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En juin dernier, nous rencontrions Marie Docher à l’occasion de sa nomination en tant que finaliste à l’Académie des Beaux-Arts. Son ambitieuse candidature n’était alors pas passée inaperçue. Aujourd’hui, presque six mois plus tard, nous nous entretenons avec celle qui incarne la combat féministe dans le secteur de la photographie, au moment où elle se voit remettre l’insigne de Chevaleresse de l’ordre des Arts et des Lettres. Vous aurez bien évidemment remarqué la féminisation du terme usuel “chevalier” par son pendant féminin chevaleresse, mot qui est tombé dans les oubliettes depuis le Moyen-Âge. Et pourtant, malgré ce que l’Histoire souhaite que l’on en retienne, les femmes ont combattu à cheval aussi vaillamment que les hommes.

Une année riche pour Marie Docher qui après avoir décontenancé les académiciens de l’Institut de France, se voit remettre l’insigne de l’ordre des Arts et des Lettres pour tout le travail mené afin de rendre la photographie plus égalitaire et inclusive. Son combat n’a de cesse de croître, notamment avec le collectif La Part des Femmes, qui réalise actuellement une importante étude sur le Portrait de presse au prisme du genre et des origines, pour décrypter les archétypes et les stéréotypes de l’image. Après huit ans passés à se battre pour les femmes et les minorités, Marie Docher a décidé de se concentrer à nouveau sur son travail personnel de photographe, sans jamais lâcher son rôle de militante activiste.
Vendredi soir, c’est à Montreuil que la remise de l’insigne a eu lieu par Camille Morineau, commissaire d’exposition et Présidente d’Aware, un centre d’études qui vise à réhabiliter les artistes femmes sous-représentées dans l’histoire de l’art, les ouvrages d’art, les expositions et les collections de musées.

9 Lives : Comment devient-on Chevaleresse des Arts et des Lettres ?

Marie Docher : Par hasard (rires).
C’est un ordre ministeriel et c’est le ministère de la culture qui a estimé que les mots “militante”, “féministe” et “activiste” faisaient partie de la feuille de route égalité. Et j’ai donc été reconnue comme étant une personnalité qui a contribué à rendre la photographie plus diverse et inclusive. C’est pour ce travail que je reçois cet insigne.
C’est Agnès Saal, Haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations au ministère de la culture, Commandeur des Arts et des Lettres‎, qui a soumis mon nom au conseil de l’Ordre. Je pense également que Marion Hislen, ancienne cheffe du Département de la photographie du ministère de la Culture a également appuyé cette demande. Cela émane donc du secteur de la photographie et de l’Egalité du ministère.

9 Lives : Tu as été informée en septembre dernier, comment as-tu réagi ?

M. D. : Au début, je n’y ai pas cru, je pensais que c’était une blague.
J’ai regardé le courrier, qui était daté de fin 2020, donc je me suis dis que c’était une farce.
Ensuite, j’ai réfléchi, et j’ai compris que ça venait très probablement du ministère et j’ai tout de suite pensé à Agnès Saal et Marion Hislen qui me l’ont confirmé.
J’étais très heureuse parce que c’est quand même un travail qui a été très long et fastidieux, et qui n’est toujours pas terminé, et que de temps en temps avoir la reconnaissance de tout ce travail, ça fait plaisir. C’est surtout que là, c’est un signe très fort, reconnaître le travail de quelqu’un qui milite et qui est féministe, ce n’est pas rien, c’est donner de la visibilité et de la reconnaissance au travail que l’on fait, dans le collectif. C’est très important et ça correspond bien à la démarche de la feuille de route Egalité, qui est d’inclure, d’élargir et de faire avancer les lignes.

Marie Docher et Camille Morineau lors de la remise de l’insigne de chevaleresse des arts et des lettres © Céline Claret

9 Lives : Tu as choisi Camille Morineau – commissaire d’exposition et Présidente d’Aware – pour te remettre ton insigne, peux-tu nous expliquer ce choix ?

M. D. : Agnès Saal m’a dit qu’il était préférable que ce soit une personnalité du secteur de la photographie qui me remette l’insigne. J’ai donc choisi de revenir aux origines de ce combat, et la première fois que je me suis posée de grosses questions sur la présence des femmes dans la photographie, c’était lors de l’exposition elles@centrepompidou au musée national d’Art moderne. Cette exposition, dont elle était commissaire, présentait les artistes femmes dans les collections du MNAM. De plus, nous sommes aujourd’hui en relation, puisque je collabore ponctuellement avec le centre d’études qu’elle a fondé qui s’appelle Aware. J’ai immédiatement pensé à elle, et je savais qu’elle était en mesure de me remettre cet insigne, car ce n’est pas tout le monde qui peut le faire. Et c’est très important que ce soit elle, car ça créé des continuités, souvent dans l’histoire avec les femmes, il y a des ruptures, des oublis, c’est compliqué l’histoire des femmes, mais là ça créé des filiations, des liens et c’est important.
Quand je lui ai demandé, elle a accepté sans hésiters, heureuse et fière, ce sont ses mots. Ce rôle c’est une transmission pour elle.

