aussi peu ou pas exposés en France. Et nous l’avons fait à chaque édition. Depuis 2018, on a aussi créé un programme, Point Cardinal, qui valorise la jeune photographie où on invite des professeurs de photographie des Écoles Supérieures d’art du Grand Est à faire réaliser des photos à leurs étudiant·es à partir de la thématique du festival. Nous avons déjà eu trois expositions (2018, 2020, 2022). Au fur et à mesure des éditions, nous avons été invités à développer des projets autour de Mulhouse, notamment par le biais d’installations dans l’espace public. Et grâce à notre position transfrontalière, nous avons tout de suite – depuis la première édition, eu envie de faire des choses avec la Suisse et l’Allemagne. Aujourd’hui, nous avons deux partenaires importants à Fribourg en Allemagne.
Après, l’évolution, c’est qu’au fil des éditions on a invité de plus en plus de commissaires pour élargir les propositions visuelles et les réflexions sur la photo contemporaine. Ce que je peux dire, c’est que l’évolution du festival s’est construite à partir du déploiement de la photo dans l’espace urbain et par le rayonnement autour de Mulhouse, notamment dans le village de Hombourg ou dans la ville de Thann.

E.W. : Quels sont les défis d’aujourd’hui et ceux à venir pour une manifestation telle que la BPM ?

A.I. : Les défis sont multiples, ils sont en premier lieu économiques. Nous devons trouver plus de financement pour faire fonctionner l’association notamment en terme de personnel salarié, mais aussi pour être respectueux des droits d’auteur. Cette question des droits d’auteur est importante pour l’avenir de la profession, et nous appliquons les préconisations du Ministère. Le défi économique se situe aussi au niveau de l’attractivité pour la ville, car un événement tel que le nôtre permet de faire connaître la ville grâce à notre programmation.
Et puis, il y a évidemment tous les défis écologiques, puisque produire une exposition a des conséquences sur l’environnement. Alors on essaye de les inscrire dans la durabilité, en faisant plus de collaborations. S’il y a une production, il ne s’agit pas que ce soit juste pour une fois, mais que ça puisse tourner dans d’autres lieux et événements. Dans l’espace public, les installations sont pérennes. Par exemple, pour cette exposition des 10 ans, nous utilisons des structures que nous avons créées en 2019 et que nous réutilisons.
Nous échangeons beaucoup avec d’autres festivals, avec nos tutelles. Il y a vraiment une dynamique réflexive qu’on suit de très près. En tout cas, il y a beaucoup de défis et je pense qu’un festival doit s’adapter, évoluer à chaque nouvelle édition.

http://www.biennale-photo-mulhouse.com/2023/

INFORMATIONS PRATIQUES

sam07oct10 h 00 minmar07nov19 h 00 min10 ans de la Biennale de la Photographie de MulhouseCorps célestes

A LIRE :
Anne Immelé, directrice artistique de la Biennale Photo de Mulhouse

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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