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Pour sa programmation de fin d’année, la galerie VU’ propose au public de découvrir « De l’Ukraine : Ceci est la Guerre », une exposition qui fait dialoguer l’œuvre au long cours de Guillaume Herbaut, avec le travail pictural de Stéphane Duroy. Le premier documente l’histoire de ce pays depuis 20 ans et le second réalise quotidiennement une peinture, depuis le début du conflit de la guerre en Ukraine. Cette exposition permet de mettre en perspective ce que subit l’Ukraine depuis février dernier, qui est la plus grande offensive militaire en Europe depuis la fin de seconde guerre mondiale.
Caroline Bénichou, responsable de la galerie, a répondu à mes questions.

Debaltseve, Donbass, 11 mars 2015, 15 h 26.
Explosion d’obus par une unité de déminage de l’armée de la RPD, sur un champ de bataille en lisière de la ville.
© Guillaume Herbaut / VU’

La galerie vient d’inaugurer l’exposition « De l’Ukraine : ceci est la guerre ». Peux-tu nous raconter la genèse de ce projet ? Pourquoi avoir choisi d’associer les photographies de Guillaume Herbaut et les peintures de Stéphane Duroy ?

Ce projet d’exposition est né d’une rencontre entre Guillaume Herbaut et Stéphane Duroy. Guillaume s’est rendu chez Stéphane et a découvert ses peintures. Patricia Morvan, qui co-dirige l’agence VU’ avec Patrick Codomier, m’a proposé de réaliser une exposition conjointe de leurs travaux. J’ai tout de suite trouvé l’idée intéressante ! Nous nous sommes rencontrés tous les trois pour échanger sur ce projet d’exposition. Ce qui m’a intéressée, au premier abord, c’est le fait de faire une exposition sur la guerre avec deux auteurs qui ne sont pas à proprement parler des photographes de guerre. Et c’est ce que j’exprime dans le texte de présentation de l’expo, Guillaume a d’ailleurs été très heureux de le lire, car on le présente souvent comme un photographe de guerre. Cela fait 20 ans qu’il travaille sur ce territoire, ce n’est pas juste un photographe qui se rend sur des zones de conflits, il a une connaissance de la région, de la politique, de l’histoire, de la société, de la population, etc… C’est un travail extrêmement riche. Finalement, ce que montre le travail de Guillaume c’est tout ce qui a conduit à ce qui est en train de se passer aujourd’hui.

Le travail de Stéphane Duroy est extrêmement construit, sa démarche est très radicale. Son travail personnel, depuis qu’il s’est éloigné de la pratique du photojournalisme, ne parle que de la guerre. C’est une espèce d’obsession sur la destruction de l’homme par l’homme pendant le XXᵉ siècle. Aujourd’hui, son travail pictural se situe dans la continuité de ses travaux passés. C’est un photographe qui a essentiellement parlé de la guerre sans être un photographe de guerre. Donc pour lui cette transition de medium lui donne d’autres possibilités d’expression. Il m’a confié que ce qu’il fait aujourd’hui en peinture, il ne pouvait pas le faire en photo et je le comprends tout à fait. C’est l’horreur qu’il exprime à travers sa peinture, c’est quelque chose qui est difficilement exprimable au travers de la photographie.

Il a réalisé cette série de peintures en réaction à ce qui se passe depuis février dernier. Depuis le premier jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il réalise chaque jour une peinture qu’il numérote. Ça commence au jour un. Aujourd’hui, nous en sommes à 277. C’est une forme d’exercice de journal, et ce qui est intéressant c’est que Stéphane Duroy n’a jamais été en Ukraine, alors il se nourrit des informations qu’il peut entendre à la radio, ou ce qu’il apprend dans les journaux…
Avec ces deux séries, on se retrouve avec la peinture – qui est l’expression de l’immédiateté – et un travail photographique qui est l’expression du temps long, ce qui est contraire à ce à quoi on pourrait s’attendre. Dans l’exposition, j’ai choisi de montrer majoritairement des photographies de Guillaume qui n’ont pas été réalisées depuis le début de l’invasion. Et c’est le point de départ de la construction de cette exposition, c’est de révéler cette antinomie dans l’appréhension de la photographie en temps long et de la peinture sur le rapport d’immédiateté, et de voir comment on peut parler de la guerre en faisant se rencontrer ces deux mediums. On explore le champ des possibles de chacun jusqu’à leurs limites. En faisant dialoguer les deux séries, il y a une forme de complémentarité qui s’installe.

Ukraine #20 © Stéphane Duroy / Vu’

Comment as-tu conçu la scénographie ? Comment faire dialoguer les œuvres photographiques et picturales ?