9 Lives : Tu as demandé à la ministre de la culture la féminisation officielle du mot Chevalier, y a t-il eu un retour de sa part ?

M. D. : Aucun ! J’ai reçu le diplôme de Chevalier des Arts et des Lettres. Je me dis quand même en 2021 avec une ministre engagée dans l’Egalité. Je lui ai donc écrit une lettre depuis septembre, en demandant à recevoir ce document mais en étant nommée “Chevaleresse” ou à minima “Chevalière”. Parce que les chevaleresses existaient par elles-mêmes à l’époque du Moyen- ge, alors que les chevalières, c’est souvent les femmes des chevaliers. Je n’ai pas eu de nouvelles, mais je ne lâche pas.
Ça va très vite, l’autre jour je participais à une manifestation où il y avait pas mal de personnes de la culture et des institutions et j’ai dit le mot “Chevaleresse” et c’est très bien passé, comme une lettre à la Poste. On m’a dit que c’était même mieux. Alors si la Ministre ne change pas le terme, les usages le changeront. Comme “iel”, qui a fait son entrée dans le Petit Robert !

Marie Docher et Camille Morineau lors de la remise de l’insigne de chevaleresse des arts et des lettres © Lynn SK

9 Lives : Le fait d’être aujourd’hui Chevaleresse de l’ordre des Arts et des Lettres a ou va changer les choses ?

M. D. : Oui. Parce que je pense que ça signifie vraiment quelque chose chez beaucoup de gens. Ça a une vraie signification. Je pense que ça permet, d’une certaine façon, de sortir de clandestinité. On peut taper sur les féministes, sur les Chevaliers, c’est plus compliqué !
Ça va faire taire quelques personnes qui souhaitaient nous maintenir, moi et le collectif, dans des marges. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans les marges, nous sommes audibles, nous avons une visibilité reconnue, de plus en plus. Je ne voudrais pas dire que ça nous institutionnalise, mais ça montre que l’on a déjà agi, qu’on continue et qu’on est là tout simplement.
Il y a des gens qui m’ont écrit pour me féliciter, il y a quelques mois ils ne l’auraient pas fait, je crois que cette insigne change les choses, et que certains comprennent qu’il vaut mieux avoir un rapport apaisé avec moi. C’est quelque chose de positif au fond, parce que ça peut permettre de créer un dialogue qui était rompu ou à distance ; c’est une bonne chose.

9 Lives : Ajouté à cela ta nomination comme finaliste à l’Académie des Beaux-arts…

M. D. : Oui, alors je précise que j’y suis allée seule, mais j’avais tout un collectif, beaucoup de gens qui travaillaient avec moi sur ce projet. Je ne suis jamais seule, même si au final c’est moi qui suis visible. Il y a quelque chose qui est assez perturbant, quand on est militant, on a un rapport souvent très distancié à l’administration, à la fonction publique ou aux institutions. Et là, moi j’aime bien en perturber certaines, collaborer avec d’autres, de faire des liens, mais d’aller déstabiliser l’Académie, ça a été étonnant de voir l’impact que ça a pu avoir. Et même aujourd’hui, ça m’étonne encore ! Même si je n’ai pas été choisie, beaucoup de gens m’en parlent encore en disant que “c’était gonflé”. Et c’est vrai que ça l’était ! Même à l’intérieur de l’Académie, ça a secoué certaines personnes. C’est plutôt intéressant, mais ça montre surtout qu’il faut perturber ces rapports classiques de force : Militants / Institutions. D’où l’importance de brasser tout ce monde là pour créer des liens et montrer que les choses vont changer et qu’elles ont déjà changé.

9 Lives : Quelles sont tes prochaines actions / vos prochaines actions avec le collectif ?

M. D. : La prochaine étape pour le collectif c’est de terminer la rédaction d’une étude que nous avons menée sur les portraits de presse photographique. Étude que nous avons un peu dévoilée lors d’une émission Arrêt sur images, émission qui a été beaucoup visionnée. Sa finalisation va nous occuper encore un moment, avant d’en faire la promotion, j’imagine que ça va susciter beaucoup de débats.
Et moi personnellement, je pense qu’est venu le moment de reprendre mon métier de photographe, ma production artistique. Je pense que c’est le bon moment pour reprendre ce qui était au fond primordial pour moi. Il y a un moment où je vais pouvoir le faire, d’ailleurs j’ai des expositions, je recommence à donner de la visibilité à mon travail. Militer demande beaucoup d’énergie et créer également. Pendant huit ans, j’ai fait le choix de militer, et maintenant je vais m’occuper de mon travail, sans abandonner le militantisme. Mais nous avons déjà fait beaucoup de choses, il y des sujets qu’on ne peut plus nous opposer. En photographie, les gens ne pensent plus comme il y a huit ans, donc c’est une étape très importante.

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Couverture : Marie Docher et Camille Morineau lors de la remise de l’insigne de chevaleresse des arts et des lettres © Lynn SK

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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