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Desmemoria, Les coupeurs de cannes à sucre à Cuba
Une exposition de Pierre Élie de Pibrac

DESMEMORIA, Coupeur de cannes à sucre masquant son visage par peur d’être reconnu © Pierre Élie De Pibrac
Temps de lecture estimé : 13mins

Pierre Élie de Pibrac est parti vivre plus de huit mois à Cuba avec femme et enfants et s’est intéressé à ces coupeurs de Cannes à sucres, autrefois âmes de la nation quand le régime sortait de la Révolution, aujourd’hui, petit peuple appauvri et surveillé. Cette exposition sur ce plan est une véritable révélation et une prise de position in fine sur cette réalité des quotidiens où l’ombre grise a gangréné les soleils prometteurs d’autrefois.

Pierre-Elie de Pibrac construit une sorte de voyage de l’ombre, disparition des cubaines et cubains, réduits à lune forme d’esclavage et d’asservissement. Contraints au travail, coupeurs de cannes, matière transformée dans ces immenses usines, il photographie ce Cuba tombé en désuétude, usines et champs de cannes, villages, habitations, routes, décors, versés à l’oubli, où s’exercent toujours surveillances et délations. Cette photographie ouverte à l’espace est une instantanéité voulue et choisie, afin de libérer ce regard qui raconte l’impasse existentielle de ces condamnés à vivre et y note scrupuleusement les gestes de la vie dans son reflux.

DESMEMORIA, Coupeur de cannes à sucre masquant son visage par peur d’être reconnu
© Pierre Élie De Pibrac

Un travail particulier s’expose ainsi à l’espace galerie du laboratoire Dupon-Phidap, dans une plénitude attentive. Ce travail est le fruit d’une complicité tout autant d’une amitié entre Thomas Consani, orfèvre en tirage et Pierre-Elie de Pibrac, Photographe.

Tous deux ont cherché la traduction la plus exacte en matière de tirages, afin que ces noirs et blancs ne soient ni trop contrastes, ni trop doux, et que les gris aient cette capacité de retenir une lumière “atemporelle”, rendant plus difficile à situer dans le temps historique la période dont ces photographies témoignent, afin de donner cet éclairage particulier aux propos vécus du photographe dans Desmemoria: un reflux de l’identité des cubains, ces derniers coupeurs de cannes à sucre totalement oubliés ont cru à l’idéal castriste dont ils semblaient être le symbole, aujourd’hui laissés pour compte.

Les tirages de Thomas Consani sont le fruit d’ une recherche d’a-tonalié prégnante afin de doubler conséquemment ce que disent et montrent ces images, la pauvreté et l’indigence de ces ouvriers très surveillés, tout un panorama de l’absence s’y lit, d’autant que Pierre Élie de Pibrac suit, avec la distance appropriée de ces cadrages, de son cadre pourrait-on écrire cinématographique, l’assourdissement et le désenchantement de ce monde, gagné par la peur, cette lente disparition d’un peuple qui fut alors conquis au castrisme et dont le sourire s’est irrémédiablement figé….

Entretien avec la photographe Pierre Elie De Pibrac et le tireur chez Dupon Thomas Consani

Ainsi naissent ces images dans ces gris choisis, dans une quasi impossibilité de situer plus précisément leur actualité, un présent permanent s’est installé répondant au concept du titre Desmemoria, l’impossibilité du souvenir; une dé-mémoire les place ainsi dans un hors-temps figé sur lui même, alors que ces cubains marchent contre le jour, dans la nuit lente, comme avalés par les bâtiments dont les carcasses reposent sous un soleil incertain, un pays de désolation profonde, en proie à la dépression. La terre, l’air, la lumière, les rues semblent elles-mêmes atteintes du Mal, rongées de l’intérieur, se délitant à l’extérieur, si bien que les bâtiments photographiés, la grande usine elle même, ne semble plus traversée que de fantômes et d’ombres. Dans ce contexte des images touchantes naissent , compagnes endeuillées à la notation précise. La vie, aussi reculée soit-elle en ces lieux, est l’expression d’une fuite en avant, d’une disparition; les objets et les corps, les situations, résistent à cette impermanence, mais pour combien de temps? Tout est suspendu à ce regard qui évoque mélancolies profondes, refus, où fuient les toits et les murs gris au delà de leurs lignes.

