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Dans le cadre de la « Célébration Picasso 1973 – 2023 » : 50 expositions et évènements sont proposés en France, Europe et Amérique du Nord à l’initiative du Musée national Picasso-Paris et de Bernard Picasso, petit-fils de l’artiste et président de la FABA et du musée Picasso de Malaga. A Paris, ouverture de l’évènement picassien avec Picasso et la préhistoire dans le cadre de la saison «Arts et Préhistoire » au Musée de l’Homme – un nom qui d’ailleurs sonne dorénavant assez peu inclusif. Mais revenons à nos objets préhistoriques et la fascination qu’ils exercent sur Picasso qui collectionnait de petits ossements comme on le découvre.

L’exposition, assez courte, est néanmoins très riche et pertinente sous le commissariat de Cécile Godefroy, responsable scientifique du Centre d’Études Picasso, Musée national Picasso-Paris. Elle apporte une vraie nouveauté sur les inspirations du maître.

La découverte d’une esthétique

L’authentification des premiers objets et peintures de la Préhistoire, au début du XXe siècle, marque profondément les artistes de l’époque et ouvre leur regard. Par le biais d’expositions et de publications, ils accèdent à un catalogue d’œuvres venues d’ailleurs, dont le réalisme schématique leur apparaît d’une modernité remarquable.

Brassaï et Picasso

Brassaï fut un témoin privilégié de l’attention portée par Picasso à la Préhistoire. Jeune photographe arrivé de Hongrie, il photographie les ateliers de Boisgeloup, près de Gisors, et de la rue de La Boétie, à Paris, pour le premier numéro de la revue Minotaure, paru en 1933. Pendant la guerre, c’est l’atelier de la rue des Grands-Augustin, à Paris, qui passe sous l’objectif de Brassaï. Il y dévoile la présence d’une « vitrine-musée » abritant, parmi œuvres et objets collectés, deux reproductions de la Vénus de Lespugue : l’une, conforme à l’originale, ébréchée, et l’autre, reconstituée. Un ensemble de crânes animaliers et d’ossements ayant appartenu à l’artiste et conservé dans ses ateliers est pour la première fois exposé.

Venus de Lespugue © MNHN photo J.-C. DOMENECH

Corps modelés

Comme d’autres de ses contemporains, Pablo Picasso est réceptif à la découverte de ces sources lointaines qui touchent aux origines de l’humanité et au mythe du premier artiste. Il entre très tôt en possession de deux moulages de la Vénus de Lespugue, découverte en 1922, dont l’original est présenté dans l’exposition «Arts et Préhistoire ». Il compose à partir de l’été 1927 des dessins, peintures et sculptures qui renouvellent la représentation des corps féminins en associant volumes lisses et renflés, faisant presque abstraction du visage. Femme lançant une pierre, peinte en 1931, et présentée dans la première partie de l’exposition, « Corps modelés » est emblématique de cette recherche.

Bestiaire et grands décors

Un deuxième espace de l’exposition, « Bestiaire et grands décors », rassemble un corpus d’animaux et de créatures de Picasso, dont l’écriture au trait redouble le motif et les attitudes, à l’instar des groupes animaliers peints sur les parois de sites préhistoriques en Espagne et en France.

Venus Albâtre Gabriel Sobin © The Spaceless Gallery Paris

Empreintes et abstractions

La partie « Empreintes et abstractions », fait résonner les mystérieux signes abstraits incisés dans la pierre avec quelques dessins de Picasso, et son Empreinte (au sucre) de la main de Picasso sur une plaque de cuivre avec les saisissantes empreintes négatives ornant les plafonds de la grotte d’Altamira ou de celle du Pech Merle. En élisant sa main comme sujet et motif, Picasso assigne un caractère permanent à l’acte créateur, dans la continuité des premiers humains.

Venus Albâtre Gabriel Sobin © The Spaceless Gallery Paris

Déesses primitives

Une cinquième et dernière partie de l’exposition, consacrée aux « Déesses primitives » confronte un ensemble de moulages de Vénus préhistoriques aux sculptures de Picasso, parmi lesquelles la Vénus du gaz, créée en 1945 à partir d’un brûleur de gazinière dressé à la verticale, qu’il qualifiait de « déesse des temps modernes ». Une manière de se projeter dans le temps et d’interroger comme un éternel retour la permanence et la transcendance de l’art.

Objets trouvés

Une quatrième section, « Objets trouvés », explore la façon dont Picasso regarde, collecte, détourne les objets naturels comme ces cailloux que de simples trous transforment en têtes de mort, réunis pour la première fois, ou ces galets de plage que l’artiste a enrichi de quelques visages gravés. Ce rassemblement de petits fétiches détournés à des fins esthétiques ou utilitaires fait écho aux matières animales et minérales utilisées par les premiers artistes.

Arts et Préhistoire : la Vénus de Lespugue, icône intemporelle

L’exposition qui se veut à la fois pédagogique, scientifique et artistique est découpée en 3 parties : art mobilier, art pariétal et rupestre et hommage à la Vénus de Lespuge, la partie la plus séduisante à mes yeux. De nombreux artistes se sont livrés à leur interprétation de la Vénus par le passé comme maintenant.

