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L’Invisible de Juliette Agnel aux éditions Isabelle Sauvage

Temps de lecture estimé : 9mins

Juliette Agnel était en résidence au cours de l’été 2019 à l’ancienne poste de Plounéour-Ménez, invitée par l’association Poésie et pas de côté. Il en résulte un bien beau livre fait de photographies en noir et blanc et de citations issues des échanges avec le géobiologue Yann Gilbert, dans une mise en page sobre, discrète assez « pure » pour donner à ce dialogue entre la photographie et le texte, l’évidence d’un territoire habité et parcouru de forces telluriques, lieux de culte aux pierres levées, dolmens, esprits qui semblent encore veiller, et qui, dans une sorte d’égrégor, en font un lieu particulier, hors de l’époque et du temps présent, havre de paix.

« Le chemin de l’invisible, c’est vraiment un chemin. Là on va monter, après on va redescendre, pour aller au fond du fond, dans le coeur du coeur, dans le sauvage…On pourrait croire que le paysage, lui, il est comme ça, que c’est du paysage, mais en fait, il y a quelque chose derrière ce qu’on voit. » Yann Gilbert.

Entretien entre Pascal Therme et Juliette Agnel autour de l’ouvrage :

Juliette a parcouru ces monts d’Arrée en ethnologue, en photographe inspirée, cherchant à photographier l’invisible, d’où le nom de l’ouvrage où est adjoint encore le mot diskuzh plus sonore, en breton, incantatoire, sorte de formule magique ouvrant le regard, présidant à l’éveil d’un monde derrière un monde, d’une réalité invisible issue d’une réalité visible, portrait méta-psychologique d’un enchantement, d’une surréalité aussi.

Dans L’INVISIBLE DE JULIETTE AGNEL, deux chemins se croisent alors, celui de l’ethnologue, de l’anthropologue, qui fonde une démarche scientifique, un socle dans l’approche du vivant mystère et du génie des lieux, descriptions, mesures, relevés, histoire, cartographie, classifications; ainsi s’entendent matières, roches, fougères, menhirs, dolmens, sous-bois, lande, calvaires et chapelles, qui apparaissent dans une approche singulière du territoire, et l’autre, plus méta- psychologique, plus contemplative, plus intuitive, où il est question d’impressions, de ressentis, de perceptions, de vie de l’esprit, de rêve éveillé, de somnanbulisme actif, de regard intérieur, de présences et des liens au Sacré, à l’immémorial, vécu par la photographe, comme une aventure de l’ être. Le livre ne rend compte que de cette seconde partie.

© Juliette Agnel / courtesy Galerie Françoise

Ainsi se se conjuguent ces deux lignes de force dans L’INVISIBLE DE JULIETTE AGNEL, l’une qui structure sa démarche et son approche quasi scientifique et l’autre, qui est de fait tout entière dédiée à son expression. Juliette est une photographe éveillée, son travail enchante toujours, des portes de glace, aux Nuits de Méroé, Taharqa et la nuit, elle suit son intuition dans un dialogue avec ces forces invisibles qui font le monde magique, car sentir c’est aussi comprendre mais du point de vue d’un imaginaire, d’une sensibilité ouverte sur les mystères et le Sacré; c’est encore inspirer le corps, en faire le premier sujet de cette photographie aux respirations profondes de l’âme, à la séduisante révélation. N’y a t-il pas chez Juliette Agnel ce désir de tutoyer l’infini, de dialoguer avec ces puissances augurales, pour pousser la porte de ce Sacré dont parle étrangement les Monts d’Arrée, traversés de ces forces telluriques, cosmiques qui les ont préservés jusqu’à maintenant ?

© Juliette Agnel / courtesy Galerie Françoise

Un rêve éveillé sensible et prégnant, une dé-marche réglée sur le coeur percevant, se révèle part poétique de sa photographie, témoin du merveilleux, âme romantique ouverte au chant profond de la Nature, aux mouvements du vent dans les arbres, silences des pierres levées sous l’infini du temps, chapelles endormies ouvertes à la lumière, manteau végétal humide, monolithes fiers, instruments du chant du monde, bijoux vivants à la flamme pétrifiée, verts buissons qui reposent, arbres déployant leur ramure, murmurants, émanations de l’invisible souffle aux secrets de ces présences multiples, ici préservées et toujours vivantes, se signalant à ceux qui connaissent intuitivement cette liberté d’eux mêmes pour entendre, faire regard et photographie..

Dans ce livre, tout se joue alors par un basculement du réel au profit d’un numineux, * dans un surgissement romantique et surréel, enchantement orphique, dans un tropisme positif qui ré-oriente….vers les forces inséminantes et contagieuses de la Nature, représentant le Sacré, l’Immémorial .. on pensera à Gérard de Nerval dans ses vers: ” A la matière même un verbe est attaché…/ Ne la fais pas servir à quelque usage impie !/ Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;/ Et, comme un oeil naissant couvert par ses paupières,/ Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres ! ,Les Chimères in Les vers dorés…

© Juliette Agnel / courtesy Galerie Françoise

En nait le ravissement ourlé de l’instant, ce qui fait ici photographie, épiphanies… ( du grec ancien ἐπιφάνεια, epiphaneia, « manifestation, apparition soudaine » compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose.).