Stéphane est venu me voir avec tous ces carnets de croquis et on a pris le temps de les regarder pour voir ce qui nous semblait le plus fort et le plus important. On a donc opéré une première sélection. De mon côté, j’avais un important corpus de tirages de Guillaume. Il a eu la gentillesse d’en produire quelques uns supplémentaires parce qu’il y avait des images que j’avais envie d’avoir dans l’exposition et qui me paraissaient nécessaires. Il était important de voir comment on pouvait les articuler ensemble. Je n’avais pas envie de faire une exposition documentaire sur le travail de Guillaume parce que ça a déjà été montré.

J’ai choisi de ne pas montrer ses images de façon chronologique, l’idée de départ étant la représentation de la guerre. J’ai donc été chercher des choses qui sont de l’ordre des éléments symboliques que l’on peut retrouver dans la photographie, mais aussi dans la littérature ou encore dans la peinture et je les ai réparties par sujet. Par exemple dans la pièce principale, les photographies de Guillaume tournent autour de la question de la figure héroïque. On a le portrait de la Femen qui pose torse nu et poing levé dans la neige, la statue de Lénine décapitée, des figures de soldats ou encore cette jeune femme en uniforme debout sur une table, etc. Et donc l’exposition se déroule sur des axes thématiques qui sont des figures de représentation de la guerre. Il y a une salle qui rassemble des figures de la solitude et la salle du fond ce sont des figures de la destruction. Cette première construction était essentielle pour comprendre comment articuler l’exposition et voir ce qu’il en ressortait. Ensuite, il fallait essayer de retrouver ces mêmes thématiques dans les peintures de Stéphane. Elles sont présentées telles quelles, sans encadrement pour garder la matière du papier. Ces feuilles de carnet croquis A3 côtoient les tirages de Guillaumes qui pour certains sont en très grand format. Il y a ce rapport d’échelle et de masse qui joue et qui est extrêmement important pour les mettre en tension.

Ukraine #29 © Stéphane Duroy / Vu’

Est-ce la première fois que la galerie présente un autre médium que la photographie ?

En 2017 on avait présenté une exposition avec Anita Conti et Loustal. Pour une série de dessins, Loustal s’était inspiré de son travail, on avait exposé une quinzaine de dessins que l’on avait disséminés dans la galerie et qui venaient rendre hommage à Anita Conti. Mais c’est vrai que ce n’est pas quelque chose de fréquent. J’en également exposé de la peinture à l’occasion de la première exposition de Stéphane Duroy à la galerie en 2019. Ce qui m’intéresse c’est vraiment le rapport au medium : comment un photographe peut-il s’emparer de la peinture ? Je travaille aussi avec Magali Lambert, elle n’est pas seulement photographe, elle fait de la sculpture, du dessin, elle redessine sur ses tirages ou elle les grave… C’est donc intéressant de voir comment on peut passer d’un médium à un autre, ou comment on peut fusionner deux médiums.

Quelles sont les liens entre la Galerie et l’Agence ? Ces deux entités sont-elles séparées ou des transversalités s’opèrent-elles ?

À la galerie, j’expose assez peu de photographie documentaire. Mais par le passé, quand je collaborais avec Robert Delpire, je travaillais avec des photographes documentaires et c’est une façon de concevoir les projets qui est très différente de la photographie que je peux montrer aujourd’hui. Cette exposition a été pour moi une occasion de renouer avec un autre type de pratique photographique.
Pour le rapport entre l’agence et la galerie, bien que l’on fasse partie de la même structure, nous n’avons pas le même pool de photographes.
Côté galerie, nous avons beaucoup moins de photographes, certains sont à l’agence mais pas tous. De temps à autre, je collabore avec Patricia Morvan sur certains projets ponctuels de circulations d’expositions, mais de manière générale on travaille très différemment car nous n’avons pas les mêmes démarches, ce ne sont pas les mêmes clients. L’Agence, c’est beaucoup de photographes qui travaillent pour le documentaire, pour la presse, pour du corporate, etc… Certains travaux ne sont pas forcément faits pour être exposés dans une galerie commerciale.

L’exposition est ouverte depuis quelques jours, quelle a été la réaction du public ?

Nous avons eu beaucoup de monde le soir du vernissage avec de très bons retours. De plus, Guillaume Herbaut signait son livre « Ukraine, terre désirée » qui vient de sortir chez les éditions Textuel, qui est vraiment très beau. Notre public était légèrement différent, car en plus de nos habitués et de nos collectionneurs, il y a eu des professionnels de la presse. Ce qui est étonnant, c’est que du fait de montrer les peintures de Stéphane, les gens repensent à sa photographie et envisagent ses travaux antérieurs de façon différente. Ils voient du lien dans l’évolution de son travail. Certains ont même acheté des tirages de Stéphane, alors qu’aucune photographie n’est présente dans l’exposition.

