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Pour sa troisième carte blanche, notre invitée de la semaine, la journaliste Frédérique Chapuis, partage avec nous l’exposition présentée au jardin des voyageurs, consacrée à l’artiste sud africaine Lebogang Tlhako, dans le cadre du festival des Rencontres d’Arles. « Sibadala Sibancane » dresse le portrait de la relation qu’entretenait Lebogang Tlhako avec sa mère, et la façon dont celle-ci a façonné et influencé la jeune fille.

L’histoire familiale de la photographe Sud-africaine Lebogang Tlhako se trame au creux des pages de l’album photos de sa mère. Elle y a découpé ses portraits pour faire les photo-montages de sa série Sibadala Sibancane.

© Lebogang Tlhako

Reformulant ainsi, avec une violence sourde, un récit familial plein de trous et de silences. L’effet du collage est séduisant, néanmoins il ne faut pas s’y tromper, ces petits morceaux de vie mis bout à bout réactivent un réel disloqué, celui d’un pays et d’une famille sud-africaine contemporaine.
Derrière la couverture fleurie d’un épais album photo, se cachent donc les portraits de la mère de la jeune Lebogang Tlhako. Sur chaque page décorée de stickers fleuris, un seul cliché est collé. Aucun homme, aucune de ses quatre filles ne figurent à l’image ; Lefalane Eva Mphahlele, née en 1956, y est toujours seule. Excepté sur l’une d’elle, où on la découvre avec son tablier de domestique aux côtés de sa patronne blanche. Un bien étrange cliché parmi ceux où elle affiche une posture de femme libre, tantôt alanguie sur l’herbe, tantôt vêtue d’un tailleur blanc ou décontractée avec des lunettes de soleil. Pourquoi retenir ce cliché marqué du temps de l’apartheid ?

La nostalgie, peut être, d’avoir aimé cette famille ? Ou inconsciemment pour garder le souvenir d’une époque qui précéda la période post-apartheid où il fut si difficile de trouver ses repères dans la fameuse « nation arc-en-ciel » ? Néanmoins, seul ce cliché se raccroche un tant soit peu à l’idée d’« album de famille ». Dans lesquels on retrouve les mêmes postures, sourires, prises de vues collectives ou individuelles qui font toujours s’épancher les membres de la famille. Car l’album de famille est bien le « lieu » des retrouvailles avec les absents, avec un temps passé.

Lebogang Tlhako troublée par une histoire familiale que la mère silencieuse et taciturne garde secrète, va s’inventer « ses » retrouvailles.

Elle nait en 1988, troisième d’une fratrie de filles, avant sa petite sœur. La famille vit à Katlehong, un township situé à 30 kilomètres à l’est de Johannesburg.

Son père travaille comme manutentionnaire dans une compagnie ferroviaire. Un soir il ne rentrera pas. On retrouvera son corps criblé de balles. Aucune enquête ne lèvera le voile sur cette mystérieuse mort. Bien plus tard son décès sera répertorié dans la liste des victimes de l’apartheid.

Pour sa mère, le sujet est tabou. Elle fait silence, zéro photo du père ne circule dans la famille.
On dira simplement à Lebogang – alors âgée de deux ans lorsqu’il disparaît – qu’elle lui ressemble.
Lefalane Eva va travailler dur pour élever ses filles. Additionne les petits boulots, vend du pain, fait du porte à porte pour vendre des vêtements de seconde main, des pacotilles, …
La maison est modeste, la mère veille à ce que le meuble en chêne et ses vitrines où sont posés les quelques objets de vaisselle soit astiqué chaque semaine et que les trois napperons brodés de fleurs restent bien alignés sur la table.

© Lebogang Tlhako

De cette époque, elle se souvient : « J’adorais découper les magazines pour jouer à la poupée en papier, raconte Lebogang. Et j’aimais aussi beaucoup feuilleter l’album photo de ma sœur ainée décoré de découpes d’images de fleurs, et dont les couleurs étaient en parfait accord avec celles des vêtements sur les clichés. »

Devant ses œuvres, aujourd’hui on pourrait ne rien déceler si ce n’est une fantaisie de collage. Cependant son travail s’inspire, d’après elle, de ces modestes gestes esthétiques glissés ici et là dans son quotidien de petite fille.

Pour réaliser Sibadala Sibancane la photographe s’est saisie de l’album personnel de sa mère et en a découpé à angles vifs le personnage principal. Elle l’a, ainsi, extrait du contexte de la prise de vue pour le replacer dans un espace urbain contemporain. Elle a, à chaque fois, glissé à ses côtés une image de fillette, ou d’adolescente. Images faites avec un appareil de médiocre qualité, comme l’était les clichés de la mère pris à l’époque par les photographes ambulants, à Katlehong.

La photographe opte pour ce même protocole : après avoir choisi ses modèles dans la rue, elle les habille, les photographie. Puis découpe leur image qu’elle glisse auprès de la mère.

« Les gamines dans mes collages me rappellent tellement moi-même quand j’avais leur âge, confiante et insouciante. C’était les meilleurs moments de ma vie. Aujourd’hui je m’inquiète constamment de la façon dont je vais payer mon loyer ou si ce que je dis est suffisamment intelligent. »

C’est par ce jeu minimaliste de déconstruction et de reconstruction qu’elle réinvente, non seulement une enfance auprès de sa mère, mais qu’elle réactive aussi la violence d’un quotidien de femme, d’une époque sans liberté, sans le moindre reflet d’une vie de famille « normale ».

En observant ces collages, les paysages contemporains en fond de décor dépeignent toujours un habitat à l’abandon, usé par le temps, où seuls les personnages qui s’y greffent tentent d’être des modèles, bien qu’éclectiques, potentiellement plein d’espoir.

L’œuvre en cours d’une jeune artiste à suivre, présentée dans le cadre de la saison Africa2020.

INFORMATIONS PRATIQUES

dim04jul(jul 4)0 h 00 mindim26sep(sep 26)0 h 00 minLes Rencontres d'Arles 2021Les Rencontres d'Arles, 32, rue du Docteur Fanton 13200 Arles

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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