DESMEMORIA, sans titre CUBA © Pierre Élie De Pibrac

Tout une part de cette exposition se nourrit de ce suivi, scènes de la vie ordinaire, sans extravagances, que le photographe note dans des carnets de mémoire, avec infiniment de délicatesse, sans jugement, cherchant à rencontrer ce peuple là, disparu d’aujourd’hui, au delà comme au dedans de ses ombres. Un quotidien parle de toute cette mémoire impossible, historique, politique, qui semble se déliter pour se réfugier dans une mécanique des gestes, une fatigue viscérale. Ces héros de la révolution, face au délitement de leurs conditions de vie, sont ainsi passés de la lumière à l’ombre. Ils ont voulu oublié les raisons profondes de ce changement de statut. Face au régime castriste, ils ont du se rendre amnésiques pour ne pas avoir à faire face à cette réalité, afin de pouvoir survivre dans une immobilité du temps répétitif et sourd.

Pierre Élie de Pibrac ne cesse de cueillir ces images qui naissent à portée de mains, de regards, dans une distance juste, son cadre donne beaucoup de présence au décors, en naissent des images sur-réelles et symboliques, telles ce jeune cheval noir qui file au galop dans une fuite en avant, évoquant le tragique de cette liberté volée. C’est là sans doute aussi ce qui fait métaphore et photographie chez Pierre Élie de Pibrac. Cuba est ici une prolongation constante du regard et d’un temps, figé, où les gestes s’absorbent en eux mêmes, dans cette lumière qui imprègne l’image et la fait immédiatement libre dialectiquement de sa lecture; tout s’y perçoit et s’y voit, ce noir et blanc si doux de ses contrastes est en soi la couleur de cette impossibilité de mémoire, dans sa déréliction, dans un abandon complet.

DESMEMORIA, cité en ville © Pierre Élie De Pibrac

Cette photographie ne cesse de courir sur le temps, de faire de ce constat, le partage d’autre chose, grâce aussi à ses références à la grande tradition américaine de la photographie sociale de la FSA, Dorotea lange, Walker Evans, situant l’action dans un champ de conscience où les corps et l’espace sont les tout premiers signifiants. Il est question de trouver la juste expression photographique entre le sentiment profond du témoignage humain (ici plus qu’un constat) et l’emprise politique d’un système qui contraint la vie à refluer dans la pauvreté, partages de la visible et invisible humiliation de l’esclavage subi sous la contrainte, jusqu’au renoncement sacrificiel de soi… constat des effets de la dictature sur la vie.

C’est bien dans ce rapport que se meut ce réel fait de fusions, de déplacements et de scènes de la vie plus que simples. Une femme dort avec son enfant sur un matelas à même le sol, il n’y a rien à dire, juste à saisir au vol ce moment de repos qui fait vie, ici et maintenant. Voilà ce qui touche, cette justesse de ton dans l’à propos du champ de cette photographie qui note la vie telle qu’elle est, sans jugement, sans sourciller, dans son souffle. Magie imparable de l’heure vivante malgré tout et dont le pouls bat lentement, doucement entre lumière et pénombre. Quelque chose d’une rêverie verlainienne à l’épreuve de Cuba donne à re-sentir plus qu’à voir ce qu’il se passe ici, dans cette lecture des images au retour du voyage et là bas dans ces prises d’images; cette rêverie reste un lent “cauchemar” qui ne dit pas son nom, improbablement déréalisant, qui ne cesse de s’établir dans un silence redoutable au delà de la plainte, mutique, comme un tremblement sur soi avant de disparaitre.

