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Plus qu’un petit mois pour (re)découvrir la 55ème édition du festival des Rencontres d’Arles. Une programmation riche, dense et volontairement inclusive et ouverte sur le monde avec pas moins de 40 expositions. Nous avons rencontré Christoph Wiesner, le chef d’orchestre de l’une des plus grandes manifestations consacrées à la photographie pour qu’il nous dévoile ce qu’il y a sous la surface d’un tel événement. Nous avons parlé de cette nouvelle édition mais aussi d’organisation stratégie artistique et financière ! Rencontre.

Service à bord d’une voiture-restaurant du train Capitole, 1966.

La 55ᵉ édition des Rencontres d’Arles a été inaugurée début juillet. Au total, ce sont 40 expositions, 150 artistes et pas moins de 50 commissaires. Quelles sont les clés pour gérer un événement d’une telle ampleur ?

Christoph Wiesner : Je pense que la clé c’est avant tout de proposer une grande diversité dans la programmation. Dans les types d’expositions que l’on retrouve, nous avons les monographies historiques, comme cette année avec Mary Ellen Mark ou encore celles dédiées à des usages de la photographie, mais qui ne sont pas forcément artistiques, comme on peut retrouver dans « Wagon-bar ». Nous avons ensuite des thèmes de recherche avec certaines lignes de force auxquelles je tiens depuis quelques années, comme la mise en lumière de la création photographique féminine. Cette année, nous avons mis à l’honneur les photographes japonaises dans « Quelle joie de vous voir ». Et ce qui compte lorsque l’on dirige un festival, c’est de montrer également la diversité des pratiques photographiques. C’est un élément important de notre festival. Une autre des clés, c’est le travail dans la durée, parce que les projets font l’objet d’une recherche, nous sommes en relation avec différents types d’interlocuteurs : des institutions, des commissaires, des photographes, des artistes… Les choses se mettent en place petit à petit. C’est un peu comme si vous écriviez une nouvelle, aux Rencontres d’Arles, on écrit une programmation et cela se fait progressivement.

Mary Ellen Mark. Manifestation féministe, New York, 1970. Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery

Chaque année, on essaie de tirer un fil différent, parce que les sujets photographiques sont vastes, on essaie toujours d’avoir des positions historiques, en apportant aussi de nouvelles approches, grâce au travail conséquent que fournissent les commissaires.

Vous êtes arrivé à la tête des Rencontres d’Arles en septembre 2020, l’année où le festival a été annulé pour des raisons de crise sanitaire. Vous avez eu la lourde tache de relancer le festival dans un contexte difficile où nous vivions encore avec la crainte d’un confinement. Cette crise mondiale a t-elle impacté l’organisation d’un événement tel que le festival des Rencontres d’Arles ?

C.W. : Oui, je suis arrivé l’année où l’édition a été annulée. C’est mon prédécesseur, Sam Stourdzé, qui avait pris cette décision avec le conseil d’administration, car il n’avait pas d’autre choix. Pour relancer la machine, on a du s’adapter, mais ce n’était pas spécifique aux Rencontres d’Arles, c’était aussi le cas des autres institutions, on a dû jouer sur la taille de l’événement pour assurer sa viabilité l’année suivante. Nous n’étions pas certain de pouvoir ouvrir, nous étions soumis aux questions de jauge. Combien de personnes allions-nous pouvoir laisser entrer, etc. Ça a été quand même assez compliqué. Nous avons été prudents en réalisant une édition réduite. L’an passé, nous avons récupéré la fréquentation qui avait été le record absolu de l’avant-COVID avec 145.000 visiteurs. Et nous avons eu la chance de retrouver notre public international !

Si l’heure n’est pas encore au bilan, quelle est ou quelles sont les expositions qui ont rencontré le plus de succès auprès du public, qu’il soit professionnel ou amateur ?

C.W. : Le décompte de fréquentation par exposition n’est réalisé qu’à la fin du festival, il est donc trop tôt pour donner des tendances. Généralement, les expos monographiques et historiques sont évidemment très prisées, mais aux Rencontres d’Arles, on se rend compte, et c’est une chose assez incroyable, que tous les types d’expositions sont visitées.
Pour cette année, on peut espérer qu’on aura la même fréquentation que l’an dernier, la semaine d’ouverture, on a même fait mieux que l’an passé. À Arles, ce qui est intéressant, c’est qu’on a un public spécialisé et professionnel, qui vient plutôt la première semaine et pour le reste de l’été, c’est un public qui est plus général. D’où l’importance d’offrir une programmation riche en diversité.

Si nous n’avons pas encore de tendances, parlons de vous. Je sais qu’il est toujours difficile de répondre à ce genre de question, mais quelle a été l’exposition qui vous a procuré le plus d’émotion ?

