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Ulysse Aldrovandi, médecin, philosophe bolognais et l’un des inventeurs de l’Histoire naturelle, a publié une encyclopédie, L’Histoire des Monstres, à travers les multiples intérêts du scientifique : fragments géologiques, herbiers illustrés et spécimen zoologiques fascinants. L’artiste Salvatore Puglia a utilisé un exemplaire de cet ouvrage qui se trouve aujourd’hui à la bibliothèque du Carré d’Art de Nîmes, avec le cachet, datant de 1643 de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon.

Les créatures souvent hybrides se distinguent des animaux par leurs apparences et leur difformité. Les membres du bestiaire fantastique sont souvent associés à la magie. On leur attribue des pouvoirs de guérison et de protection, comme par exemple en Mésopotamie le Pazuru, couvert d’écailles et doté d’une queue de scorpion, supposé éloigner le mauvais sort ou en Chine le Phénix qui fait office de gardien de lieux sacrés et de messagers célestes.
Ils répondent à deux nécessités : celui de réenchanter le monde et de pouvoir mettre des images pour représenter les profondeurs inconnues de la Terre, qui en effrayaient plus d’un.
Aux catégories traditionnelles de la zoologie gréco-romaine, trois points peuvent surgir et les qualifier:
Ils sont les témoins de la peur de l’humanité face aux déchaînements de la nature, vient ensuite le temps des mythes et des héros, puis ces créations magiques détournent les mauvais sorts.

Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les créations de l’artiste Salvatore Puglia qui après avoir séjourné à de multiples reprises sur l’île de Batz, en Bretagne, a superposé gravures anciennes de monstres marins sur des photographies de littoraux européens. Il a repris des extraits du livre de Guy Boucher, « Histoires extraordinaires de l’île de Batz ». Notamment le dernier chapitre, récit d’anticipation qui relie le mythe fondateur de l’île aux problèmes et conséquences du changement climatique. Il imagine des territoires peuplés de reptiles gigantesques, issus d’expérimentations hasardeuses.

Il arrive que les histoires de science-fiction ambitionnent à préfigurer le monde qui nous attend. Ce genre narratif met en scène des situations en décalage plus ou moins fort avec l’état du monde actuel. On peut se rappeler du Nautilus de Jules Verne qui permet de voir les abysses océaniques or la description se rapproche de notre sous-marin actuel, donc de dire que les usages peuvent être envisageables.

Cléo Collomb, philosophe des techniques, rappelle les trois étapes qui pourraient caractériser la science-fiction, au cours d’une Conversation scientifique :
– « Que se passerait-il si….
– La distanciation cognitive, c’est-à-dire que les lecteurs doivent être emmenés dans un monde inhabituel
– C’est le reconstruction d’un monde qui a des cohérences qui repose sur des théories nouvelles. »
L’artiste Salvatore Puglia s’appuie sur des extraits de texte de science-fiction de Guy Boucher (1) qui vit de longues périodes sur l’île de Batz.
« Les îliens parlent de dragon de l’île de Batz. Les habitants renforçaient les clôtures à l’ouest de l’île, puis en firent une bête de foire, qui une fois rassasiée faisait son show, sérieusement attachée devant un parterre des gens, mi-fascinés, mi-effrayés. La bête inquiète décampa dans les flots en furie et les sauveteurs de la Société Nationale de sauvetage en mer redoutent de se retrouver nez à nez avec le monstre. »
L’auteur imagine qu’en 2050, l’île soit envahie par des reptiles inoffensifs qui, par mutation se transforment en bêtes énormes devenues omnivores.
Il faut que l’imagination prenne trop pour que la pensée ait assez (2) cite Cléo Collomb dans un interview. La Science a besoin de fiction : Ce que le rapport du GIEC (3) montre, paraîtrait trop distant hélas pour que l’on se l’approprie.

Salvatore Puglia imprime des extraits de pages du texte sur les deux faces de cartes imprimés de format rectangulaire (13X24cm) Sur l’une des faces, un animal aquatique étrange issu des places de l’italien Ulisse Aldrovandi est superposé sur le texte, qui relate les conséquences du changement climatique et son ancrage dans la mythologie locale qu’a retenu l’artiste, en accord avec l’auteur. Au verso, l’animal fantastique, pas si monstreux, du naturaliste bolognais du XVIe siècle reproduit à l’acrylique écarlate (le sang sous la peau? fréquemment utilisé par l’artiste) sur fond de photographies de paysages de l’île, prises l’été par Salvatore Puglia.

Une exposition « Animaux Fantastiques » au Musée du Louvre-Lens a eu lieu (jusqu’au 22 janvier 2024) où Hélène Bouillon, conservatrice en chef du patrimoine, l’une des commissaires de l’exposition révèle qu’à partir du IVe millénaire avant J.C, les hommes ont entrepris d’imaginer, de représenter des créatures où les êtres humains n’osent s’aventurer.
L’aigle à tête de lion va représenter la tempête ou événement tellurique qui effraie et qui fascine en même temps. Puis les animaux deviennent des adversaires jusqu’au jour, en résumé où par l’avancée de la Science les animaux fantastiques vont être évacués du monde réel faisant partie de la superstition.

Il existe des cartes anciennes où des animaux de fond marin, souvent en partie hybride, tête humaine avec une longue queue et pattes palmées, qui ressemblent aux partis-pris de Salvatore Puglia, qui a puisé ses sources chez Aldrovandi. Du fond des mers et du fond des origines, toute une zoologie fantastique est orchestrée, associant nageoires, doigts palmés, écailles, griffes et cornes, avec parfois une tête humaine.
Après avoir identifier les liens entre la Science et la science-fiction, il ne s’agit nullement de les cataloguer. Les artistes plasticiens ont leur langage propre et avec subtilité trouvent des moyens détournés pour s’exprimer sur des situations plus ou moins visibles. Ne nous sommes pas en train de vivre le surgissement de monstres qui ébranlent et déstabilisent l’équilibre précaire d’un présent certes déjà chaotique? La réflexion de Salvatore Puglia est le plus souvent basée sur une recherche approfondie et méticuleuse d’archives. L’artiste ensuite y ajoute textes comme un palimpseste qu’il recouvre d’indices, tel des emblèmes, peints en rouge. On retrouve le chiffre 3 : photographie, texte et dessin reproduit. Tel un archéologue, il décrypte les sources pour nous éclairer sur le monde contemporain.

Une autre version existe celle des tirages UV, gel sur Plexiglas et acrylique sur verre
24X42cm.
La version (13X24cm) sur papier est limitée.
http://salvatorepuglia.info/2023/09/les-betes-de-batz/

(1) Guy Boucher, Histoires extraordinaires de l’île de Batz, 2016
(2) Gaston Bachelard, L’air et les songes, 1934
(3) GIEC : groupe d’experts sur l’évolution du climat
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-conversation-scientifique

Nathalie Gallon
Nathalie Gallon est critique d’art, membre de l’AICA. Elle écrit des textes sur des artistes pour des plateformes, magazines en ligne et en version print et des galeries.Commissaire d’exposition indépendante, conseillère artistique et co-éditeur de Beaux-Livres L’exposition « Éphémérides coréennes », dont elle est la commissaire et la productrice, a été labellisée dans le cadre de l’année croisée France/Corée en 2015. De 2010 à 2012, elle a été déléguée générale de la Fondation Carmignac et a dirigé le prix international de photographie depuis sa création en 2009, pendant six ans. Elle conçoit des projets artistiques.

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