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Carte blanche à Elisabeth Hering : Rencontre avec John Jefferson Selve, Possession Immédiate

Temps de lecture estimé : 7mins

Pour sa troisième carte blanche, notre invitée de la semaine, Elisabeth Hering chargée de clientèle au laboratoire Picto, nous présente la revue « Possession Immédiate » à travers une rencontre avec son fondateur, John Jefferson Selve. Une édition qui fait se côtoyer auteurs de littérature contemporaine et photographes dont le prochain numéro verra le jour à la fin du confinement…

« Jeff » est venu me voir un jour sur la recommandation d’un de ses amis, avec qui je travaillais depuis peu, alors qu’il était sur le point de publier le 4e numéro de la revue dont il est l’initiateur et le coordinateur. Possession immédiate, d’après un vers de Rimbaud tiré des Illuminations, rassemble auteurs de littérature contemporaine et photographes, hors de toute actualité, mais apportant un portrait en filigranes de notre époque, et en creux, celui de son créateur.

Elisabeth Hering : Qui es-tu, John Jefferson Selve ?

John Jefferson Selve : À l’heure où beaucoup aime à se surdéfinir, essayons de faire simple : je suis le fondateur de la revue littéraire et photographique Possession immédiate. C’est une revue imprimée qui existe depuis 2013-14 et nous nous apprêtions avant le confinement à sortir notre dixième numéro. Je suis entouré de Ben Wrobel à la maquette et de Ferdinand Gouzon en conseiller éditorial. Après il y a le noyau dur d’amis, une douzaine de personnes, écrivains, photographes, cinéastes qui reviennent à chaque numéro de la revue. Ils sont le soutènement nécessaire au squelette de PI, et ils en sont aussi jusqu’à présent l’énergie particulière. Sur ce numéro X à sortir, il y a en tout une quarantaine de contributeurs que j’invite; je suis un peu le tenancier, c’est ainsi qu’aujourd’hui je pourrais me définir.

EH : Quelle a été l’impulsion de la création de la revue ?

JJS : Plusieurs choses : je sortais de l’aventure éditoriale de la revue Edwarda que je faisais avec Sam Guelimi, et qui reposait aussi sur le texte et l’image, avec le désir de dire à nouveau frais une érotique non réservée aux amateurs du genre. À cette époque j’ai découvert le plaisir de faire vivre une publication, les échanges, les productions. Une fois mon temps fini au sein de cette aventure, j’ai eu envie de continuer, de garder le plaisir d’éditer, de réunir des artistes en un lieu. J’étais lecteur de revues : Documents de Georges Bataille et Georges Henri Rivière par exemple ou la revue japonaise Provoke avec Daido Moriyama qui me fascinait. C’étaient des sources de réflexions et d’inspirations. Mais l’impulsion fondamentale, le désir profond, étaient de contrer par l’image et le texte l’inclinaison de notre époque à l’enfermement technologique et algorithmique alors en plein essor. Depuis, les choses n’ont bien sûr pas cessé d’empirer et mon approche n’est plus la même. Enfin, à ce moment là, il y avait une volonté un peu naïve de miser sur une sorte de stratégie de la sensation pour tenter de réagir à une période se sclérosant. Ce que je dis là peut apparaître un chouia démesuré et naïf mais il y avait ça, dès le départ, dans Possession immédiate : ce sentiment d’urgence et de liberté. D’existence, pour aller jusqu’au bout de grands mots. C’est là, l’âme sensitive de la revue comme dirait Valéry ; mais sans jamais, s’exempter non plus de faire partie de la grande machinerie.

EH : Et par delà ces impulsions comment cela se traduit-il concrètement dans la revue ?

JJS : Les enjeux sont multiples et passionnants : il y a l’élaboration cruciale du sommaire : le choix de chaque contributeur par rapport au thème de la revue. Sinon, de façon architecturale, je garde en tête, depuis le début quelques problématiques : comment donner à voir une image à l’heure de leurs propres saturations, comment articuler celles-ci avec les textes. Croire aussi ou décider que le lecteur n’a pas forcément envie d’être choyé ; je n’aime pas trop expliquer, j’aime bien que lecteur fasse un travail d’interprétation ou qu’il s’accapare d’une autre façon mes intentions. Longtemps la revue a été sombre, dans son fond et dans sa forme, c’est une certaine violence qu’il fallait assumer, à une époque du care où l’on ne peut même pas envisager la noblesse de la blessure. C’est très concret de faire une revue ainsi, avec une certaine véhémence. C’est un geste. Toutefois le prochain numéro est différent, plus doux.