Sa découverte

C’était le 9 août 1922, à quelques mètres de l’entrée de la Grotte des Rideaux, à Lespugue (Haute-Garonne), lors de fouilles menées par l’archéologue René de SaintPérier et sa femme Suzanne de Saint-Périer. La statuette gisait à 15 cm de profondeur, dans un foyer paléolithique dont les oxydes de manganèse l’avaient noircie au fil des millénaires. Conscient de l’importance de leur découverte, les Saint-Périer en firent don au Muséum national d’Histoire naturelle, où la statuette, sculptée sur toutes ses faces dans de l’ivoire de mammouth, et haute de 14,7 cm, fut reconstituée.

Vue Exposition Picasso Préhistoire © MNHN photo J.-C. Domenech

Un dialogue transhistorique

Gabriel Sobin, sculpteur franco-américain né en 1971, a réinterprété la statuette sous plusieurs formes (abstraites et figuratives),et en utilisant différents minéraux (albâtre, onyx, pierre volcanique) qui, tous, traduisent une façon de regarder l’œuvre originale. Un marbre noir et un galet sculptés de Brassaï, ainsi que deux plâtres de Jean Arp, font écho à ces formes féminines épurées qui émergent de la Préhistoire et leur offrent de nouvelles perspectives créatrices. Touché par la grâce de la statuette, le poète Robert Ganzo, qui en possédait l’un des premiers moulages, dédie en 1966 à la femme qu’il aime, Léona Jeanne, un puissant poème nommé Lespugue, illustré par des eaux-fortes du sculpteur Ossip Zadkine. D’autres artistes, et en particulier des artistes femmes, se sont inspiré des Vénus paléolithiques pour interroger les notions de féminité ou de maternité. La sculptrice Louise Bourgeois, notamment, dont toute l’œuvre questionne la place de la femme, exprime sa vision d’un archétype féminin par un clin d’œil aux déesses-mères archaïques, avec une sculpture en bronze de femme enceinte sans bras ni visage, haute d’une quinzaine de centimètres — la taille de Lespugue. C’est aussi cette question de l’enfantement qui traverse le travail de l’artiste genevoise Muriel Décaillet (née en 1976), dont une statue, Totem, réalisée en différentes matières textiles, et une série de cinq statuettes évoquant les formes de Lespugue, sont présentées. L’une d’elles, réalisée à partir de cheveux perdus par l’artiste suite à la naissance de son enfant, explore ce lien fécond entre accouchement biologique et artistique. L’exposition réunit également des œuvres de l’artiste belge Laure Prouvost (née en 1978), des installations des Mountaincutters (nés en 1990), et une création d’Yves Klein, qui dans les années 1950, a paré de son fameux bleu une Vénus miniature.

Un phénomène de société ?

L’influence de la Vénus de Lespugue dépasse aujourd’hui le champ artistique. En cette époque où l’idéal féminin de minceur est remis en question jusque dans les campagnes publicitaires, à l’heure où le « body positive » et l’acceptation de soi sont revendiqués, ses formes opulentes résonnent avec celles des nouveaux canons de la beauté. Projeté dans l’exposition, le film What is Beauty, de la réalisatrice britannique Anna Ginsburg, décline l’évolution des critères de la beauté au cours des âges, du Paléolithique à l’ère d’Instagram, et la transformation des corps féminins sous la pression d’idéaux imposés. C’est aussi pour s’éloigner des canons de la minceur que le styliste américain Thom Browne proposait dans sa collection printemps-été 2018 un modèle doté de trois paires de seins et de fesses proéminentes qui n’est pas sans rappeler l’audace des formes de la Vénus de Lespugue.

Une double personnalité ?

Dans le creux de la main, elle pourrait aussi révéler une autre de ses qualités : sa double personnalité. Retournez-là deux fois avec délicatesse, une première pour profiter de sa chute de reins et une deuxième pour la renverser. Notre Vénus devient tout à coup un autre personnage. La chevelure à la place des plis du pagne, la tête dans les pieds et les jambes, le cou dans l’inflexion des genoux et enfin les épaules et le buste dans les fortes cuisses affirmeraient sa bipolarité. Les fesses, enfin sillonnées dans le bon sens, donneraient aussi un sexe féminin à cet autre double, gracile et pesant à la fois. La Vénus de Lespugue serait aussi double vue de profil. D’aucuns y auraient aperçu une forme phallique, incorporant dans l’œuvre un double genre symbolique en un judicieux effet de paréidolie. Laissons le mystère se refermer sur cette muse de 27 000 ans !

Célébration Picasso 1973 – 2023 :

Le 8 avril 2023 marque le cinquantième anniversaire de la disparition de l’artiste espagnol Pablo Picasso et place ainsi l’année sous le signe de la célébration de son œuvre et de son héritage artistique en France, en Espagne et à l’international. Les gouvernements français et espagnols ont souhaité porter cet événement transnational d’ampleur à travers une commission binationale, réunissant les administrations culturelles et diplomatiques des deux pays.

INFOS PRATIQUES :
Picasso et la préhistoire
Jusqu’au 12 juin 2023
Saison Arts & préhistoire
Jusqu’au 22 mai 2023
Activités Spéciales Vacances Scolaires : ateliers, spectacle…
https://www.museedelhomme.fr/
Célébration Picasso 1973-2023 | Musée Picasso Paris

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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