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Le Centre Pompidou Metz propose une programmation de haut vol avec trois expositions : Lacan avec comme commissaires Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, associés à deux psychanalystes Paz Corona et Gérard Wajcman, La Répétition d’Eric de Chassey et Elmgreen & Dragset sous le commissariat de Chiara Parisi, qui invitent à une sorte de « récréation » sous la forme d’un jeu (de piste ? de la fortune ?) après ces deux opus très denses.

Lacan, quand l’art rencontre la psychanalyse

Exposer la pensée du psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981) relevait d’un défi quasi impossible mais les deux commissaires ont su mettre en avant ses affinités électives avec de nombreux penseurs (Claude Levi-Strauss, Michel Foucault) et artistes, de Hans Hobein Les Amabassadeurs (l’anamorphose) à Courbet, Balthus, Dali ou Duchamp et la survivance de ses préceptes dans la création actuelle. Sans tomber dans l’écueil de la citation et de l’enfermement théorique, à chacune de ses « leçons », des œuvres viennent en corroborer les mécanismes sous-jacents. Une frise chronologique complète tout au long du parcours les écrits et archives d’un homme aussi admiré que critiqué ou provocateur et dont l’aura reste immense comme le souligne Marie-Laure Bernadac, depuis ses débuts auprès du psychiatre Gaétan de Clérambault qui est également photographe et professeur de drapé aux Beaux-Arts, ses différentes Séminaires, la fondation de l’Ecole Freudienne de Paris…

Latifa Echkach, La dépossession, 2014 Toile de théâtre apprêtée, peinture, tube acier et sangles, dimensions variables, toile : 1000 x 1000 cm Copyright : © Latifa Echakhch. Photo. Archives Mennour Courtesy the artist and Mennour, Paris

Si Lacan possédait « L’origine du Monde » qu’il avait fait recouvrir d’un pudique panneau de bois coulissant commandé à André Masson, beau-frère de sa deuxième épouse Sylvia Bataille et dont l’influence a été revendiquée par de si nombreux artistes, l’un des temps forts du parcours se joue autour de sa lecture des Ménines de Diego Vélazquez, cette fente, cette béance de la robe de l’infante à la fois visible et invisible, véritable objet de fantasme qui trouve écho dans les lacérations de Lucio Fontana. L’œil de Magritte, Le Faux Miroir, un prêt exceptionnel et ils sont nombreux, du MoMA de New York synthétise l’organisation du parcours : cet œil que nous regardons et qui nous regarde.

Le Caravage, Narcisse, 1597-1599 Italie, Rome, palais Barberini, galerie d’Art antique Copyright : © Photo SCALA, Florence, Dist. RMN-Grand Palais / image Scala

Si l’exposition ouvre sur le superbe Caravage, Narcisse et son reflet de la galerie Barberini, chef-d’œuvre du Palais Romain, ce n’est pas un hasard, tellement il a fasciné Lacan. Ce stade du miroir, essentiel à l’avènement de notre identité, notre moi morcelé, est incarné par les artistes Feliz Gonzalez-Torres, Michelangelo Pistoletto mais aussi une scène de Taxi Driver de Scorsese ou l’installation Leandro Erlich. Etrange Cabinet du psychiatre, ces deux pièces similaires et séparées par une vitre où le spectateur devient moteur de sa propre fiction, sa propre analyse.

Les questions de la langue, de la jouissance, du regard, de l’identité et de la mascarade qui traversent ses enseignements ont une résonnance très actuelle. L’une de ses inventions décisives reste l’OBJET a, objet cause de désir entraînant le manque autour d’objets symboliques : le Sein -sublime tableau de Zurbaran-, la Merde, la Voix et le Regard mais aussi la Chute, le Rien, le Corps morcelé, à quoi s’ajoute le Phallus. Des œuvres de Louise Bourgois, Brancusi, Man Ray, Sarah Lucas, Paul Mc Carthy viennent en illustrer son pouvoir de signification.

Cindy Sherman, *Untitled #501*, 1977-2011 Epreuve gélatino-argentique, 22,2 × 17,5 cm Édition 4/20 Paris, Fondation Louis Vuitton Copyright : © Cindy Sherman / Courtesy the artist and Hauser & Wirth

Si l’américaine Judith Butler -Trouble dans le genre- a repris la célèbre formule lacanienne « La femme n’existe pas » pour mieux la désamorcer comment la relire à l’ère de #MeeTo ? Il s’agit de s’émanciper du modèle naturaliste Freudien. Selon Lacan, l’identité sexuelle n’est pas que le seul fait de l’anatomie que d’un processus latent d’identification. Lacan est un précurseur des « gender studies ». Les femmes existent bien et il est impossible de les enfermer dans une seule définition. Elles sont plurielles. Ainsi la section « L’anatomie n’est pas le destin » fait graviter des œuvres d’artistes tels que Michel Journiac, Nan Goldin, Edi Dubien ou Annette Messager, présente plusieurs fois dans le parcours, qui donne à lire des dictons misogynes à partir de l’art de la broderie réputé comme féminin et traditionnel.

La féminité mascarade est également une partie essentielle du parcours à partir de l’hommage de Lacan à la psychanalyste britannique Joan Rivière avec des artistes qui revêtent le travestissement comme détonateur tels que Claude Cahun, Pierre Molinier, Cindy Sherman ou Hélène Delprat. Le parcours se termine par le nœud borroméen qui a obsédé Lacan avec Le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire et sa rencontre à la Villa Medicis avec l’artiste François Rouan, adepte des tressages. Jean-Michel Othoniel, Eric Duyckaerts, Pierre Huyghes, viennent dénouer et jouer de ce rapport formel et conceptuel.