Desmemoria est photographiée dans une sensibilité qui perçoit à la fois les signes de ces disparitions, pour en même temps les inscrire dans la mémoire de la peau de Cuba, sans pathos. Cette photographie ne connait pas d’effets de dramatisation, elle se situe au bord du témoignage dans une tradition où la propre humanité du photographe trouve à noter les travers de ces vies qui croisent son regard attentif. Celui-ci, symboliquement “accroche” magnétiquement ce qui témoigne dans le champ du visible d’une aspiration à la liberté, vivante encore malgré tout, dont les coupeurs de canne ne se soucient plus si vertement; une fatigue de toujours, de celle décrite par le texte de Zoé Valdès, d’un autre temps, mais est-ce si sur, témoigne. Cette volonté vient s’inscrire dans la déception du photographe, au sein de cette volonté du témoignage et du partage.

Et si Pierre Élie De Pibrac rapporte ces ombres de l’errance aujourd’hui, c’est bien, à mon sens pour faire critique des systèmes d’oppressions sur la vie.

DESMEMORIA, sans titre CUBA © Pierre Élie De Pibrac

Un système de tensions entre ce qui s’affirme et se perd, est vu par cette photographie qui ne cesse d’être appelée à appréhender l’ invisibilité du drame, reflux des mémoires vers l’impossibilité du souvenir, et qui, poétiquement s’éprend de celles ci dans leur indéfectible aptitude à espérer comme à renoncer. Il m’a semblé que se jouait là toute la sensibilité auditive du photographe, de ce qu’il entend et de ce qu’il voit comme un appel à percevoir plus qu’à voir, même si sa photographie tire simplement ce sel de ce labeur, et qu’elle en tremble fixement dans l’instant. Est-ce une sidération qui l’emporte, douce et amère, complice, automnale, vaste vaisseau qui semble descendre ce fleuve impassible …?

Se fait alors, en soi une nécessité à s’inventer, à s’éblouir, de cette simplicité qui hante le réel d’une fenêtre, d’un objet, d’un coin de lit dans une métonymie qui touche au surréalisme de certaines images, c’est là en quelques sortes une pointe de regard qui fait vision et rend Pierre Élie à toute sa concentration comme à sa présence à ce qui l’entoure, dans une percée du regard propre à se déciller pour ne plus avoir à faire référence à une dramatisation de la pauvreté qui désignerait la pauvreté, dans un jeu de renvois comme une représentation simplifiante. Il n’est plus ici question d’une pauvreté mais d’une simplicité assez sobre qui fait photographie. S’en suit une photographie intime qui note le lent constat qui vient à naître et dont l’ombre s’insinue au coeur.

Ici le cheval noir qui file devant le photographe, là le geste du coupeur de cannes en plein champ qui se masque le visage avec sa casquette afin qu’on ne puisse l’identifier ou qui essuie sa sueur, on ne peut savoir,…. réflexe protecteur et négation de soi, plus tard une femme aperçue par la fenêtre, couchée sur un matelas jeté au sol, son enfant à ses côtés, semblant dormir “tranquillement”, là, un homme assis au bout de sa chambre, de dos regardant dehors, ailleurs, là où le regard du photographe ne saurait aller… comme si un monde était réservé à la butée du regard de ces êtres là, impossible à suivre, impossible à comprendre, se réservant aussi le silence pour eux mêmes, dans une appropriation singulière, comme pour pousser la vie un peu plus loin au delà de ses manquements, à la joie devenue incertaine. de vivre même, car est ce bien la vie vécue et valant d’être vécue qui ne résume plus ni au courage, ni à la fierté, mais à ne plus inéluctablement disparaître. Tout le vivant n’est-il plus à Cuba que l’indignité du castrisme déchu, même à travers ses victoires, quand la vie est devenue mécanique et austère, que tout se délite et se délie, quand le soleil disparait?

DESMEMORIA, sans titre CUBA © Pierre Élie De Pibrac

Toutes ces images ont l’intensité de la présence ajournée d’une autre vie, celle qui semble avoir fui au delà des apparences, de cette réalité de la vie ici à Cuba, en ces instants, ce repli d’une mémoire ajournée, dans l’impossibilité d’une autre réalité.

