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Pour cette troisième carte blanche, nos invités de la semaine, les deux fondateurs de la revue Epic, Jean-Matthieu Gautier et Ambroise Touvet ont choisi de nous raconter les coulisses de leur revue. En particulier de nous parler de la difficulté de « lancer un média indépendant, un média papier, sans publicité, sans grand groupe industriel ou de presse derrière soi, sans filet en somme » et c’est Jean-Matthieu Gautier qui nous confie ce texte…

Et puis allez savoir comment, au hasard de recherches qui n’avaient rien à voir je me suis trouvé coup sur coup nez à nez avec deux clichés d’histoire qui m’ont totalement détournés de mon propos initial. L’une est authentique et sa portée symbolique est simplement magnifique. L’autre est le fruit d’une manipulation outrageusement maladroite.

https://webdoc.france24.com/sourire-auschwitz/index.html

Commençons par Lisette. Lisette Moru était une jeune fille de Port-Louis, dans le Morbihan, arrêtée pour acte de résistante et déportée à Auschwitz où on la voit, souriante face à l’objectif, peu après s’être fait raser la tête et tatouer son numéro de matricule. Lisette a 17 ans, elle fait partie d’un convoi de femmes résistantes, le convoi des 31000. Au moment où ce cliché est pris, cela fait déjà plusieurs mois qu’elle a été arrêtée et deux semaines qu’elle se trouve au camp d’Auschwitz Birkenau. Qui plus est nous sommes en février et l’on peut donc sans difficulté imaginer le froid et la faim dans ce lieu infernal qui n’a jamais fait rire personne. Et pourtant Lisette sourit !
Lisette est morte d’épuisement et probablement de dysenterie à la fin du mois de mars 1943.
La journaliste Stéphanie Trouillard a reconstitué tout son parcours dans un petit webdocumentaire très bien fait à retrouver sur le site de France 24.

En parallèle, nous avons ces portraits de victimes des Khmers rouges réalisés selon les mêmes types de bégaiement de l’histoire et aujourd’hui visibles au musée de Tuol Sleng, à Phnom Penh. Un musée pour honorer la mémoire des deux millions de Cambodgiens morts pendant cette période de terreur.
Bref, pour le site Vice, l’artiste plasticien irlandais Matt Loughrey a « redonné vie » à ces clichés en les colorisant, mais aussi en faisant sourire les personnes qui se trouvent sur ces clichés.
Ce révisionnisme a évidemment fair réagir des descendants de victimes et jusqu’à la communauté des photographes, notamment par la voix de John Vink, ancien de Magnum, désormais membre de Maps.

Vice a depuis retiré les images incriminées.

A droite, la vérité d’un document. A gauche, tout ce que l’on peut faire dire à un autre, en en détournant le sens, en falsifiant la vérité. Demeure la photographie, toujours là pour nous rappeler l’histoire, et une inconnue : l’envers du décors, le making off… qui prenait ces photographies d’immatriculation, dans quelles conditions ? Est-ce le prisonnier affecté à cette tâche qui a réussi à faire sourire Lisette ou son sourire est-il le fait d’une bravade, un pied de nez ?

La comparaison est osée, elle pourrait être indécente, mais j’aime penser qu’il y a dans le geste de Lisette quelque chose que nous cherchons néanmoins à reproduire en nous lançant avec Ambroise Touvet dans l’aventure EPIC. La presse est moribonde et beaucoup s’en détournent, a fortiori la presse papier qui semble appartenir à des temps révolus. Le projet semble être condamné à l’avance et pourtant il nous semble important de continuer d’essayer, encore et encore, inlassablement, de sourire face à la sentence, de ne pas la considérer comme une fatalité, de croire qu’il y a encore des lecteurs assez fous pour nous suivre et croire en nous !

© Morgan Fache, revue Epic vol 2

19€ le numéro. 70€ abonnement annuel.
Pour vous abonner :
https://www.revueepic.com/
Le numéro 2 est disponible en pré-commande !

La Rédaction
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