Avdiïvka, Donbass, 24 février 2017, 13 h 44.
Volodymyr, 38 ans, officier de presse de l’armée ukrainienne, pose dans le dortoir du service de presse militaire de la 72e brigade, installé dans une ancienne crèche
© Guillaume Herbaut / VU’

En parlant d’acquisition, comment t’adresses-tu aux collectionneurs avec avec une telle exposition ?

En s’affranchissant du propos – si tant est que ce soit possible – le travail de Guillaume est photographiquement d’une grande qualité. Ce n’est pas juste le sujet de la guerre en Ukraine. Il a des images qui sont absolument sublimes : elles sont extrêmement bien composées, en terme de gamme chromatique, en terme de tension, en terme de cadrage, etc. Il y a plein de choses qui sont très belles. J’aurais du mal à exposer à la galerie des photos de guerre avec des choses très difficiles à voir. Pour moi, c’est là que la dimension commerciale doit s’arrêter. J’ai du mal à envisager qu’on puisse commercialiser des photos de gens qui meurent de faim, de gens estropiés ou de cadavres. C’est une approche qui est très différente, même si le sujet en lui-même, effectivement, est très dur.

Il y a une dimension plastique dans son travail qui est très forte. Les œuvres de Guillaume intéressent les collections institutionnelles ou d’entreprises. Pour les collectionneurs particuliers, j’ai conscience que ce sera peut être un peu plus difficile, mais c’est aussi une façon pour moi de pouvoir amener mes collectionneurs vers autre chose. Mon travail de galeriste consiste aussi à leur faire découvrir des œuvres différentes. Les collectionneurs peuvent avoir des sujets ou un type de tirage de prédilection, mais je pense qu’avant tout, ils ont un œil, ils savent voir une bonne photo. Donc c’est aussi intéressant de les emmener sur des terrains où il n’iraient pas forcément spontanément parce que c’est enrichissant de garder une ouverture sur la photographie.
Ensuite, pour les peintures de Stéphane, il ne souhaite pas vendre ses originaux. Nous vendrons donc que des reproductions.

Ukraine #29 © Stéphane Duroy / Vu’

Kramatorsk, Donbass, 27 novembre 2019, 17 h 03.
Maxime Iltenchko, 30 ans, a fait son service militaire en 2014 dans l’artillerie de l’armée ukrainienne (72e brigade). Le 6 août 2014, il a été touché par une balle dans la tête en plein combat, à Izvarine à la frontière russe. Il a perdu son œil gauche et celui de droite n’a plus que 20 % de vision. Il a subi seize opérations. Les dernières ont été faites aux États-Unis.
© Guillaume Herbaut / VU’

Pourquoi avoir choisi cette période pour présenter cette exposition ?

Le projet s’est discuté à la fin de l’été, le temps a été finalement très court pour mettre sur pied cette exposition.
Cela fait plusieurs mois que ce conflit est très présent dans l’actualité et je pense qu’il nous touche tous beaucoup. Guillaume de son côté avait la sortie de son livre, c’était aussi un bon moment pour pouvoir le faire. Le fait que Stéphane tienne un journal du conflit chaque jour, dont il décrit d’une certaine façon l’avancée, même si ce n’est pas un débat descriptif en terme d’événement mais descriptif de l’évolution d’horreur de la situation et de ce que traverse la population ukrainienne. Et en même temps il parle de la guerre en soi, ça ne parle pas que de la guerre en Ukraine, ça parle de la violence, de la destruction, de ce qu’est la guerre de façon générale. Et le fait que ce soit un journal est particulièrement intéressant puisqu’il évolue chaque jour. J’avais travaillé sur une scénographie avec une sélection que j’avais envoyée aux photographes, sur laquelle on a beaucoup échangé, mais le jour de l’accrochage Stéphane est arrivé avec de nouvelles peintures, on a donc retravaillé la sélection à la dernière minute !

INFORMATIONS PRATIQUES

ven18nov(nov 18)12 h 30 minven23déc(déc 23)18 h 30 minDe l'Ukraine : Ceci est la GuerreGuillaume Herbaut & Stéphane DuroyGalerie VU', 58 rue Saint-Lazare, 75009 Paris


Voir la programmation de la Galerie

A LIRE
Israel Ariño & Caroline Bénichou, Conversation
Caroline Bénichou, Responsable de la Galerie VU’ est notre invitée

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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