Temps de lecture estimé : 13mins

À l’annonce de la fermeture de la Galerie Le Réverbère, à Lyon, nous avions proposé aux deux co-fondateurs, Catherine Derioz et Jacques Damez, de laisser la parole à chacun·e des photographes de la galerie. Après avoir publié le premier hommage consacré à Yves Rozet, voici celui de William Klein, qui avait rejoint la galerie en 1991. Disparu en 2022, la galerie revient sur leurs débuts et sur l’immense œuvre du célèbre photographe et c’est aujourd’hui, Catherine Derioz qui prend la plume et partage avec nous deux textes.

Pour évoquer notre relation avec William Klein, voici deux textes : le premier est un extrait de notre dossier de presse pour la dernière rétrospective de son vivant en mars 2022, nous le savions très malade, il avait bien entendu compris l’hommage que nous souhaitions lui faire. Pour son anniversaire, en avril 2022 (96 ans), j’ai pu le remercier en direct au téléphone, la dernière fois que j’ai entendu sa voix qui, malgré son épuisement, était toujours aussi vive et moqueuse ! Il état ravi et nous très émus par ces marques de confiance rares : nous avoir laissés voir ses boites seuls avec son équipe fidèle puis nous donner carte blanche pour la mise aux murs.

Atelier Klein, 2022. Préparartion de l’exposition KLEIN + L’ATELIER

« 40 ans de galerie une belle aventure ! Un texte ne suffira jamais à donner corps à cette durée. Peut-être qu’un fragment sera plus évocateur du tout difficile à résumer.

Notre dialogue avec William Klein depuis 30 ans est un concentré de notre parcours. Par cette exposition exceptionnelle, que nous préparons depuis trois ans, nous proposons au public un accrochage pour voyager dans l’intimité de l’œuvre. En 1990, au téléphone, Klein demandait à Catherine Dérioz « Pourquoi voulez-vous m’exposer ? » Catherine de lui répondre « Pour nous, vous êtes l’un des pères de la photographie contemporaine » et lui de répondre « Vous venez quand à Paris ? » C’est ainsi que notre compagnonnage a commencé en février 1991.

Cette première exposition en décembre 1991 fêtait nos 10 ans de galerie. Nous ne savions pas encore que nous engagions une vraie collaboration avec William. Avec le recul, nous nous rendons compte de la chance que nous avons eue : nous exposions une centaine de photographies N&B et couleur et, en première, une dizaine de contacts peints du tout début de la production. »

À l’occasion des 30 ans de la galerie 2011_Klein + 10 collectionneurs @ Laure Abouaf

À l’occasion des 30 ans de la galerie 2011_Klein + 10 collectionneurs @ Laure Abouaf

À l’occasion des 30 ans de la galerie 2011_Klein + 10 collectionneurs @ Laure Abouaf

Et ce deuxième texte a été écrit pour le numéro spécial de PHOTO (n°499) en mai 2013 dédié à ce monstre sacré de la photographie. Il avait alors choisi à qui il donnait la parole et nous a offert une double page dans la revue, là aussi avec toute liberté.

© Estate William Klein – New York 1955 Garçon + Flingue. Courtesy Galerie Le Réverbère

« William Klein. Il suffit de dire son nom et des photographies, des livres, des films défilent dans nos têtes ; et pour nous qui le connaissons depuis 22 ans, il y a l’homme. Son personnage correspond à l’image de l’Américain incarné par les héros du cinéma hollywoodien : un grand et beau « gaillard », taillé dans la hargne et l’arrogance, la rage de vaincre. Notre première rencontre en 1991 reste mémorable. Nous avions rendez-vous chez lui pour décider de la sélection de 150 photographies pour fêter les 10 ans de la galerie. L’accueil fut sans détour : sitôt arrivés dans le couloir noir et rouge et tout en s’acheminant vers la grande pièce blanche surexposée de lumière, les questions affluaient : comment, pourquoi, où, qui paye ? Nous venions de passer du silence impressionné qui nous accompagnait dans la cage d’escalier au ring où Bill tenait le gant (Bill est le diminutif de William pour un cercle d’intimes et, malgré notre long compagnonnage, nous ne nous sommes jamais permis de l’appeler ainsi). Tout est allé très vite. A peine assis, il a désigné un empilement de boites 40×50 cm, nous montrant celles qui contenaient les tirages de New York, Rome, Tokyo, Moscou et ses tout premiers contacts peints, ajoutant qu’il n’avait pas le temps, que nous devions faire un choix, le mettre de côté et qu’il le consulterait. Il s’est levé et nous avons alors compris qu’il partait en nous laissant seuls dans l’appartement. D’un air provocateur, il nous a lancé : « Si votre choix est bon, j’expose. Autrement, non. » Et la porte a claqué. Nous étions médusés face au défi, impressionnés de manipuler les tirages, accablés par l’inquiétude du verdict à venir. Petit à petit, un ensemble s’est formé jusqu’au moment où nous avons considéré que la sélection correspondait à notre désir de découverte de l’œuvre. L’émotion intense de naviguer seuls dans ces centaines de tirages, dont certains méconnus, est, dans notre histoire de galeristes, un grand moment. Nous avions fini, mais ne pouvions pas partir comme des voleurs. Un bruit de clef dans la serrure nous rassura. Jeanne, sa femme entrait. « Bonjour, qui êtes-vous? », nous dit-elle. Nous répondons. « Où est Bill ? ». Nous expliquons. « Ah, il exagère », dit-elle en marmonnant. C’est ainsi que nous avons rencontré Jeanne, avec qui nous avons entretenu une belle relation jusqu’à sa disparition.

