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Incompiuto, un phénomène endémique dans le viseur de Roberto Giangrande

Temps de lecture estimé : 5mins

Avec Incompiuto, paru aux éditions Lightmotiv, le photographe italien Roberto Giangrande nous amène à la rencontre de ces bâtiments, ponts, autoroutes inachevés (incompiuto) qui gangrènent l’Italie. Ce phénomène date de plusieurs décennies et ne peut être apparenté à ces constructions laissées à l’abandon que l’on peut aussi rencontrer en Grèce, par exemple. Dans le second cas, elles sont davantage liées à la crise économique de 2008, alors que dans la péninsule, ce phénomène est endémique, récurrent et multifactoriel.

C’est par exemple, des villas posées à flanc de colline à Palerme, en Sicile. Achevées à 80 %, elles sont dans l’attente de finitions, d’habitants depuis 1978. L’auteur nous donne même les coordonnées GPS afin que nous puissions voir ça de nos propres yeux. C’est aussi un terrain de football accompagné de gradins, d’une piste d’athlétisme, bref un stade presque complet (achèvement 70 %) à Taviano dans les Pouilles. Puis, un hôpital, un immeuble, un pont, et tant d’autres œuvres humaines qui ne connaissent pas d’activité, de vie, et même d’utilité.
Derrière les images aux couleurs pâles, pastels de Roberto Giangrande, on pressent qu’il se cache, se joue, quelque chose d’effroyable. Alors que celles-ci ne contiennent aucune présence, pas la moindre parcelle de vie, les colosses de béton, les gares désertes aux parkings vides offrent une sensation vertigineuse de désespoir et d’incurie.

Incompiuto © Roberto Giangrande / Editions Light Motiv

Parce que, que sont ces structures inachevées ? D’abord, et avant tout, le résultat de délits divers et variés. Que ce soit le fait des mafias, des collectivités locales, de politiques corrompus, il n’en reste pas moins que le paysage italien se couvre de ces lieux vides. Il faut d’ailleurs souligner la remarquable homogénéité à l’échelle du pays, les inachevés n’étant pas l’apanage des régions les plus pauvres du sud.
Mais derrière les images glaçantes d’Incompiuto le lecteur peut aussi développer une réflexion qui ne l’est pas moins.

Des stades sans joueurs, hôpitaux sans patients, routes sans voiture… La population italienne paraît délaissée, mise à l’écart, comme si elle n’avait pas de réelle importance. On construit, on bétonne, on rase les forêts, on assèche, puis on laisse rouiller des carcasses qui pourraient apporter un peu de bien-être ou de joie. Pourquoi ? Parce que précisément l’argent prend plus d’importance que la vie ou le bonheur, que des lieux, même vides, sont plus attrayants pour les promoteurs mafieux.
Ce vide, c’est d’abord un vide policier, judiciaire. Une forme de preuve flagrante que l’Italie ne sait pas encore se libérer des travers qui l’habitent depuis si longtemps, dont la corruption. L’Italie présente souvent ce visage d’un pays parcouru par des formes d’illégalités presque folkloriques et la lecture des images ne fait que renforcer cette idée. Alors que nous sommes dans une Europe prétendument éclairée, donneuse de leçons, il est quand même troublant qu’une telle puissance ne soit pas encore parvenue à mettre fin à ça.

Incompiuto © Roberto Giangrande / Editions Light Motiv

Incompiuto © Roberto Giangrande / Editions Light Motiv

Manque de volonté ? Ou facilité d’une économie construite aussi sur ces dérives ? Gardons-nous de la juger trop sévèrement toutefois, nos politiques n’étant certainement pas plus probes que les leurs.

Aussi, il y a dans les photographies de l’auteur, dans leurs teintes pâlies un « parfum » de fin des temps. Alors que le monde se couvre de plus en plus de béton, créant de fait des catastrophes abominables telles qu’en Espagne, ces réalisations inutilisées donnent un sentiment prégnant de gâchis. Destruction des terres arables, espaces naturels, habitats sauvages, imperméabilisation des sols, accélération du réchauffement par l’émission de CO2, tout ici concoure à fragiliser encore plus le Vivant, par-delà à provoquer une destruction massive dont les victimes sont de plus en plus humaines.

Incompiuto © Roberto Giangrande / Editions Light Motiv

Par moments, en contemplant les photographies, un vertige surgit : celui d’un monde dystopique d’où l’Homme aurait disparu, laissant derrière lui des lieux sans âmes. Une sorte de récit d’anticipation de ce qui risque de se produire tant l’orgueil humain et l’inaction politique finiront par nous détruire.

Merci donc à Roberto Giangrande pour ce beau livre, à Roberto Ferrucci pour la postface, pour ce courage d’aller à la rencontre de ce qui n’existe pas vraiment. Peut-être qu’Incompiuto fera écho et poussera certains, certaines, à mettre fin à ces absurdités.

Site de Roberto Giangrande

Site des éditions LightMotiv

40€

INFORMATIONS PRATIQUES
Incompiuto
Roberto Giangrande
Editions Light Motiv
16,8 x 23,4 cm, 128 pages
ISBN : 9791095118275
40€
https://www.instagram.com/roberto_giangrande_photo/
https://editionslightmotiv.com/produit/incompiuto/

Frédéric Martin
Frédéric Martin est photographe, son travail questionne l'intime, la relation à l'autre. Il a publié l'Absente chez Bis Éditions. Frédéric Martin écrit aussi des chroniques de livres de photographies dans lesquelles il cherche à valoriser tout autant le travail du photographe que l'objet livre. Elles sont à lire sur son site : www.5ruedu.fr

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