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Cet été, le public de la Maison Robert Doisneau (re)découvrait l’œuvre de la photojournaliste américaine Mary Ellen Mark à travers l’œil d’Anne Morin, fondatrice de DiChroma Photography, société de production d’expositions basée à Madrid. Si cette exposition se concentrait sur le visage des femmes de l’Amérique, une grande rétrospective se prépare pour voir le jour dans trois ans. Ce projet curatorial autour de Mary Ellen Mark marque la volonté de DiChroma Photography et d’Anne Morin de porter les œuvres de femmes photographes disparues et de les montrer au plus grand nombre. Rencontre avec une femme passionnée et engagée.

Portrait d’Anne Morin © Laura Izuzquiza

Ericka Weidmann : Dans quelles circonstances avez-vous décidé de réaliser cette exposition consacrée à Mary Ellen Mark ?

Anne Morin : Alors c’est assez curieux parce que je n’avais jamais vraiment été intéressée par le travail de Mary Ellen Mark. Mais un jour, le 25 mai 2015 lors d’un voyage à la Nouvelle-Orléans, je décide d’aller rendre visite à mon amie, l’actrice américaine Jessica Lange. Lorsqu’elle ouvre la porte, son visage est figé, dans une infinie tristesse. Mary Ellen Mark, avec qui elle était très proche, venait de mourir le matin-même.
Ce soir-là nous avons eu une longue conversation, Jessica, qui fait également de la photographie, a une proximité esthétique assez fascinante avec celle de Mary Ellen Mark et tout à coup, une petite porte s’est ouverte dans mon esprit. L’année suivante, je suis allée à New York pour voir ses archives. Car on sait ce qu’il se passe lorsqu’une personne décède en particulier concernant les figures de cette envergure là. Je ne donne pas cher de leurs archives, ni de leurs noms. Et en particulier concernant les femmes photographes, elles tendent à disparaître très vite. Je savais pertinemment que tôt ou tard son legs allait s’effilocher petit à petit et tomber dans l’oubli. En tout cas, se laisser emporter par les courants de l’histoire. Et finalement, en 2016, après avoir eu du rejet pour son œuvre quelque part, je considère aujourd’hui que c’est l’une des plus grandes photographes du siècle dernier. Alors ce projet s’est fait par des ajustements et je savais qu’il fallait penser à la remettre en lumière pour qu’elle ne soit pas oubliée. Cette exposition c’est un devoir de mémoire, comme on le fait avec Vivian Maier ou avec toutes ces femmes photographes qui tendent à disparaître beaucoup plus vite que les autres. Cette exposition n’est qu’une petite partie, nous préparons une grande rétrospective qui devrait voir le jour en 2025.

E.W. : Comment situez-vous l’œuvre de Mary Ellen Mark dans l’Histoire de la photographie ?

A.M. : C’est une grande photojournaliste bien évidemment mais avec une tonalité profondément humaine. C’est presque un engagement social. Elle a un tissu humain particulier, ce n’est pas simplement une photojournaliste. Et j’oserais même dire que c’est une poète de l’horreur. Elle a su s’infiltrer dans ces enfers, les vivre et s’en laisser transpercer pour obtenir cette petite différence. Je n’ai pas de mots pour qualifier cette différence, mais ça touche au cœur de l’humanité.

Exposition « The Lives of Women » présentée à Barcelone © Violeta Cañigueral / Di Chroma Photography

E.W. : Vos expositions sont amenées à voyager, comment avez-vous adapté cette exposition itinérante d’un lieu à l’autre ?

A.M. : Je tente à ne pas démantibuler les séries, Il y a chez Mary Ellen Mark une espèce de spectre qui oscille entre le monstrueux et le grotesque. Alors l’adaptation des expositions se fait toujours en fonction de la configuration de l’espace, bien entendu, mais je dois garder un territoire horizontal où toutes les séries conversent. Pendant plus de 50 ans, elle a fait face à des réalités qui ont été très crues. On lui rend un hommage quand on fait face à ce travail.

E.W. : Vous avez choisi de montrer le visage des femmes de l’Amérique. Pourquoi un tel parti pris ?

A.M. : La femme a été un véritable fil conducteur dans sa carrière. C’est un visage, une figure qui revient constamment dans son œuvre. Elle s’était proclamée porte-parole des oubliés et des fragiles de la société. Est ce que la femme n’en porte pas le drapeau finalement ? La femme apparaît partout comme un dénominateur commun de toutes ses grandes séries : que ce soit dans les hôpitaux psychiatriques, le cirque, la famille Damm, évidemment les prostituées de Bombay et Tiny, qui est une figure emblématique, et je dirais presque symptomatique de sa manière de travailler. J’ai fait un choix de tirages autour des visages de femmes à partir d’une sélection qu’elle avait fait avant de mourir.
Chez DiChorma, nous avons une certaine marque de fabrique, on essaye toujours de donner plus de visibilité aux femmes photographes pour cette fragilité et par cette précarité qui est la leur sur la scène de la photographie historique et contemporaine.