C.W. : En effet, c’est une question difficile dans la mesure où on travaille sur une trentaine de projets, je dis « on » parce que je ne travaille pas seul, il y a toute une équipe avec moi. Comme je le disais précédemment, ce sont des projets au long cours, elles ont toutes quelque chose qui nous touché. Bien sûr, certaines rencontreront plus de succès en fonction du public, car elles font appel à des références, des empathies et des intérêts précis.

Sophie Calle. Finir en Beauté, 2024. Avec l’aimable autorisation de Anne Fourès.

J’aimerais prendre en exemple l’exposition de Sophie Calle, présentée aux cryptoportiques, qui a été une véritable aventure parce qu’il était difficile de prévoir le rendu final, contrairement à une exposition classique avec des photos que l’on accroche aux murs. Les cryptoportiques sont un lieu tout à fait étonnant, situés sous la Mairie d’Arles, ce sont les fondations de l’ancien forum romain. L’an passé, nous y avons inauguré la première exposition avec les œuvres de Juliette Agnel. Cette atmosphère humide allait avoir un impact sur les œuvres exposées et c’est d’ailleurs cela qui intéressait l’artiste. Lorsque Sophie Calle a visité cette exposition, elle s’est aperçue que ce lieu humide, assez éloigné d’un lieu de conservation classique où présenter de la photographie, pouvait être intéressant pour une installation. Elle est donc venue me proposer un projet, elle m’a dit qu’elle avait des œuvres qui ont été touchées par l’humidité et elle voulait qu’elles finissent leur vie dans les cryptoportiques pour qu’elles continuent de se dégrader, de moisir… C’est un travail très fort et puissant sur la mémoire et sur la disparition. C’est donc l’exposition qui a été la moins prévisible. On sait que les œuvres vont continuer d’évoluer et de se dégrader à cause de l’humidité. C’était une expérience assez incroyable. 


Nhu Xuan Hua et Vimala Pons. Ses clics et ses clacs, 2024.

Je pense également à l’exposition de Nhu Xuan Hua et Vimala Pons présentée à l’église Saint-Blaise. Il s’agit d’une production spécifiquement réalisée pour les Rencontres d’Arles. Ce sont des images qui mélangent un aspect performatif, puisqu’elles sont le résultat d’une performance que Vimala Pons a réalisée devant l’objectif de son amie Nhu Xuan Hua. Ce sont des personnages qu’elles figurent jusqu’à une interprétation émotionnelle qui nous pousse à douter de notre perception. Par ailleurs, l’exposition de la très grande photographe Mary Ellen Mark est sûrement celle qui a suscité le plus d’émotion parce que son travail sur les personnes en marge de la société, les déshérités d’Amérique du Nord nous bouleversent. Difficile d’y rester insensible.


Vous me disiez que vous travaillez sur le temps long. Avez prévu des choses spécifiques pour les éditions à venir, par exemple, pour le Bicentenaire de la photographie en 2026 ?

Uraguchi Kusukazu. Au large, 1974. Avec l’aimable autorisation d’Uraguchi Nozomu (Exposition Ama)

C. W. : Tout à fait. Ça fait partie des choses auxquelles on réfléchit…
Le focus sur le Japon qu’on présente cette année, c’est un projet qui remonte à plusieurs années, avant le covid et avant mon arrivée. Les commissaires travaillaient déjà dessus, une esquisse du projet était d’ailleurs chez un éditeur parisien, le travail s’est poursuivi jusqu’à ce qu’il voit le jour cette année, dans l’exposition présentée au Palais de l’Archevêché. Même chose avec le projet sur les femmes pêcheuses, les ama (femmes de mer) de Sonia Voss. Je le connais depuis 2021, il était là, mais n’était pas complètement finalisé. Ce qui est intéressant c’est d’arriver à créer une histoire, aller plus loin que la seule exposition pour arriver finalement à donner différentes perspectives sur le sujet. Et là, si on reprend le thème du Japon, le fait d’avoir quatre expositions c’était quelque chose de très fort, cela permet réellement d’offrir différentes approches. Et je pense que le public en ressort enrichi.

Kawauchi Rinko. Sans titre, série the eyes, the ears, 2002-2004. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Aperture.

Est-ce qu’il y a des expositions qui se décident de manière plus spontanée ?

C. W. : Oui, absolument ! Il peut y avoir une exposition qu’on décide de faire quelques mois avant. Ce fût par exemple le cas avec l’exposition sur le graffiti, réalisée par Hugo Vitrani – curateur au Palais de Tokyo, qui a eu lieu suite à la tenue de l’exposition « Morsure des termites » au Palais de Tokyo. Après l’avoir visitée j’ai manifesté mon intérêt auprès du commissaire. Je lui ai demandé s’il était possible d’imaginer une version photographique, et en quelques mois c’était fait !

