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Pour sa quatrième et dernière carte blanche, notre invitée de la semaine, Luce Lebart – Historienne de la photographie et commissaire d’exposition a souhaité partager quelques mots sur des images issues de l’exposition et du livre Will WRITE SOON paru en février 2024 chez Gwinzegal et Archive of Modern Conflict. L’exposition vous plonge dans l’Amérique du Nord rurale du début du XXe siècle et est visible jusqu’au 16 juin au Centre d’art Gwinzegal à Guingamp.

L’exposition Will Write Soon. Photographies postales du « nouveau « monde nous plonge dans la vie quotidienne des villages et des campagnes d’Amérique du Nord rurale au début du XXe siècle. Elle rassemble et met en scène plus de 250 cartes photographiques dénichées par le collectionneur canadien David Thomson. L’exposition et le livre ont été réalisés en étroite collaboration avec lui ainsi qu’avec avec Archive of Modern Conflict.

Bootleggers, North America, 1920-1929. © collection privée AMC

Des cartes photographiques ?

En anglais on les appelle « real photo postcard » (RPPC). Elles sont à mi-chemin entre photographie argentique et cartes postales. Ce sont des tirages originaux (de vraies photographies et non pas des images imprimées) dont le verso comporte un espace pour y apposer une adresse, un timbre, ainsi que, à partir de 1907, quelques mots.
Avant cette date, seule l’adresse était autorisée au dos des cartes, et les messages étaient alors écrits directement sur l’image ou bien autour d’elle et notamment dans ses marges. Les dos commencent à être divisés en 1907.

Cette pratique de photo postale qui consiste à Envoyer une image de chez soi, une photographie que l’on a faite soi-même ou dont on a fait l’acquisition auprès d’un photographe de passage ou de celui du village, connaît un engouement populaire extraordinaire entre 1905 et 1915 dans les zones rurales de l’Amérique profonde et jusque 1940. Cet engouement pour la carte photo est triplement favorisé : par la simplification de l’accès à la pratique photographique, par la baisse remarquable des coûts d’envoi, et enfin par la modernisation et la gratuité des livraisons postales.

Railroad Depot and Tower, Ansonia, Ohio, USA, 30 November 1906 © collection privée AMC

verso Railroad Depot and Tower, Ansonia, Ohio, USA, 30 November 1906 © collection privée AMC

On ne peut être que frappé par l’immédiateté de cette pratique de photo postal. Les livraisons sont fréquentes, ce dont témoignent les cachets postaux. Ainsi, une carte envoyée d’un village à l’autre pouvait parvenir à destination le jour même ou bien le lendemain. D’ailleurs les écrits ressemblent souvent à des conversations de type téléphoniques. « Je viens d’arriver et je repasse jeudi ». À un moment où les foyers américains sont loin d’être tous équipés de téléphone, les cartes photo deviennent les liens visuels et verbaux entre des générations d’Américains, qui, souvent nouvellement installés, vivent loin des grandes villes.

« ICI » et « LÀ »

« Thompson Boys’ Log Cabin », Crook County, Wyoming, USA, 1904-1918 (verso) © collection privée AMC

recto « Thompson Boys’ Log Cabin », Crook County, Wyoming, USA, 1904-1918 © collection privée AMC

S’il est un sujet qui revient régulièrement dans les correspondances photographiques, c’est bien ce que l’on vient de faire, ou bien ce que l’on s’apprête à faire, le tout étant lié à l’endroit où on est et où on vit à ce moment même, c’est-à-dire quand on s’écrit : « C’est là que je passe la plupart de mon temps », « C’est ici que je vis désormais ». Dans les images, un signe en forme de croix, manifestation visuelle des adverbes de lieu « ici » et « là », les remplace. « Là où il y a une croix, c’est mon cousin. » La flèche joue parfois le rôle de la croix, comme dans cette carte dessinée au dos de la photographie d’une cabane en rondins perdue entre l’Idaho et le Dakota du Sud, dans une forêt du Wyoming. Sur la carte, la flèche désigne ici l’endroit où la photographie a été prise : « Photo prise ici ».