E.W. : Vous considérez-vous comme féministe ?

A.M. : Oui bien sûr ! Par intégrité morale !
Je défends mes photographes, je défends les femmes photographes parce qu’il faut leur donner plus de pondération parce que leur travail et leur nom tendent à s’évaporer plus vite. C’est une façon de réparer l’histoire d’une certaine manière…

Crissy, Jesse, Linda et Dean Damm dans leur voiture, Los Angeles, Etats-Unis, 1987.
© Mary Ellen Mark

E.W. : L’exposition est agrémentée de films et de documents.

A.M. : Il y a en particulier le film des Twins, que je trouve très symptomatique et révélateur de la manière qu’elle avait de s’approcher des personnes qu’elle photographiait. Elle pouvait passer des semaines avec ses sujets et s‘immerger totalement. Au point parfois de descendre aux enfers. Ce film nous montre la façon dont elle entre dans la sphère de quelqu’un. Comment elle se positionne. Quelle typologie de relations elle va instaurer afin d’embrasser sa «victime», d’une certaine manière. Comment elle établit une conversation, comment elle est à l’écoute avec eux… Et ce film permet parfaitement de comprendre cette démarche si singulière.
Elle a vécu par exemple trois semaines avec la famille Damm, qui vivait dans cette voiture abandonnée dans le désert californien. C’est ce qui lui a permis de décelé que la petite fille souffrait d’abus sexuels de la part de son beau-père. Mary Ellen Mark en a donc parlé à la mère qui a pris la décision de quitter cet homme. Cela montre à quel point elle pouvait même avoir de l’influence sur la vie des gens qu’elle photographiait. Elle a vécu trois semaines dans l’horreur avec un incroyable sang froid. Et c’est ce qui fait toute la différence, car à un moment donné, il y a un rapport à l’humanité qui transpire dans ses images.

Fillette sautant par-dessus un mur, Central Park, Manhattan, New York, États-Unis, 1967 © Mary Ellen Mark

E.W. : Quand avez-vous réellement découvert son œuvre ?

A.M. : C’est lorsque j’ai franchi la porte de son studio à New York. Je suis allée voir l’Estate pour prendre la température. Il y a une ambiance très étrange. Si on parle du génie du lieu, j’avais l’impression qu’elle flottait dans l’air. Ce studio est impressionnant, il y a des images partout, du sol au plafond. J’ai eu la sensation qu’elle venait de quitter le studio alors qu’elle était décédée depuis un an et demi déjà. C’est une sorte de laboratoire en pleine ébullition, ils m’ont montré beaucoup de choses et en particulier la maquette du livre qui allait se faire chez Steidl. Et j’ai vu son travail sous une tout autre perspective. J’espère que cette exposition fait émaner cette dimension profondément humaine et cette énergie saisissante. Elle a fait face aux cruautés du monde avec une décence et une noblesse qui lui donnent toute cette pondération, comment ne pas s’écrouler devant de telles horreurs. Et elle les transforme en autre chose, de l’ordre presque de la beauté

E.W. : Vous dirigez DiChroma Photography, quel est le rôle de cette structure et comment naissent les projets d’expositions ?

A.M. : Par des coups de cœur d’abord. Je défends les auteurs parce que je les aime profondément. Je suis particulièrement intéressée par ces archives de femmes photographes comme Margaret Watkins, Ruth Orkin, Vivian Maier et bien entendu Mary Ellen Mark… pour pallier cette espèce de force qui entraîne tout et dont les femmes photographes sont les premières victimes. Elles sont beaucoup plus fragiles d’une certaine manière, face à l’histoire. Mes coups de cœur arrivent très souvent par hasard, c’est très intuitif. Une fois que je vois un auteur qui m’intéresse, on va travailler sur des territoires qui ne sont pas explorés sur des archives qui n’ont pas été vues. Virginia Woolf qui pour moi est une référence, écrit dans « Une chambre à soi » : Toutes les femmes sont reliées entre elles et il suffit qu’il y en ait une qui repousse un peu plus loin les limites de sa liberté pour passer le relais à la suivante… Ça, c’est un peu le cœur de notre philosophie.

L’exposition sera inaugurée au Kulturhuset Stadsteatern de Stockholm (Suède) le 20 octobre prochain.
https://www.dichroma-photography.com/

On découvrira également l’exposition inédite de Jessica Lange, curatée par Anne Morain, à l’occasion du festival Planches Contact à Deauville le 22 octobre prochain

sam22oct2023dim01janFestival PLANCHES CONTACT 2022Festival Planche(s) Contact, 143 Avenue de la République, 14800 Deauville


Cet entretien a été publié dans le numéro #352 – Août / Septembre de Réponses Photo.

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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