Jamel Shabazz. The Righteous Brothers, New York, 1981. Avec l’aimable autorisation de l’autorisation / Galerie Bene Taschen, Cologne.

Le festival s’autofinance sur une majeure partie, les mécènes et sponsors privés sont de plus en plus présents, n’avez-vous pas peur qu’une partie de la programmation vous échappe ? Ou même de perdre les visiteurs qui se retrouveraient gênés par la présence de trop de marques ?

C. W. : La règle d’or qui semble une évidence est la non intervention sur le contenu éditorial. Dans la majorité des cas, sur la programmation de nos partenaires ou nos mécènes, il s’agit de prix, et généralement je fais partie du jury.
Financièrement, et c’est important de le dire, un peu plus de 50% de notre budget provient de la billetterie et de nos resources propres. Les collectivités territoriales nous soutiennent à hauteur de 30%, entre l’État, la région, la ville et le département. Le mécénats et partenaires représentent un peu moins de 20%, ce sont des collaborations de longue date, on se connaît bien et on sait comment on fonctionne et quelles sont nos valeurs communes. Sans eux, il nous manquerait une partie non négligeable de notre budget. C’est évidemment une question, mais dans la mesure où il n’y a pas d’interaction sur la programmation, je ne vois pas de problème, en particulier lorsque les sujets qui sont soutenus, si on prend par exemple les prix, participent à la mise en valeur des artistes. Par exemple, Women in motion est un prix très important décerné par les Rencontres et Kering avec une dotation qui met en valeur la création et la carrière d’une artiste ou d’une photographe, et sans Kering, nous ne pourrions pas le faire.

Depuis 2018, les Rencontres d’Arles – sous la pression d’une tribune et d’une pétition qui avait été lancée par un rassemblement d’agences et de collectifs (qui deviendra le CLAP) – avaient commencé à rémunérer les photographes. Aujourd’hui leur rémunération est de 2000€ pour les expositions monographiques et 500€ pour les collectives. Est-ce suffisant pour l’un des plus grands festivals photo au monde ?


C. W. : On partait de zéro pour en arriver aujourd’hui à 2000€ pour une exposition monographique, 500€ pour une exposition collective de moins de 10 artistes et 300€ si il y en a plus de 10. On peut considérer que ce n’est jamais assez, je peux tout à fait l’entendre, ensuite, c’est le modèle qui est à mettre en regard parce que nous produisons une trentaine d’expositions. On essaie de faire mieux, d’augmenter ou de se réajuster progressivement. Quand je suis arrivé, le montant était de 1500€, donc, je considère que l’on a quand même fait quelque chose. 
La question de la rémunération des artistes est une vaste question qui ne touche pas que les Rencontres d’Arles, ça touche tous les musées, les centres d’art… Tout le monde doit l’avoir à l’esprit que d’une certaine façon, une exposition offre aussi de la visibilité. Je veux dire, si les montants devenaient très élevés, et je pense notamment aux plus petites structures, pourraient-elles continuer à exister et à présenter des œuvres et des artistes ? C’est une vraie question. Jusqu’à quelle somme une institution et une petite institution sont-elles capables d’aller ?

C’est une question existentielle pour un certain nombre d’institutions. Sachant que les pouvoirs publics essaient de faire de leur mieux, mais les subventions ne vont pas en augmentant. Même si elles sont réajustées, pour beaucoup d’institutions ce sont les mêmes depuis très longtemps. Donc, cela pose aussi la question que vous apportiez tout à l’heure par rapport aux marques. Comment fait-on ? Quelle est la solution ? Moi, je suis ouvert à toutes critiques, mais est-ce qu’il existe une idée géniale pour remplacer le mécénat privé ? Devrait-on au contraire aller chercher plus de mécénat privé pour donner davantage aux artistes. 
On partait de rien parce que pendant très longtemps, on considérait que le fait de donner de la visibilité était d’une certaine façon, une rémunération.

Nomura Sakiko. Sans titre, 1997, série Hiroki. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Aperture.

Mais l’écosystème a beaucoup changé. Il y a plus d’artistes qu’avant, il y a plus de galeries, plus de commissaires, etc…L’écosystème s’est élargi, cela pose donc de nouvelles questions : comment survit-on ?
Dans la photo, il y a eu encore d’autres problèmes qui sont survenus depuis, avec la perte des revenus que la presse offrait autrefois. Une fois qu’on commence à développer le sujet, on s’aperçoit de la difficulté de la question…

INFORMATIONS PRATIQUES

lun01jul10 h 00 mindim29sep(sep 29)19 h 00 minLes Rencontres d'Arles 2024Sous la surfaceLes Rencontres d'Arles, 32, rue du Docteur Fanton 13200 Arles

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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