A compléter par le formidable Catalogue -Gallimard- sous forme d’abécédaire avec des essais et contributions indispensables à cette lecture de Lacan (disponible à la librairie).

La Répétition

A partir d’une sélection de la collection du Centre Pompidou Paris (140 000 œuvres), ce cycle d’expositions d’une durée de 2 ans donne à voir un éclairage d’œuvres phares. Eric de Chassey commissaire invité par Chiara Parisi directrice, autour du thème de l’obsession, décide de se pencher plutôt sur la répétition. Un concept qui occupe une place non négligeable dans l’histoire de l’art et à rebours de ce qui est admis en général autour de la notion de rupture. Tout part d’une toile de Marie Laurencin de 1936 intitulée La Répétition, représentant 5 jeunes femmes songeuses, inspiré des Demoiselles d’Avignon qu’elle veut détourner et saper comme l’explique le commissaire dans le passionnant Podcast de l’expo (lien) et qui en fait le fil rouge de sa démarche. Ce tableau est mis en tension avec un suiveur de Piet Mondrian : Jean Gorin en prise avec les mécanismes et le rythme de la vie moderne et le premier film de Richard Serra, Main attrapant du plomb, inlassable et absurde tentative de saisie de la matière.

Barnett NEWMAN, Qui resplendit (Pour George) [Shining Forth (to George)], 1961 © 2023 The Barnett Newman Foundation / Adagp, Paris Djamel TATAH, Sans titre (Réf. 98008), 1999 © Adagp, Paris, 2023 Copyright : © Centre Pompidou-Metz / Photo Marc Domage / 2023 / Exposition La Répétition

Le parcours très ouvert est cadencé par des verbes d’action : Multiplier, Arpenter, Compter, Fier, Accumuler, Redoubler, Réitérer, Scander.

Vera Molnàr qui nous a quittés en décembre 2023, était une véritable pionnière du codage informatique était une obsessionnelle de la ligne et de la répétition géométrique. Elle est en dialogue avec l’américaine Agnes Martin, autre grande dame du minimalisme.

Warhol chantre de la répétition, avec sa série Electric Chairs participe aux débats politiques liés à la peinte de mort de l’Amérique des années 1960.

Un lien possible avec la psychologie et l’exposition de Lacan peut se faire à partir de l’œuvre de l’artiste féministe américaine Mary Kelly qui juxtapose des photos du vestiaire féminin avec des mots qui décrivent le trouble de la sensibilité et l’hystérie selon Charcot comme « extase » et en parallèle des récits de la vie d’une femme face au temps qui passe. Différentes formes de stigmatisation à partir d’une structure répétitive liée à la perception de soi. En regard : les tableaux de Roman Opalka qui décide de se consacrer à la représentation de l’écoulement du temps à partir d’un dosage de blanc répété à l’infini jusqu’à sa mort. Un très beau face à face dans ma salle préférée se joue entre Djamel Tatah, Barnett Newman en hommage à son frère mort, Marlène Dumas et ses gisants ou la chorégraphie d’Anne Teresa De Keesmaeker.

Bonne chance

Première exposition en France du duo nordique Elmgreen & Dragset, Bonne Chance se lit comme un concentré des différents topoï de la vie moderne et son extrême solitude. Dès le Forum, la sculpture géante extérieure The One and the many, inspirée des immeubles sociaux de l’Allemagne de l’Est et d’une couleur peu engageante côtoie une Mercédès blanche dont les conducteurs The Outsiders, s’apparentent à des régisseurs ou transporteurs du monde de l’art avec leurs badges Art Basel. Le spectacle peut commencer dès lors que vous êtes partie prenante de l’exposition entièrement filmée. Vous en devenez les protagonistes à votre corps défendant, chacun de vos mouvements, chacune de vos décisions étant enregistrés jusqu’à aboutir à un véritable studio de télévision.

Elmgreen & Dragset
The One & The Many (détail), 2010 Technique mixte, 1020 x 921 x 821 cm
Courtesy les artistes
The Outsiders, 2020
Mercedes W123, figures en silicone, vêtements, œuvres d’art emballées, objets divers, 140 x 455 x 194 cm Collection D. Holder
© Adagp, Paris, 2023 © Pace Gallery / Photo Andrea Rossetti et Héctor Chico

Il vous faudra traverser des Open spaces désertés de leurs occupants Garden of Eden -le télé travail étant entré dans les mœurs capitalistiques- observer un funambule en suspension, traverser un tunnel, croiser un jeu garçon absorbé par un dessin absurde, rencontrer un anti-héros dans une salle de réunion aveugle, tenter votre chance à la Roue de la fortune… et si vous êtes encore là, miracle ! Comme dans le roman de Tonino Benacquista, « Saga », soit 4 écrivains enchaînés à l’écriture d’une série qui va les dépasser !

Une très belle journée à passer au Centre Pompidou Metz autour de démarches singulières.

Les Podcasts des expos : en écoute
https://www.centrepompidou-metz.fr/fr/autre-chose/podcast

INFOS PRATIQUES :
Lacan, l’exposition
Jusqu’au 27 mai 2024
La Répétition
Jusqu’au 27 janvier 2025
Bonne chance, Elmgreen & Dragset
Jusqu’au 1er avril 2024
Réserver votre billet
Plein Tarif 14 €
https://billetterie.centrepompidou-metz.fr/
https://www.centrepompidou-metz.fr/

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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