© William Klein. Wings of the hawk 42nd street 1955. Courtesy Galerie Le Réverbère

© Estate William Klein – Entrance Ostia Beach Rome 1956. Courtesy Galerie Le Réverbère

Depuis cette première sélection, nous travaillons ensemble, et un livre entier d’anecdotes pourrait être écrit. Mais revenons à l’homme, ce passionné de sport, de politique et de culture. Pour l’évoquer, il nous faut parler de l’œuvre. William Klein ressemble à ses photographies : contrasté, engagé, dynamique, impertinent, centripète. Contrasté, cela ne veut pas dire noir et blanc. William, même s’il peut être péremptoire, voire brutal, est un homme très fin, d’une acuité rare. Comme dans ses tirages, sa gamme de gris est largement étendue pour relier les extrêmes. Sa réputation le précède, construite comme ses images autour de son impatience de vivre. Il donne l’impression de toujours être à la prochaine question mais, à bien y regarder, lorsque les gens l’intriguent, il est attentif, attentionné, il demande des nouvelles, il se rappelle des parcours. Sous des apparences brusques, il est plus sensible qu’un grand nombre de gens dit « bien élevés ». Cette écoute fait partie de son engagement, il est tout à ce qu’il fait, à ce qu’il pense, il est investi, sans ambages. Il sait surprendre, son côté brillant et joueur peut déconcerter. Par exemple, lorsqu’après avoir vérifié avec minutie l’ensemble des photographies que nous lui rapportions à la fin de notre première exposition, nous lui avons tendu ses boîtes.

© Estate William Klein – Près de la Place Rouge, Moscou, 1959. Courtesy Galerie Le Réverbère

Il nous a interpellés assez abruptement : « Pourquoi me les rendre ? Elles sont très bien dans vos tiroirs et puis vous en choisirez une pour vous. » C’est ainsi que nous avons commencé à représenter son œuvre et que les « Quatre têtes» (New York, 1955) sont entrées dans notre collection personnelle. C’est un attaquant, nous n’avons pas affaire à un joueur de fond de court, c’est un « smasher ». Regardez ses photos : il est au filet pour choper à la volée, dans la proximité, le moindre événement, pour le sidérer en le fixant. Dans cette confrontation, point de cynisme. Pour qu’il y en ait, il faudrait une attitude distante et c’est tout le contraire.

Il est dans l’action, avec toute la culture que cela requiert, dont celle de ne pas oublier la disponibilité et la capacité d’émerveillement de l’enfant, mâtinées par l’expérience de l’homme; l’impertinence des deux réunies ponctuant d’un humour incisif son rapport au monde. Une anecdote qui souligne sa générosité : pour les 25 ans de la galerie, William a fait notre portrait. Le moment n’a pas du tout été solennel, c’était gai, plein de folie et de complicité… Il voit large. Nous ne reviendrons pas sur son utilisation du grand angle, qui a déjà été abordée de nombreuses fois. Nous insisterons plutôt sur sa manière de faire agir le champ magnétique de sa présence pour que le monde s’engouffre dans le cadre de son viseur, pour que « l’instant décisif » s’efface sous sa présence décisive. Klein organise le monde autour de lui. William Klein ressemble à ses films: baroque, pop, libre, novateur, critique, témoin engagé. Il est passionné de musique, comme en témoignent la discothèque et le matériel d’écoute qui nous accueillent tant à l’atelier que chez lui, sans oublier son film « Le Messie », en hommage à l’oratorio de Haendel. Là ne s’arrête pas la référence au baroque, non pas seulement liée à la période, mais à son univers personnel, déroutant et chahuté. C’est un esprit qui ne le quitte pas. Dialoguer avec lui en est une expérience. Il suit une idée et, d’un coup, saute du coq à l’âne, non qu’il ait perdu le fil de sa pensée, mais il aura préféré un chemin de traverse, que lui seul connaît, lui offrant un raccourci qui nous met en porte-à-faux et nous déstabilise. Son mode de communication est de l’ordre d’un montage filmique: des successions de plans-séquences et de « cut » qui nous laissent en attente de plans de coupe. Il est sans cesse interpellé par les interférences du quotidien qui font ricocher sa pensée. Il vit pop : la couleur, la collusion des objets et leur banalité aiguillonnent en permanence son désir. Ces tissages créent une liberté toute nouvelle qui est sa signature, sa marque. Il s’est affranchi des conventions en les ignorant parfois, en les refusant souvent. Là encore, l’homme et ses options critiques ou politiques rejoignent l’œuvre. Souvent, lorsque nous arrivons chez lui, il est assis sur son canapé recouvert de kilims auprès de la baie vitrée qui donne sur le jardin du Luxembourg. Entouré de piles de revues et de livres, il consulte les informations provenant du monde. Immanquablement il nous interroge sur la politique, le foot, la vie des people, avec son air rieur et ses yeux perçants. À 87 ans, il est un témoin avide du monde, il raconte des anecdotes, des détails qui mettent en crise l’information ambiante.