EH : Comment penser justement la place, le rôle, la « dimension », de la photographie au sein d’une revue telle que la vôtre ?

JJS : Au départ, il y avait le goût d’une photographie de la sensation, ou de l’image en mouvement, quasi cinématographique, j’aimais beaucoup le travail de Michael Soyez (maintenant Michael Blin dans le vol X), par exemple, qui fit la couverture du premier numéro. Le travail du réalisateur Philippe Grandrieux (voir son film : Sombre) constitue la revue. La pénombre est une chose importante pour PI, et de par cette visée, j’ai travaillé naturellement avec des artistes comme Christina Abdeeva, Anna Prokulevich ou encore Anton Bialas et Kamilya Kuspanova, avec qui nous avons édité notre premier livre de photographie : Début de siècle. Dans Possession immédiate la photographie s’appose au texte, les sources sont démultipliées : pellicule, numérique, téléphone portable. Je ne suis pas fan de la belle photo technique, j’aime bien les accidents, les défauts ou les images-corps, les images-tableaux. Qui savent la lumière sans avoir peur de l’accident, ou qui savent le Kairos, à l’instar de Giasco Bertoli, d’Henry Roy pour la lumière, Nicolas Comment, ou Anne-Lise Broyer, par exemple. En ce moment, j’aime beaucoup aussi le travail du jeune photographe Safouane Ben Slama ou de Mary Baldo pour leurs lumières ; dans un style très différent j’ajouterais aussi les noms de Natacha Nikouline et du photographe anthropologue Pierre de Vallombreuse dont les travaux sont impressionnants. On les retrouve tous dans le nouveau numéro de PI. Ma culture de la photographie se compare à celle de la littérature, elle est sommaire, légère et anarchique. J’ai lu trois livres sur la photo : ceux de Walter Benjamin, de Jean-Christophe Bailly et de Bernard Lamarche Vadel. Ils me sont essentiels. Pour le reste l’instinct et les hasards priment. Et puis il y a des phases où on retourne à des choses vues : retour à Nan Goldin en ce moment, ses corps féminins, et à Antoine d’Agata pour les mouvements, aux écrivains photographes aussi, à l’instar de Denis Roche qui m’occupent, mais d’une autre façon. C’est ainsi que la saisie photographique de Possession immédiate passe par une sorte d’illumination profane dans ses choix.

EH : Est ce que tu réalises aussi des expositions photos ?

JJS : Nous en avons fait deux pour le moment, une à la galerie 24B, il y a 4 ans, tout le second numéro de la revue était sur les murs, et nous avons « commissionné » à l’automne dans un nouvel espace Lucid Interval l’exposition de Christina Abdeeva. Sinon j’aimerais développer une galerie online, rattachée à notre site, avec quelques tirages de notre fait, en vente à des prix abordables. Nous allons bientôt passer à l’acte.

EH : Peux-tu nous en dire un peu plus sur le prochain numéro ? Le numéro X, qui deviendra visible à la fin de cette période particulière de confinement ! Quelle en est sa « teinte », son humeur ?

JJS : La teinte est heureuse, c’est une empreinte du bleu ciel. Le numéro X prend comme titre une phrase de Deleuze à propos de Nietzsche qui dit : Seule la joie retourne. Le plus simple est que je vous laisse lire l’édito et voir la couverture ainsi que le sommaire, vous aurez ainsi un aperçu de ce qui vous attend, je l’espère, bientôt. Cette nouvelle mouture de Possession immédiate est un geste vers la lumière et une certaine idée de la joie qui se raconte dans ses instants. Ce qui ne veut pas dire ici le bonheur benêt, vous l’aurez compris. Sinon très concrètement le numéro est différents des précédents, il est plus épais, 200 pages, la couverture est nouvelle, l’impression aussi. La revue prend corps autrement, elle se métamorphose.

Retrouvez en avant première, l’édito du prochain numéro :

Cliquez sur l’image pour agrandir le texte

En savoir plus :
https://possession-immediate.com

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