« Ici, on est dans ce que moi j ‘appelle une matrice. On est dans une vallée, cette vallée correspond au féminin, et c’est un départ de quelque chose. À partir de ce moment-là, on va presque la création d’un écosystème. C’est pour ça que c’est un site maternel. » Yann Gilbert.

On ressent dans L’INVISIBLE DE JULIETTE AGNEL la présence de l invisible mystère permanent qui habite la forêt… une paix immémoriale tient ces lieux hors de portée des appétences mortifères de ce temps de la déraison…. Tout ceci est fragile….

L invisible ici est sans doute une manifestation des Mânes, ces esprits des défunts qui ont reçu une sépulture correcte et qui sont protecteurs du vivant, matrice de l’apaisement, œuvres pacifiantes, à l’énergie au delà du temps…. Bien des rituels oubliés en ont été témoins, dont ceux des Druides, ici, présents.

© Juliette Agnel / courtesy Galerie Françoise

Encore faudrait-il évoquer l’ incommensurable de l amour, (cet oublié des astro-physiciens et dont parle Einstein comme la force créatrice majeure…) Eros donc, cette force aussi invisible, qui offre et donne l humidité de cette terre où les ombres détrempées ne relèvent plus de cette parole sue et oubliée, ( le léthé) agissante au cœur de l homme uni à son chant secret, irrationnelle et pourtant créatrice….ayant à déjouer les forces de destruction, de déchirement. C’est pourquoi, ici, se relève le temps, se dissout le variable, se creuse le chemin, s inverse le ciel…. se pacifie l être… entré en résonance, à l’écoute de ce qui a fui, reste imperméable au temps comme à jamais établi par la mémoire séculaire des pierres levées, quand la fragilité aiguë des fougères fait la lumière pour elle même, matricielle… et tout cela est pris dans un silence parfait, au centre de soi, afin que pépient les secrets inscrits et le mouvement qui les rend à leurs présences….toute la présence… Il semble que Juliette ait entendu ce mystère actif en forme de question, Sagesse de l écoute , poétique de l éphémère, instant fait d éternités, d invisible, d immémorial et de renaissances….

« En fait, l’objet de mon travail, précise Yann Gilbert, c’est aussi de descendre et d’aller vers le féminin, dans la vallée, vers l’eau, dans ce qui est sombre, humide, et qui redescend vers le bas. »

© Juliette Agnel / courtesy Galerie Françoise

Ainsi le rêve se montre t il plus prodigue et plus doué, car au cœur de l homme se trouve l accord premier d où sont nés tous les actes magico-religieux qui enfantent, qui protègent, qui dialoguent avec lInfini, s’adressent au Cosmos…. et aux hommes, en retour…

Cet accord majeur se trouve encore être aussi celui des forêts primaires, des pierres levées, des oiseaux, des chapelles au fond des âges, des statues qui parlent et de tout ce chant secret de l invisible qui parvient de l ailleurs, au seuil des portes, au point intérieur ou s ouvrent l écoute et le chant sacré du Monde.. orienté par des lois connues des anciens et dont les Druides étaient les gardiens.

Ces connaissances ont été perdues pour le plus grand nombre, c’est dans l’oeil agile de Juliette Agnel que se re-programme cet enchantement des sources et de tout cet imaginaire de l’humide, des plantes sacrées, fougères qui, brûlées, ouvrent les portes aux gardiens énergétiques des pierres levées.

Restent de superbes photographies qui ne cesseront de témoigner de ces éblouissements et un livre qui en contient toute l’expérience. A regarder certains soirs dans le secret des alcôves alors que le monde, au dehors s’époumone… Alors, on se sent plus proche du ciel et de la nuit…

Juliette Agnel est représentée par la galerie Françoise Paviot.

 

*Numineux/ C’est en 1917 que Rudolf Otto publie son livre intitulé Le Sacré, portant en sous-titre « L’Élément non rationnel dans l’idée de divin et sa relation avec le rationnel ». Il y introduit un nouveau concept dans le champ des sciences des religions, le concept de « numineux » ou de « numinosité ». Cette création conceptuelle portait en soi une possible remise en perspective de l’anthropologie par rapport au sacré., source encyclopedia universalis)

INFORMATIONS PRATIQUES
L’invisible
Juliette Agnel
Editons Isabelle Sauvage
19×15 cm
130 pages
22€
https://editionsisabellesauvage.fr
https://julietteagnel.com

BIENTÔT

sam10oct(oct 10)15 h 00 min2021sam30jan(jan 30)18 h 30 minLa Mémoire des rochesJuliette AgnelGalerie l'Imagerie, 19, rue Jean Savidan 22300 Lannion

A LIRE :
Covid-19 et les photographes : Entretien avec Juliette Agnel « Pour un fonds d’urgence unique! « 
Une 3ème édition réussie pour Chaumont-Photo-sur-Loire 1/3 Bae Bien-U et Juliette Agnel

Pascal Therme
Les articles autour de la photographie ont trouvé une place dans le magazine 9 LIVES, dans une lecture de ce qui émane des oeuvres exposées, des dialogues issus des livres, des expositions ou d’événements. Comme une main tendue, ces articles sont déjà des rencontres, polies, du coin des yeux, mantiques sincères. Le moi est ici en relation commandée avec le Réel, pour en saisir, le flux, l’intention secrète et les possibilités de regards, de dessillements, afin d’y voir plus net, de noter, de mesurer en soi la structure du sens et de son affleurement dans et par la forme…..

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