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Le jury de la 13ème édition du Prix Focale – Ville de Nyon – prix Suisse pour la photographie documentaire – s’est réuni pour élire le photographe lauréat parmi une sélection de candidatures anonymes. Il a récompensé le travail « Baume », du photographe Loris Theurillat. Choisi à l’unanimité par le jury pour sa justesse et sa qualité, cette série pose un regard intime sur la perte d’un être cher, où l’acte photographique devient à la fois le moyen et la fuite du deuil à venir. Le lauréat perçoit une dotation de CHF 5’000 pour produire son exposition qui sera présentée à la galerie Focale en novembre prochain.

De la série « Baume », 2024. ©Loris Theurillat

Le Prix Focale – Ville de Nyon s’adresse aux photographes suisses et étrangers dont les travaux à long terme questionnent les enjeux actuels de la société et de son environnement en témoignant d’une écriture visuelle affirmée.
C’est la série « Baume » de Loris Theurillat qui a été choisie par le jury composé de Sarah Girard (présidente du jury, directrice des Journées photographiques de Bienne), Giorgia Del Don (journaliste culturelle et membre de la Commission des affaires culturelles de la Ville de Nyon), Aurélien Garzarolli (photolithographe et membre du comité de FOCALE), Myriam Kridi (cheffe de service, Culture, Ville de Nyon), Coline Plançon (responsable culturelle à l’agence MYOP) et Radu Popescu (membre du comité de FOCALE).

Série primée « Baume »

« Ce jour-là, tu me racontais quelques bribes de souvenirs avant que ta mémoire fatigue. Puis, sans me regarder, tu as dit : « Je suis une épave ». À cet instant, alors que tu vivais encore chez toi de façon autonome, tu as pris conscience du poids de ton indépendance.
Trois mois plus tard, tu as quitté ta maison, ta chambre, ta cuisine, ton jardin, ton village, pour partir vivre dans une résidence médicalisée, quatre agglomérations plus loin.

Dans les années 1950, tu avais choisi le jura pour t’établir et y fonder une famille. Avec ses douces collines surplombées de sapins, la beauté de ces paysages annonçait une vie paisible et délicate.
Cependant, elle a été assombrie par de profondes souffrances. Ton mari et deux de tes enfants sont violemment décédés avant toi. Ensuite, tu es tombée malade. Elle t’a menée jusqu’au seuil de la mort. Tu as fait l’expérience de ceux qui partent dans l’au-delà, mais qui parviennent à revenir de justesse à la vie. Ces malheurs ont engendré une profonde solitude. Lorsque tu as pris la décision de déménager dans la résidence, la perte de ton autonomie et celle de ta mémoire ont intensifié ton isolement. La solitude prenait une nouvelle forme, pourtant déjà familière.
Tu avais déjà perdu des personnes, maintenant, tu perdais tes propres repères. Comme ton intimité que tu partageais désormais avec une inconnue. Depuis la fenêtre de ta chambre, tu faisais face à un paysage étranger. Tout avait changé.

Cette réalité faisait partie des choses que tu redoutais le plus. Tu as mis beaucoup de temps à le concevoir, puis à l’accepter. Simultanément, tes propres souvenirs se troublaient. On aurait dit que tu le faisais exprès, comme si cela faisait partie du jeu afin de mieux supporter le changement.
Cette phrase que tu m’avais dite ne m’a plus jamais quitté. J’avais pris conscience de ta mortalité. Un jour, une partie de toi disparaîtrait, alors que je croyais que tu serais éternelle.

De la série « Baume », 2024. ©Loris Theurillat

Je me souviens du dernier téléphone de l’infirmière, le matin de ta mort. Elle m’a décrit comment l’agonie s’emparait déjà de ton corps. Elle avait attaqué tes doigts et tes orteils qui se noircissaient. Elle la voyait remonter le long de tes avant-bras et de tes jambes. Quand nous sommes arrivés, tu ne respirais plus. Tu avais l’air paisible, délivrée.

En te voyant dans cette grande détresse, je n’ai pas pu m’empêcher de chercher un moyen de transposer ton histoire hors du réel. Te rendre éternelle à ma façon. J’étais inquiet que tu puisses disparaître de notre mémoire, il fallait pour cela créer une matière pour conjurer ton oubli. Te photographier est devenu ma façon de t’accompagner et te suivre dans ce bouleversement.
J’ai réalisé plus tard que c’était aussi un moyen de fuite. Derrière mon appareil, je mettais à distance le deuil qui m’attendait. D’ailleurs, le deuil était souvent un sujet de nos discussions.
Je me souviens de la journée que nous avons passée au grenier à ouvrir les albums photos. Tu m’avais dit : « Merci de m’interroger sur Michel, parce qu’on n’a pas arrêté de me répéter qu’il ne fallait pas y penser, qu’il ne fallait pas en parler, que je devais oublier ». J’ai bien remarqué que le refoulement n’avait pas été une délivrance pour toi, car ce deuil te poursuivait encore des décennies après.

De la série « Baume », 2024. ©Loris Theurillat

En parcourant les images, j’ai l’impression de me connecter à toi. Cette idée déclenche beaucoup d’émotions, qui se rejoignent dans un profond sentiment de bien-être. À l’odeur des bricelets et lorsque je presse le bouton de ta radio, je repense à toi. La mélodie de ton rire lors de nos parties de cartes ou de toc me revient.

Quels rapports entretenons-nous avec la mémoire, l’oubli, la mort et le deuil ? Ton histoire et nos échanges ont permis d’y réfléchir et surtout de l’expérimenter au travers de ta réalité. Une réalité crue, souvent écartée. Ce travail photographique prolonge ton empreinte et la rend belle.
J’ai appris que ton dernier souffle, n’en était pas un véritablement. La mort était alors sublime. »

Loris Theurillat, né le 22 octobre 1998 à Etoy, en Suisse, est directeur de la photographie et photographe. Après un CFC en photographie au CEPV en 2020, il obtient un Bachelor en cinéma, spécialisation image, à l’ECAL en 2022. Il a travaillé sur divers clips musicaux et courts métrages présentés dans des festivals internationaux, tels que « La merveilleuse douleur du genêt » de Olivia Calcaterra (Vision du Réel 2023), ou encore « Portrait de Nicolas Rabaeus » de Rokhaya Marieme Balde (Prix du Cinéma Suisse 2023). En plus de son travail dans la direction de la photographie, Loris est également photographe spécialisé en architecture et portrait. Il est membre de l’association Strates depuis 2024.

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Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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