Dans l’exposition sont exposées deux séries, l’une majeur issue de cette tradition du reportage social FSA, en noir et blanc et l’autre en couleur, plus “art contemporain,” à la chambre, comptant de grands portraits qui font fleurir ces présences à l’oeil, portraits de ces cubains devant leur maison, obligés ces jours là d’en repeindre la façade, parce que c’est l’anniversaire de la révolution. Pierre Élie de Pibrac leur a demandé de faire enfin face à la chambre photographique et de regarder dans les yeux, de faire face.

Dignes bien que saisis, on peut y lire beaucoup de tristesse, d’abattements, de silences, de tendresses profondes et de fierté, de résistances, d’esprit, même si tous témoignent de violences subies…qui resteront secrètes, on peut en lire la charge et la portée, dans ces regards se loge tout le poids du castrisme.

DESMEMORIA aux éditions Xavier Barral

Le Livre Desmemoria publié aux éditions Xavier Barral, alterne avec les photographies Noir et Blanc, ces portraits dont le filigrane porte les slogans castristes cités dans le livre et relativement invisibles au regard, dans l’exposition, si on ne s’approche pas très près du tirage. Ce filigrane couvre toute la surface de l’image, si bien qu’il s’inscrit dans la peau même du peuple des coupeurs de cannes à sucre, de ces travailleurs de l’ombre, comme marqués au fer rouge de l’invisible invasion de la dictature castriste et de ses litanies. Condamnés à Vivre, mais pas seulement. Le texte magnifique de Zoé Valdès évoque la petite fille de l’année 1970, quand Castro avait promis au grand frère soviétique dix millions de tonnes de sucre, efforts incommensurables de la réquisition de tous, fillette de onze ans, femmes et hommes de tous âges, de toutes conditions devant travailler tous les jours 20 heures pendant 40 jours…. ce in MEMORIAM donne une couleur si particulière au défi d’une nation que celle ci habite tout le livre et continue à parler comme un rêve, à rouler comme un fleuve lent, les tourbillons de cette vie épique et militante, fierté des nationaux, aujourd’hui épuisée, mais assez présente pour faire ombre à ce Cuba qui ne cesse toujours de se projeter au devant de sa mémoire enfuie, entre fierté et abattement. Le récit est en soi un coup de point, un retour du prix que le peuple a du payer dans une souffrance, qui a fait date et qui s’est inscrite à la limite de l’épuisement et de la mort, quasiment héroïquement en son épicentre comme un point aveugle toujours dolent, dramatique et glorieux.

© Pierre Élie De Pibrac

DESMEMORIA aux éditions Xavier Barral

Au sortir de Desmemoria, ne s’entend plus le songe simplifié d’un Cuba autrefois glorieux et déchu, mais cette lente aspiration du temps présent qui voit son sacrifice n’appartenir ni au passé, ni au futur, et résider dans cette impermanence du temps, comme un évènement baroque très contre-versé.

http://exb.fr/fr/home/389-desmemoria-9782365112437.html
http://www.pierreeliedepibrac.com/fr/
http://www.centraldupon.com/category/nos-expositions/

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INFORMATIONS PRATIQUES

mer06nov(nov 6)9 h 00 min2020ven17jan(jan 17)19 h 00 minDesmemoriaPierre-Elie de PibracL’Espace Dupon-Phidap, 74, Rue Joseph de Maistre 75018, Paris

Pascal Therme
Les articles autour de la photographie ont trouvé une place dans le magazine 9 LIVES, dans une lecture de ce qui émane des oeuvres exposées, des dialogues issus des livres, des expositions ou d’événements. Comme une main tendue, ces articles sont déjà des rencontres, polies, du coin des yeux, mantiques sincères. Le moi est ici en relation commandée avec le Réel, pour en saisir, le flux, l’intention secrète et les possibilités de regards, de dessillements, afin d’y voir plus net, de noter, de mesurer en soi la structure du sens et de son affleurement dans et par la forme…..

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