« WHERE I NOW LIVE »

Man and Children Outside One Room House, North America, 1914-1917 © collection privée AMC

La quantité de cartes photo représentant des maisons nouvellement construites, en terre, en paille ou, plus sophistiquées, en ossature de bois, est impressionnante. Les photos sont généralement des vues d’ensemble, même si on pose souvent devant la maison. Cependant ce n’est pas la famille qui est photographiée, mais bien la maison, et une maison bien ancrée dans la terre qui l’entoure et que l’on exploite. Depuis le Homstead Act de 1862, (littéralement « Loi de propriété fermière ») les colons devaient résider sur l’emplacement qu’ils réclamaient, y avoir construit une maison, en avoir cultivé la terre et pouvoir le prouver d’une manière ou d’une autre. Les photographies, démonstratives, jouèrent-elles un rôle dans l’établissement de titres de propriété ?

Homestead, North America, 1913-1929 © collection privée AMC

RURAL FREE DELIVERY

Rural Free Delivery Postal Wagon, Dodge Center, Minnesota, USA, c.1908 © collection privée AMC

Instauré pour la première fois en 1896, le Rural Free Delivery (RFD), c’est-à-dire le principe de livraison gratuite du courrier, facilite sa réception à domicile ou près de chez soi dans les zones les plus reculées. Cette mesure fait suite aux nombreux appels émanant de la population rurale américaine, représentée en particulier par des associations de farmers. À coup de pétitions répétées, ils réclament au législateur un traitement égalitaire du courrier dans les villes et les campagnes. Ils militent aussi pour la gratuité des livraisons postales pour les ruraux. Par la loi de 1902, le principe de livraison rurale gratuite devient permanent, c’est-à-dire universel et le RFD devient le RD (Rural Delivery) en 1906. Dans les endroits les plus reculés, le bureau de poste continue toutefois de jouer un rôle clé : on s’y rendait à pied, à dos de mule ou à cheval, pour y chercher et y apporter son courrier.

Vue de l’exposition in situ

Vue de l’exposition in situ


UN APPAREIL PHOTO AUSSI PRATIQUE QU’UN CRAYON

À l’aube du XXe siècle, la pratique de la photographie s’est énormément simplifiée, pour devenir accessible au plus grand nombre. Dès 1900, des papiers sensibles préparés pour cartes postales sont disponibles sur le marché, tel le Cyko de chez Ascot, l’un des premiers. À partir de 1902, Kodak adapte son papier Velox pour les cartes photo et met aussi sur le marché un papier Azo, moins cher, qui sera l’un des plus utilisés.
C’est toutefois l’arrivée sur le marché, en 1903, d’un appareil spécifiquement conçu pour les cartes photographiques, qui propulse une pratique déjà bien installée. Le 3A Folding Pocket Kodak reprend les standards des formats officiels dictés en 1878 par le Congrès postal universel (3,5 × 5 inches). Le succès est immédiat. On peut s’envoyer des photos comme on s’écrit une lettre. Cet appareil est « aussi pratique qu’un crayon », clame Eastman Kodak. La firme en propose améliorations et variantes jusqu’en 1941, date du déclin de la pratique.

Vue de l’exposition in situ

Vue de l’exposition in situ

CORRESPONDANCES PHOTOGRAPHIQUES

Souvent rédigés à la hâte, les écrits des cartes photo sont plus courts que toute correspondance épistolaire ne l’a été jusque-là. Ces échanges d’il y a plus d’un siècle ressemblent à ceux des SMS contemporains (Short Message Service). Les mots eux-mêmes sont parfois raccourcis et remplacés par des lettres : « you » devient « U » dans « Waiting for U ». Ce rétrécissement linguistique est ici adapté aux espaces limités réservés à l’écriture des cartes photo.
Sur les cartes photo, messages et images cohabitent, se croisent et se superposent.
Les mots et avec eux leurs lettres et leurs tracés se baladent devant et derrière ces cartes voyageuses. Les voici aussi à l’intérieur même des images… Des enseignes, un slogan, une ardoise de restaurant, une affiche ou un panneau. Enfin les mots sont parfois inscrits dans la matière des photographies, creusés dans la fine couche gélatino-argentique de l’image (une date, un nom, une légende ou un simple commentaire). Toute une poésie visuelle se dégage des graphies, de leurs tailles, leurs écarts, leur pression, leurs irrégularités, leurs accidents mais aussi de leur ordonnancement dans les cartes.