© Estate William Klein -Bains publics, Tokyo, 1961. Courtesy Galerie Le Réverbère

© Estate William Klein -Anouk Aimée, Paris, 1961. Courtesy Galerie Le Réverbère

Là encore la boucle se fait avec l’œuvre. William Klein est un personnage complexe, difficile à étiqueter. Il a été transversal bien avant la mode de cette notion fourre-tout. Il a parcouru avec rigueur des territoires de la pensée et de la production, il s’est attaqué à la peinture, la typographie, la photographie, le cinéma, et a sans cesse utilisé ce qu’il savait de l’un pour interroger l’autre. Le livre a été, tout au long de sa vie, son support de prédilection pour mettre en forme la synthèse de ses expériences. Il exerce son savoir de monteur de films pour le séquençage des images, son brio de concepteur graphique et typographique pour la mise en page, et sa culture de la forme et de l’abstraction pour le rythme et la réussite plastique de ses livres.

En 2011, nous avons fêté 30 ans de galerie et 20 ans en sa compagnie, en invitant dix de nos collectionneurs à proposer leur vision de Klein en une dizaine de photographies. Nous en avons resserré la sélection à six pour éviter les doublons et concentrer les options. L’accrochage s’est organisé autour du choix de chaque collectionneur, offrant au visiteur un parcours rétrospectif de l’œuvre sous la forme de dix déclarations d’amour.

© Estate William Klein – Club Allegro Fortissimo, Paris, 1990. Courtesy Galerie Le Réverbère

Dans le même temps, Thierry Frémaux a programmé une rétrospective de ses films à l’Institut Lumière, où il a mis à l’honneur Klein et la galerie lors de la projection de « Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? ». William Klein n’est pas un homme à faire des compliments. Il aime pousser les exigences et trouver les points d’achoppement, mais là, nous l’avons vu rayonnant, reconnaissant et même heureux. C’était extraordinairement émouvant d’être à ses côtés, debout, face à la salle comble, l’entendre nous dire en aparté : « C’est blindé ! » Puis, à minuit, après les festivités, l’observer seul, assis sur une chaise, fumant avec volupté une cigarette sous sa plaque gravée à son nom, installée par l’Institut rue du Premier Film. Le voir également découvrir le contact peint imprimé sur soie par Brochier Soieries à Lyon et s’enthousiasmer avec les artisans. Il fallait être là pour sentir sa fébrilité, la curiosité qui l’animait devant cette nouveauté, l’enfant émerveillé était en présence. Bill is the Kid et Klein, the bad boy… en référence à sa très célèbre photographie « Gun 1 » qui, selon ses propres mots, est une sorte d’autoportrait. Tout est dans l’œuvre. »

– Jacques Damez & Catherine Dérioz pour le magazine Photo en avril 2013.

En plus de l’exposition actuelle à la galerie, jusqu’au 6 janvier exposition PLAY PLAY PLAY au Musée d’Art Contemporain de Montélimar, commissariat de Raphaëlle Stopin, initié par Pierre Sapet directeur du MAC. Dans ce cadre, Conférence de Jacques Damez Qui êtes-vous Wiliam Klein ? Au MAC de Montélimar le jeudi 3 octobre (conférence enregistrée et rediffusée sur Radio Micheline).

INFORMATIONS PRATIQUES

ven20sep(sep 20)14 h 00 minsam28déc(déc 28)19 h 00 minHistoire(s) sans finExposition collectiveGalerie Le Réverbère, 38 rue Burdeau 69001 Lyon


ET AUSSI

sam29jui(jui 29)10 h 00 min2025lun06jan(jan 6)18 h 00 minWilliam KleinPlay play playMusée d’art contemporain, Place de Provence 26200 MONTÉLIMAR

À LIRE
Galeries photo : des fermetures en cascade…
La fin d’une utopie. Rencontre avec Catherine Derioz et Jacques Damez de la Galerie Le Réverbère

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

You may also like

News

On ne se promènera plus à Blois…

Cet été, les Promenades Photographiques célébraient leur 20ème édition, Odile Andrieu, venait de passer la main à un nouveau directeur, Cédric Marmuse. ...

En voir plus dans Evénements