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Interview Hugo Daniel, commissaire Giacometti/Beckett à l’Institut Giacometti

Temps de lecture estimé : 6mins

Il est particulièrement pertinent et réconfortant de commencer l’année sur cette amitié encore peu explorée entre Alberto Giacometti et Samuel Beckett à l’Institut Giacometti (seul le vernissage presse est maintenu), lieu à la fois intime autour de l’atelier du maitre et d’une grande exigence théorique et scientifique nourrie de l’héritage laissé par son processus créatif dans un quartier proche de Montparnasse, véritable épicentre de la modernité. C’est tout l’enjeu de ce dialogue entre l’artiste et l’écrivain que nous décrypte son commissaire Hugo Daniel à partir d’affinités telles que le corps empêché, le ratage jusqu’à l’épuisement, la scénographie comme projection mentale d’une solitude humaine ou une simplification des formes allant jusqu’à l’épure. Responsable de l’Ecole des Modernités de l’Institut Giacometti, il nous en rappelle le sens et la vocation.

Hugo Daniel à l’Institut Giacometti (visite de presse, photo Marie de la Fresnaye)

Genèse de cette exposition

Cette exposition s’inscrit dans une série organisée à l’Institut Giacometti sur les relations artistiques et les amitiés intellectuelles d’Alberto Giacometti. Celle avec Samuel Beckett, bien que durable (elle s’étend de la fin des années 1930 aux années 1960), a ceci de spécifique qu’elle n’est pas forcément très connue, malgré un témoignage majeur dont nous disposons : la réalisation par Giacometti de l’arbre pour le décor d’En attendant Godot dans sa reprise en 1961.

Notre volonté était de retracer ce compagnonnage intellectuel qui semble évident quand on constate la profonde affinité entre les deux œuvres.

Samuel Beckett et Giacometti dans l Atelier de Giacometti 1961 Ph Georges Pierre. DR © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti Adagp Paris 2020

Comment se traduit cette affinité autour du processus créatif ?

Elle se manifeste à travers plusieurs thématiques partagées, comme la question de la solitude humaine, le corps contraint, l’importance de la scénographie et du théâtre, … Les exemples sont nombreux. La question du processus créatif que l’on rencontre peu à peu dans les deux œuvres devient progressivement essentielle et l’enjeu principal de la création. Cela les rapproche, d’autant que chez l’un comme chez l’autre le processus créatif est appréhendé sous le même angle, celui du ratage. Ce terme est employé par Beckett notamment dans son texte célèbre Cap au pire : « Rater encore. Rater mieux » etc. mais il est également repris par Giacometti dans ses entretiens. Il ne s’agit pas seulement de l’idée d’échec, mais bien de ratage avec un besoin incessant de recommencer.

Le regard, l’acte de voir et ses limites

Il se joue parfois chez Beckett comme chez Giacometti une cristallisation sur certaines formes et celle du regard en fait partie. On peut penser par exemple chez Beckett à Film qu’il réalise avec Alan Schneider à New York en 1965 avec pour acteur principal Buster Keaton, d’abord intitulé « Eye ». L’un des protagonistes dans le script est cet œil. Ce film a pour essence même d’interroger le regard, sa hantise, sa menace, la peur de perdre la vue… Chez Giacometti cela prend une autre forme, le regard devenant pour lui l’élément unique à capter dans un portrait, chez un être, pour en dire la substance, au point qu’il puisse parfois se concentrer (comme il le revendique d’ailleurs) uniquement sur la réalisation d’un œil.

Importance du témoignage de Marin Karmitz, producteur et réalisateur, metteur en scène, cinéaste, collectionneur et ami de deux protagonistes

Lorsque Marin Karmitz assiste à la représentation de Comédie de Beckett, la pièce rejoint ses recherches autour des échanges entre forme littéraire et forme filmique. Il sollicite alors le dramaturge pour une adaptation. Dans le cadre de cette relation de travail, au gré d’échanges dans des cafés parisiens, Samuel Beckett lui présente Giacometti. Son témoignage est notamment intéressant dans l’évocation d’une très belle anecdote qui suggère qu’entre les deux artistes existait un lien insoupçonné qui est une vendeuse de fleurs ambulante qui allait de cafés en cafés. On ne sait pas ce qui se jouait exactement dans ces échanges mais Marin Karmitz a pu être témoin de cette connivence à trois.

Vue de l’exposition Giacometti/Beckett Rater encore. Rater mieux courtesy Fondation Institut Giacometti, photo Marie de la Fresnaye, visite presse

Le parcours s’ouvre sur l’évocation de l’arbre de En Attendant Godot commandé par Beckett à son ami Giacometti à travers une réinterprétation

Il ne s’agit pas d’une commande mais d’une réinterprétation de l’artiste irlandais Gerard Byrne dans le cadre d’une réflexion sur la scénographie et le décor du théâtre à partir notamment de En Attendant Godot de Beckett et en particulier la représentation de 1961 avec l’arbre de Giacometti. Il a cherché à recréer l’arbre à partir de documents mis à sa disposition, vues photographiques ou esquisses pour en produire non pas une reproduction mais une interprétation. À travers une véritable installation, un dispositif d’éclairage notamment, l’artiste transforme l’espace et nous aide à appréhender et penser l’expérience de ce décor de théâtre, dans son caractère artificiel.

Alberto Giacometti Tete sur tige 1947 Fondation Giacometti © Succession Alberto Giacometti Fondation Giacometti ADAGP Paris 2020

Vous êtes responsable de l’Ecole des Modernités à l’Institut Giacometti, quelle en est la vocation ?

L’École des Modernités est un programme de recherche qui a vocation à encourager et soutenir la recherche sur la période dite « moderne » selon l’appellation muséale, c’est-à-dire une période comprise, en gros entre 1905 et 1960 (ces repères couvrent la carrière de Giacometti justifiant notre engagement pour un tel programme). Il s’agit d’interroger la notion de modernité au XXème siècle, période dont on croit à tort tout connaitre et qui reste encore à redécouvrir, alors que les recherches des doctorants qui étudient le XXe siècle ont eu tendance ces dernières années à plutôt porter sur la période contemporaine. La modernité globale, et en particulier la modernité cosmopolite à Paris est l’un des axes de ce programme, qui entend favoriser l’émergence de questions qui n’ont pas encore été soulevées.

Nous soutenons ces jeunes chercheurs par un ensemble assez large de dispositifs tels que : bourses, résidences de recherche à Paris (à l’Institut Giacometti), l’accompagnement et la publication de textes, des colloques et journées d’études, un cycle de conférences de grandes figures de l’histoire de l’art également accessibles en archives audiovisuelles sur notre site internet.

 

Catalogue aux éditions Fage/Fondation Giacometti-Institut avec des contributions de : Marin Karmitz, Maguy Marin, Derval Tubridy.

A noter qu’en 2021 l’Institut Giacometti et le Musée national Picasso-Paris s’associent avec le Musée Voorlinden (Pays Bas) pour proposer un face à face entre Giacometti et Picasso comme nous le présente la conservatrice Barbara Bos (relire mon interview).

INFOS PRATIQUES :
Giacometti/ Beckett
Rater encore.
Rater mieux.
Jusqu’au 28 mars 2021
Fondation- Institut Giacometti
5 rue Victor-Schoelcher
75014 Paris
Actuellement Fermé.
fondation-giacometti.fr

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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