NI CADRES NI ECRINS

Action Sale on the Farm, Superior, Nebraska, USA, 1900-1907 © collection privée AMC

Panning for Gold, Phoenix, Arizona, USA, 24 July 1912 © collection privée AMC

Les cartes photo sont des images « voyageuses ». Elles parcourent parfois des milliers de kilomètres. Maniables et facilement transportables, elles sont souvent accumulées et collectionnées. On peut les rencontrer sur les parois d’un véhicule de photographe ambulant, sur le promontoire d’un comptoir, dans une devanture de boutique, ou bien encore chez soi, à la maison. Plus modestement par rapport à la plupart des objets photographiques qui les précèdent, les cartes photo sont rarement encadrées et sont simplement punaisées au mur. Le trou fin de la punaise ne perce pas nécessairement l’image mais plutôt la marge blanche qui « l’encadre » et remplace le cadre en bois peint ou les écrins d’antan. Cartes postales photographiques et cartes postales imprimées élisent aussi domicile dans les pages d’album, autre réceptacle idéal pour les conserver et les partager. Cette forme de collectionnement fut aussi pressentie par l’industrie photographique, qui en proposa des versions sur mesure.

DESATRES

Les événements funestes sont une manne pour certains photographes, qui en tirent profit en produisant des cartes photo en quantité avant de les commercialiser. Chacun peut ainsi les partager avec des proches plus ou moins lointains. Ici, l’incendie d’un garage ou celui d’un immeuble ; là, le déraillement d’un train ou encore les dégâts matériels ou humains causés par un cyclone, une tornade, une tempête ou une avalanche.
Au début du XXe siècle, les images photographiques commencent tout juste, grâce à la similigravure, à s’immiscer dans les textes des journaux. Avec le principe des livraisons postales gratuites mis en place en 1896 et renforcé en 1906, On peut désormais recevoir des images postales chez soi. Les cartes photos sont alors le moyen le plus rapide de faire parvenir de l’information, de « l’actualité en images » dans les campagnes. Les photographes en eurent l’intuition lorsqu’ils stimulèrent l’utilisation de la carte photo dans ce sens, bien avant que la radio ne pénètre les foyers.

L’exposition Will Write Soon est visible au Centre d’Art Gwinzegal à Guingamp jusqu’au 16 juin 2024.

L’exposition Will Write Soon repose sur la collection de cartes photographiques constituée par le collectionneur et auteur David Thomson, qui en livra une première vision originale dans son livre Dry Hole publié en 2022 chez Morel Books et AMC. Will Write Soon prolonge cet ouvrage en proposant cette fois une rencontre avec les images « telles qu’elles sont ».
Exposition réalisée avec Archive of Modern Conflict (AMC ). Toutes les images : © collection privée AMC

“Dry Hole” Oil Well, North America, 1912 © collection privée AMC

Toute notre gratitude à l’excellent Jérome Sother, à Solange Reboul et toute l’équipe formidable du Centre d’Art Gwinzegal pour avoir accompagné sans répit cette exposition et ce très beau livre qui lui est associé. Immense merci aussi à Parker Kay sans lequel ni l’expo ni le livre n’aurait pu voir le jour ainsi qu’à Timothy Prus et Kalev Erickson et toute ceux qui y ont collaboré.

INFORMATIONS PRATIQUES

ven23fev(fev 23)10 h 00 mindim16jui(jui 16)15 h 30 minWill Write SoonPhotos postales du « nouveau » mondeCentre d'art GwinZegal, 4 rue Auguste Pavie 22200 Guingamp

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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